Photographie : Régis Locatelli
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Il faut sortir de la nuit,
de la nuit porteuse de rêves,
de la nuit en son
mystère le plus dense.
Rien, du jour, n’est
encore décidé.
Tout repose en soi comme
si le Monde, encore,
n’existait pas, si,
du lointain cosmos,
une simple rumeur
parvenait tout juste
aux oreilles des Existants,
mince grésillement
sur le bord libre de la conscience.
L’heure n’est pas encore l’heure.
Murmure amniotique,
pareil à une
aquatique naissance.
Douce agitation
des eaux primitives.
Ce qui se retient là, dans l’arche du secret, ne sait nullement de quoi l’attente est faite, ce qui, bientôt surgira, premier poème du Monde en sa belle et unique versification. C’est ceci l’instant magique, cette retenue au bord des lèvres, cette quête amoureuse du jour qui vient et ne s’annonce qu’à l’aune de son propre retrait.
L’instant comme instance
d’une signification
à la limite d’un dire.
L’instant comme pensée se
dépliant en souples volutes.
L’instant comme suspens
d’une venue de ce qui,
bientôt dévoilé,
fera présence,
fera réalité,
fera certitude de l’être.
Un bonheur se retient
en arrière de soi.
Une joie se destine.
Une allégresse bouge doucement.
Un phénomène s’ouvre à la
multiple beauté des choses.
Le ciel est très haut, le ciel est tendu de vastitude. Le ciel est cette palme indolente qui vient de loin, dont nulle ponctuation ne pourrait signer le terme. Ciel à lui-même sa propre profération. Ciel d’immensité. Ciel d’infini. Le ciel a une odeur de Lilas, il incline vers Glycine, se vêt de Lavande, se poudre d’Orchidée. Ciel discrètement floral, ciel qui, en un seul et unique mot, dit le Rien, profère l’Infini. Ciel d’illisible figure, les Hommes glissent sous son aile majestueuse sans même s’apercevoir qu’il est ce en quoi ils s’abritent et tissent leur Destin à l’insu de qui ils sont. Ciel en tant qu’hauturière conscience des Distraits, des Erratiques, des Désorientés parmi le vaste labyrinthe en lequel leur hasardeuse marche trace les sillons d’une vanité sans réelle consistance. Tout passe, et les Terrestres courbent l’échine sous le Céleste dont nul arrêt ne pourrait signer la confondante contingence. Le Ciel est le Ciel, voilà tout !
Là-bas, bien au-delà du pouvoir de l’illusion humaine, une floculation Parme, une sorte de ligne flexueuse identique à un or discret, une à peine traînée sur le miroir sourd de l’onde. Au centre, dans le flou, dans l’irisation, dans le vaporeux, la silhouette lagunaire d’une Ville Fantôme, peut-être simple Village de Pêcheurs, peut-être Villégiature en noir rayé de blanc du Balbuzard Pêcheur, ivoire d’une Spatule, nuage rose d’une colonie de Flamants. C’est ceci qui est bien :
la brume de la vision ouvre
la voie royale de l’imaginaire
et le réel, alors, se multiplie, s’agrandit,
s’éclaire de vastes lueurs oniriques.
S’agit-il d’une île,
d’une flottante sensation,
d’une image extraite de
quelque album ancien ?
Sur la rive, se confondant avec elle, on imagine quelque Chercheur de Beauté, oublieux de son corps d’inutile présence, polissant le globe de ses yeux, cette sublime avancée de la conscience, enlevant, feuille après feuille, les strates de visibilité, traversant la nappe d’hiéroglyphes, parvenant au cœur même où cela rayonne, où cela chante, où cela se donne sans réserve à Ceux qui, en quête de sens, finissent par le découvrir, en eux, ce sens, cette réverbération, cette illumination, au plus profond de leur Être, là où la nuit des épreuves et des douleurs faiblit sous les premiers rayons de l’aube.
Et l’ample, la spacieuse, l’immense et mystérieuse étendue d’Eau, cet élément fécondant de la Terre, cette à peine insistance tout contre la caresse de l’Air. L’Eau-Miroir en lequel l’Humanité cherche fiévreusement la trace de son avenir,
Tous, Toutes, Narcisses
aveuglément penchés
sur l’onde,
en quête uniquement
de Qui-nous-sommes.
L’eau est de même couleur que le ciel. Belle unité qui dit la nécessaire confluence des Choses, leur harmonie, leur osmose pour Qui sait en repérer les signes discrets, partout présents, tellement visibles qu’ils ne font que se fondre dans l’illisible. Regarder, observer, peindre, photographier, n’est-ce pas ceci : ôter l’opercule qui dissimule le réel, le donner à voir en ce qu’il est, le plus souvent pure grâce, pure donation, dont, d’une façon atone, nous négligeons d’apercevoir la richesse, la générosité, ne retenant de lui, le réel, que ses coutures, ses cicatrices, les défauts dont nous le croyons affecté en son fond.
L’eau est de longue venue. L’eau bat indistinctement, manière de voix originelle. En elle, rien ne contrarie, rien ne dissipe, rien ne partage. Eau à elle-même sa propre et profonde nature. D’elle, l’eau, de son ombilic le plus discret, d’elle l’eau, la très plaisante, la très maternelle, naissent deux barques à la lisière du temps. Barques, elles ne sont, qu’à être le prolongement de la Nourrice, de la Dispensatrice de vie : Onde joyeuse en sa simplicité même. Deux barques qui ne sont que deux Formes venant nous dire le rare de l’événement. La plus éloignée se farde de couleurs délicates : un Blanc de Titane que vient rehausser, mais dans la pure élégance des choses évidentes, cette touche qui effleure l’ordre du Monde, cette belle variation, cette simple oscillation de Capucine à Feu avec, par endroits, cette sobre dominante d’Alizarine. La barque plus proche, une déclinaison de sa sœur jumelle, une atténuation, un genre de fiction irréelle, une chute dans le gris, une simple parole de silence.
Et l’immémorial jeu des reflets
comme si, de les voir, nous reconduisait
en des sites antérieurs à notre naissance,
des sites d’impalpable présence,
ils sont l’alpha de notre venue à l’Être.
Ce paysage-là,
cette pure beauté des choses
avant même que le temps ne les
incline à la corruption,
cette neuve espérance du jour,
cette palme originelle
sans tache ni couture,
cette plénitude à elle-même
son propre langage,
cette signifiance sur le
point d’éclore
et de rayonner,
il nous est demandé, du plus loin d’une possible Vérité, de lui destiner un regard de pure compréhension, plus même, un regard qui en féconde la juste apparition. Il en est ainsi de ce qui est essentiel : jamais il n’en faut différer la généreuse éclosion, seulement laisser venir dans la confiance, laisser faire efflorescence dans l’abandon, rétrocéder en Soi jusqu’au point le plus exact où la première lettre d’un mot se lève et appelle sa suite. Oui, c’est toujours en attente de la suite que nous nous sentons Hommes, que nous nous sentons Femmes, cette immense faveur à nous destinée dont le Temps (Nous) est le multiple et indéfectible opérateur.
« Å peine une ligne à l’orée du jour »,
ainsi s’énonce, en mode retenu,
ce qui, de nos Êtres
tressaille, frissonne,
s’éveille à l’Ouvert.
Oui, l’Ouvert est
notre demeure !