« Miroir n 2 »
Image : Léa Ciari
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Dans l’œuvre de Léa Ciari, le thème du Miroir est récurrent, présenté selon quantité d’esquisses différentes, ces fameuses « esquisses phénoménologiques » qui sont autant de variations perceptives de l’objet, certes, mais plus essentiellement, des significations de la posture existentielle de tout Sujet. Le Sujet à soi-même nullement évident, le Sujet en miettes, en fragments, en floculations successives. Si bien que ce curieux éparpillement selon changements permanents, oscillations multiples, mutations incessantes, cette métamorphose donc pose, de façon lancinante, parfois suraiguë, le problème du statut de la Vérité dans l’Être.
L’Être, cet insaisissable, quand est-il vrai et selon quelles perspectives ?
Plus vrai à mesure qu’il se rapproche de son origine ?
Plus vrai dans telle disposions esthético-formelle que dans telle autre ?
Plus vrai dans telle posture factuelle par rapport à une autre qui lui est étrangère ?
Nous voyons bien ici que notre interrogation portant sur le côté purement formel, donc sur l’apparence extérieure, tourne à vide, que les facettes ontologiques sont impuissantes à traduire ce sentiment de Soi unitaire qui, par nature, ne peut que définir le cheminement de tel Homme, les événements narratifs de telle Femme. Å seulement déterminer le Sujet hors-de-Soi, convient-il de lui laisser l’initiative de sa propre détermination, en-Soi, dans la nature la plus intime de sa subjectivité.
Et si nous posons la dimension subjective de l’exister, par un simple phénomène logique d’écho, nous inférons, de facto, la perspective objective. Tout ceci paraît fonctionner tel un incessant Jeu de Miroirs, l’un se reflétant en l’autre, l’autre se reflétant en l’un. Et c’est ce jeu alterné du Soi et de l’Autre qui nous requiert tels des Individus toujours à la recherche de leur propre orient, en quête de ces étranges rives qui s’épuisent à contenir les flux et reflux du vivant en ses toujours mouvants fléchissements, en ses itératives déclinaisons.
Nous décrirons cette spécularité de la vision selon trois œuvres, nullement en fonction de leur chronologie, seulement à l’aune de leurs inférences sémantiques, selon le trajet d’une constante décroissance du Soi, auquel se substituera, progressivement, le nécessaire paradigme de l’Autre.
En résumé :
Du Soi-en-tant-que-Soi
au Soi-en-tant-qu’Autre
« Reflétée simple »
« Reflétée simple », outre son évidente qualité esthétique nous montre le souci originaire de cette Existante (Artiste ou non, le problème est identique !), de trouver le lieu de sa propre image, de tenter de coïncider avec ce qui, bien sûr, n’est qu’un artefact, un simple reflet (nul ne peut prendre acte de son visage en une vision directe, seulement un renvoi), premier jalon planté dans le site de son identification singulière. Cette image est aussi troublante qu’évocatrice d’une possible révélation du Soi. « Reflétée simple » semble, d’emblée, au bord d’une fascination, d’un genre de ravissement identitaire. Ivresse que d’être Soi-au-sein-de-Soi. Cependant justifié cet enivrement, de l’ordre d’une reconnaissance qui est naissance à Soi dans la plus exacte joie qui se puisse imaginer. Ici, nulle ombre peccamineuse qui viendrait ternir ce pur surgissement de l’intime à même sa chair la plus exacte. Cette brusque épiphanie du Soi est le parangon même du geste transcendant par excellence.
S’exhausser de Soi
et faire, de ce Soi,
cette unique substance
auto-suffisante,
auto-révélatrice de la
puissance interne
de toute ipséité
Certes, valeur entièrement monadique, tout comme l’est l’instance première en laquelle le tout jeune Enfant, dans la grâce de l’âge, se surprend existant par-Soi dans l’image que lui renvoie le miroir. Lacan, à ce propos, parlait très justement « d’assomption jubilatoire », ce redoublement signifiant marquant, tout à la fois, une manière de geste de nature religieuse (au sens de « relier ») que vient multiplier la palme largement éployée d’une joie à elle-même sa propre source. Sentiment de toute-puissance qui ne repose nullement sur une soi-disant démesure de l’ego. En cet instant de pur bonheur, la coïncidence du Soi avec qui-il-est, chez le jeune Enfant, constitue le plus rare des vécus unitaires, ce dernier sera inconsciemment recherché toute la vie durant. Là, il n’est pas question de morale, il est question de la source vive qui relie le Soi à Soi, sans médiation, sans volonté extérieure. Le dehors sera pour plus tard, avec ses joies et ses peines, ses accroissements d’être et ses retraits.
Cette représentation tire sa force essentielle d’une sorte de vision double qu’elle nous propose, comme si, par une simple superposition phénoménologique, se donnaient à nous les Voyeurs, la Personne réelle et, dans un genre d’étrange réverbération,
son Être-même,
cette Abstraction,
ce Rien,
cette façon de Néant
qui nous habitent, dont nous ressentons les étranges ondes magnétiques à défaut d’en pouvoir appréhender la nature, d’en pouvoir décrire le tissu diaphane, troublant simulacre, songe flou, chimère mouvante, présence démonique nous disant, en une seule et même voix, ce qui, parfois nous grandit aux dimensions de l’Univers, ce qui parfois nous rapetisse à l’étroitesse, nous reconduit à la transparence de la diatomée.
« Reflétée plurielle »
Ce que la première image suggérait, ce début à Soi, cette singulière origine, cette sensation prédicative de toutes les sensations futures d’exister par-Soi, en-Soi, cette simple suggestion donc, trouve ici son éclatante confirmation. Le Soi-Unique, le Soi-en-tant-que-Soi circonscrit à sa propre notation, reçoit ici sa plurielle illustration. Immense et fabuleux tremplin ontologique au gré duquel l’Être s’envisage selon une infinie quantité de figures, Soi en abîme, Soi-multiplié dont l’infini semble être la seule mesure possible. Et puisque, il y a peu, nous parlions de l’arrivée à Soi du Jeune Enfant, imaginons-le, bourgeon en sa pleine éclosion, dépliement inconditionné de Qui-il-est dans toutes les dimensions de l’espace. Tout juste issu d’une proto-sensation, d’une perception primaire de Soi, le voici porté au plus haut de son destin d’image, réverbération du Soi en ces psychés donatrices de joie, en ces allusives présences qui essaiment, tout autour, la félicité de paraître au Monde, de faire Présence.
Or, l’Enfant (il en restera bien plus que de simples traces archéologiques dans l’Adulte devenu !), veut son emplissement immédiat, sa plénitude rencontrée à seulement exister. Et comment cette abondance, cette réplétion, cette satiété, tous ces motifs à eux-mêmes la pure logique existentielle, comment l’Enfant s’y projette-t-il, si ce n’est au gré de ce comblement de Soi, de cette généreuse expansion, de ce rayonnement dont il est, tout à la fois, le centre et la périphérie ? Il lui faut assembler ces manières d’images holographiques superposées, les faire siennes, les vivre de l’intérieur comme si, à seulement cheminer dans la vie, sa propre pérégrination cueillait, à chaque instant de son parcours, les fleurs singulières dont le bouquet serait plus que la simple somme de ses participants.
L’Être-plus-que-Soi,
l’Unique portant le Multiple,
la Source donnant ses Affluents
Certes, bien des Lecteurs, bien des Lectrices s’étonneront du sentiment de toute-puissance prêté, aussi bien au tout Jeune Enfant, et par une simple logique temporelle, à l’Adulte-devenu. Si, en effet, cette expansion de l’ego peut paraître confiner au plus pur des solipsismes et, par capillarité, au refuge dans le plus sidérant des égoïsmes, ceci n’est jamais qu’une illusion d’optique. C’est Simone de Beauvoir qui paraît avoir exprimé avec le plus de justesse la nature de ce paradoxal et ambigu rapport du Soi à la figure de l’Autre. Dans son roman « L’invitée », elle observe à propos de l’une de ses Protagonistes :
« Elle ne cherchait pas le plaisir d'autrui.
Elle s'enchantait égoïstement du plaisir de faire plaisir. »
Cette assertion, loin d’être une simple remarque adventice, témoigne d’une belle intuition. Simone de Beauvoir était existentialiste. Nullement en raison d’adouber quelque mode de comportement excentrique. Si, comme l’affirmait Sartre, « L’existentialisme est un humanisme », alors c’est bien dans la profondeur de l’humain qu’il faut chercher la nature de ses actes. En découvrir, ce qui, dans les attitudes, s’y dissimule, y vit à bas bruit, s’y inscrit en filigrane. Un peu à la manière de ces fins « tropismes », ces infinis mouvements de l’âme que Nathalie Sarraute savait si bien discerner chez ses Contemporains.
Mais reprenons et illustrons. Supposons : cet Ami très cher, grand amateur de littérature, à qui nous offrons le dernier titre de son Écrivain favori, qu’attendons-nous de notre geste que nous pensons de pure oblativité ? (de manière à être quittes avec notre conscience), attendons-nous son propre et unique plaisir ou bien, d’une manière plus souterraine, cryptée en quelque façon, attendons-nous, par un simple phénomène de réverbération, que le plaisir escompté, d’abord et surtout, soit le nôtre ? Chacun fera cet examen en conscience. Et bien évidemment ce qu’il en est du Plaisir est totalement transposable au motif de l’Amour. « Je M’aime en toi », voici l’une de mes anciennes assertions qui fait à nouveau surface. Comment ne pas en appeler au Principe de Plaisir et au Principe de Réalité, ces principes qui ne sont que le reflet de l’Autre (Plaisir), du Soi (Réalité). Toujours l’Autre, éthiquement parlant, est désigné comme Celui que nous plaçons au foyer même de notre Plaisir.
Toujours, parlant vrai, le Soi est désigné comme Celui qui est prioritairement placé au point ultime de notre propre Réalité. Si, en quelque position éminemment utopique, nous affirmions les événements du Réel entièrement objectifs, il en résulterait, qu’énonçant le privilège de l’Autre par rapport à tout Soi, cet Autre, d’une manière effective, recevrait non seulement l’objet de toutes nos attentions, mais que nous nous effacerions devant lui, afin de faire droit à son entière présence. Mais comme aurait pu le dire le très lucide Milan Kundera, l’objectivité « est une plaisanterie » au simple motif que, bien loin d’être de simples objets, nous sommes absolument, sans quelque atténuation que ce soit, uniquement des Sujets, que le Monde en tant qu’Altérité, nous le visons de nos propres yeux, collectant de lui ce qu’il veut bien nous confier, qu’ensuite nous rapatrions notre regard en nous, là où seulement il sera accompli en-Nous et pour-Nous car, comment, par quelle pétition de principe, ce fragment de Monde pourrait-il être placé sous une autre juridiction que la nôtre ?
Percevoir, sentir, apprécier, juger, s’émouvoir, se passionner, comment tous ces « tropismes » pourraient-ils s’absenter de nous alors que c’est toujours Nous qui sommes en question au centre même de notre finitude. Nous et uniquement Nous dans notre immense solitude face à notre propre Mort. Or, si notre Mort nous appartient en propre, comment notre propre Vie et ses multiples délibérations pourraient-elles se manifester hors notre intime Subjectivité ? Ces quelques remarques ne sont rien moins que logiques, étayées par le jeu des causes et des conséquences, ne sont rien moins qu’ontologiques, notre Être, avant même de pouvoir se dire Autre qu’il n’est se donne comme Soi-en-tant-que-Soi. Il y a comme un nécessaire cercle herméneutique de la compréhension existentielle qui peut se synthétiser de cette manière :
Le Soi est d’abord et uniquement Soi,
simple conscience spéculaire ;
puis d’Autres que Soi se donnent
à voir dans le Miroir de l’exister ;
un métabolisme les assimile au Soi ;
puis le Soi, lesté de ces autres existences,
retourne en-Soi, là où seulement est sa demeure.
Cette réflexion conceptuelle, qui est aussi réflexion du Soi en l’Autre, crée les conditions d’une naturelle transition. Certes le Soi, s’il fait penser à la solitude d’une Monade, n’en est pas moins un être social qui lui assigne l’obligation d’une co-participation, qui l’interpelle au motif d’une co-présence. Cependant, et afin qu’il n’y ait nulle confusion avec ce qui vient d’être affirmé, un regard nécessairement subjectif ne signifie nullement que toute Altérité ne peut y figurer qu’à titre de quelque vassalité.
Soi = L’Autre
L’Autre= Soi
Il ne peut y avoir, ici,
Qu’évidente homologie
Des Formes
Et des Destins
La focalisation du regard sur le Soi est une simple nécessité anatomo-physio-psychologique pour autant que le Soi, par essence, est l’unique fondement à partir duquel percevoir le Différent et le porter devant sa conscience. Et les efforts du Soi fussent-ils héroïques afin de créer les conditions de quelque hypothétique osmose (ceci est pure projection d’idéalité), autrement dit faire de l’Autre un Soi, chacun aura compris qu’il ne s’agit là que de l’expression de l’humaine vanité, de sa constante disposition à l’hubris.
Toujours le Soi sera le Soi.
Toujours l’Autre sera l’Autre.
Indépassable tautologie
Sortir de cette pure logique consiste à céder aux sirènes de l’irrationnel, lequel peut, hors du réel, se livrer à toutes sortes de procédés alchimiques, tous faux par nature.
Si la première image nous
livrait le Soi-en-Soi,
la seconde le Soi-dilaté,
la troisième fait place à l’Altérité,
sur « le bout des pieds » si l’on peut dire, mais nous y reviendrons. Non seulement nous souhaitons la présence de l’Autre, par l’effet d’un simple souhait, mais cette présence est coalescente à notre condition même.
Ayant une généalogie,
nécessairement
nous provenons de l’Autre.
Ayant une socialité, ceci
nous reconduit à l’Autre.
Ayant amitiés et amours,
inéluctablement l’Autre
ne peut que constituer
l’horizon de notre visée.
Mais il est inutile de poursuivre
dans le sillage de cette évidence.
« Reflété selon le tout autre »
Alors, comment cette troisième image nous interpelle-t-elle ? Sur la face polie du miroir, sur son champ tissé de vérité en même temps que d’illusions, « Reflétée » se surprend à découvrir cet Autre en sa tremblante et silencieuse profondeur : une clandestinité en quelque sorte. Là, dans ce corps multiplié, dans cet écho sans fin se réitère la forme du « tout autre » :
masculin en lieu
et place du féminin,
Mobilité en lieu et
place de l’immobilité
Et il n’est pas sans importance que le lieu de cet Existant se trouve à l’extrémité de la vision, tronqué, partiellement dissimulé par sa propre énigme (toute existence est énigme), visiblement en fuite, cette disparition à la limite du cadre
est disparition à Soi (de cet Existant),
est disparition à « Révélée » qui,
par un jeu de volte-face,
devient l’Autre pour l’Autre.
N’est-il pas curieux que, prenant fond sur la nécessaire relation de deux existences supposées gémellaires, cette vigueur des réciproques échanges ne se traduise qu’au motif d’une dissolution des deux formes, ce qui nous autorise à penser, en une formule ramassée dont nous souhaiterions qu’elle ne fût nullement simple jeu de mots, mais vérité ontologique :
Dissolution :
de Soi en l’Autre,
dissolution
de l’Autre en Soi
Si, en effet, nous radicalisons la mesure de chaque pensée humaine, toute extériorité présentant toujours la dimension d’un imminent danger se trouve reconduite, réaménagée et, pour finir, assimilée à cette intériorité, dernier refuge où s’assurer d’une présence à Soi. Bien étrange dialectique où la synthèse des opposés, plutôt que de créer une nouvelle dimension de l’exister, trace les motifs même de son exténuation !
Spécularité :
jeu infini des reflets,
jeu des apparitions-disparitions