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27 janvier 2025 1 27 /01 /janvier /2025 10:32
La confusion des signes

« Esquisse »

 

Barbara Kroll

 

***

 

   Le réel qui vient à nous, nous assure-t-il suffisamment de son être, de manière à ce que nous le saisissions sous un aspect entièrement univoque, sans reste, possédant la totalité de qui-il-est et, conséquemment, nous n’aurions plus nul loisir de nous poser quelque question que ce soit à son sujet, sinon à titre de pure curiosité ?  D’emblée nous comprenons que cette réduction du réel à une sorte d’évidence propre ne constitue, tout au plus, qu’une position théorique ou la traduction d’un souhait.  D’une façon purement intuitive, nous sentons bien là que nous ne faisons qu’évincer le problème au motif que cette satisfaction immédiate correspond à notre vœu de recueillir une parole directement disponible, laquelle nous réconforte en notre être : d’emblée nous nous octroyons le bénéfice d’une facile vérité. Mais, parfois, sinon toujours, les vérités soudainement surgissantes ne sont que les projections de nos propres désirs sur le monde, que les ombres que notre ego se plaît à dessiner sur la complexe et infinie texture des choses.

   La plupart du temps, nous avons du mal à nous y retrouver avec l’actuel qui vient à nous, certes sur le mode de l’imposition, de l’incontournable évidence et c’est pour cette raison d’une supposée vassalité que nous tâchons, au jour le jour, d’hypostasier ce qui fait face, d’y apposer la marque de ce que nous pensons être notre singulière liberté. Acculés à cette représentation, soumis au joug de cette image, influencés par telle ou telle rencontre, nous faisons le « dos rond », nous louvoyons parmi la foule des écueils, nous dressons les tréteaux sur lesquels va se dérouler le patient dépliement de notre intime dramaturgie. Autrement dit, avec ce tangible, cet effectué qui nous rencontrent, nous entretenons des liens amicaux, au moins en surface, nous réservant le droit de jouer notre propre partition à l’ombre de tout ce qui nous affecte et circonvient, en une certaine manière, aux plans internes que nous avons dressés, ceux-ci sont la voie la plus exacte qui puisse nous correspondre.

   Cette méditation instantanément reconduite à l’œuvre de Barbara Kroll, nous place en position d’Observateur critique, comment pourrait-il en être autrement ? Comment donc, par quel décret, notre regard entièrement subjectif pourrait-il s’accommoder de cette supposée objectivité, y faire droit et se retirer en quelque niche secrète sans que quelque frustration n’en ternisse la vision ? Å observer cette image, serait-ce à l’aune d’un simple clin d’œil, nous sentons bien que nous n’en serons quittes qu’au terme d’une attention soutenue et ceci en raison même de l’étrange complexité de son motif. Quelque Quidam qui rencontrerait fortuitement cette étonnante figure et s’en exilerait aussitôt, bien plutôt que d’éprouver une sérénité, emporterait avec lui, dans les plis les plus secrets de sa conscience, les stigmates d’un infini questionnement.  C’est ainsi, certaines propositions plastiques ne vous laissent nullement indemnes et c’est bien une écharde qui se plante au sein de votre chair avec la supposée douleur qui y est attachée.

    Nulle exagération à affirmer ceci. La souffrance ne résulte pas toujours d’une maladie, de la perte d’une existence amie, parfois elle s’ingénie à s’infiltrer dans ce qui, tenu pour inapparent, serait censé n’occasionner nul trouble. Ici je veux souligner la vive contrariété qui peut surgir à tout moment d’une énigme nullement résolue. Oui, l’insaisi d’un texte labyrinthique, l’incompréhension du sens interne d’un tableau, la subite mutité face au contenu d’une photographie, ceci peut instiller en l’âme le poison le plus subtil qui soit. Alors on se lève au milieu de la nuit pour s’assurer de la teneur exacte d’un texte, puis l’on se recouche avec les nuées d’interrogations qui font du cheminement nocturne une succession de flammes et d’étincelles blanches mourant au seuil du jour. Et le jour qui suit sera un emboîtement d’incertitudes et de doutes si bien que l’on se questionnera, peut-être, sur la consistance de ces soucis pareils à des hallucinations.

   Je parlais à l’instant du nocturne, de son coefficient de pure étrangeté, si ce n’est de sa puissante inclination à nous plonger dans les affres d’une nuit permanente, pareille à celle des Aveugles. La toile de l’Artiste est on ne peut plus sombre, on ne peut plus affectée de « nullité », si ce terme convient à ce qui, pourtant, a forme, à ce qui, pourtant, s’essaie au difficile jeu de la profération. De la parole à partir de ce qui ressemble à l’abîme d’un néant tout proche. Si le titre spontanément affecté à cette œuvre, « la confusion des signes », s’est imposé à moi à la façon d’une certitude, c’est bien au motif que, décontenancé par l’obscur contenu de son lexique, plus rien ne me paraissait faire signe vers une narration possiblement signifiante. Arrimés que nous sommes, nous les Curieux, en une certaine façon, à cette lourde pierre de Sisyphe qui a pour nom « absurde », ne se montrent plus, en notre direction, que le vide et la sourde errance de l’innommé.

   Le plus optimiste des Spectateurs, le plus épicurien des Existants ne pourraient se confronter à cette abrupte ébauche, à cet aperçu plus que sommaire, qu’au prix d’un éprouvant retournement de Soi, d’une invalidation de ce qui, jusqu’à présent, faisait sens. Stupéfiant phénomène d’écho au terme duquel, Vous-qui-observez, êtes reconduit au stade avant-courrier de toute présence, brusque et imprescriptible retour en cette avant-scène du Monde qui est effective biffure de Qui-vous-êtes. Et voici que mon écriture, placée sous le sceau de la gémellité, de la coprésence avec ce qui ne se dit qu’en termes filandreux, inextricables, sibyllins, se trouve subitement affectée, par simple effet d’osmose, de cet étrange pathos lexical dont rien de bien précis, de bien convaincant, ne pourra peut-être ressortir. Confusion adossée à une autre confusion. Dire la complexité dans le simple, voici ce qui eût été le meilleur chemin. Mais tant de sentiers s’ouvrent devant Soi qu’il devient quasiment impossible d’en choisir un au détriment de l’autre !

    Tout part d’un fond de suie, d’un fond saturnien et ne tarde d’y retourner aussitôt qu’à lancer en direction de son assise de paradoxales adhérences, comme si le Personnage qui en provient n’était tissé que de cette douloureuse obligation de retourner au site même de sa nébuleuse provenance. Comme si le pinceau, placé sous le boisseau d’un passif insoldable, ne pouvait apurer la situation qu’à l’annuler promptement.

 

Rien ne rayonne.

Rien ne se déploie.

Rien ne donne de la voix.

 

   Tout est d’ores et déjà promis à sa perte. Le Modèle (à défaut d’autre nom adéquat), a bien de la peine à se détacher de ce qui fait fond. N’en est, en réalité, qu’une manière d’effervescence de faible durée, qu’un bourgeonnement à lui-même sa propre clôture. Vous savez, comme ces bulles de gaz qui tremblent au ras des marais et y meurent bientôt dans un râle indistinct. Visage, bras, jambes, vêture, tout se donne sous la teinte de chair fade résultant de la lueur jaune de ces lampes inactiniques tapissant les murs des laboratoires photographiques. Une façon de glauque aquarium où glissent des Quidams à consistance pré-humaine, ils semblent venir d’un autre Monde. D’eux, comme de cette Figurante, l’on pourrait dire la confondante « in-existence ». Å tout le moins une parution sur le mode d’une incomplétude frisant la possible et terrible disparition.

   Certes, si nous acculons notre pouvoir d’entendement à extraire de ce qui se montre quelque ligne indicatrice de sens, nous pourrons toujours citer, en une sorte de désordre :

 

l’amorce d’un visage,

l’ébauche de la tige des bras,

le vague plissé d’une robe,

le fuyant mirage de ceci même

qui se donne pour des jambes.

 

   Mais vous aurez saisi combien le problème demeure entier à la hauteur de cette indistinction lexicale, de cette approximation du dire : « Amorce », « ébauche », « vague », « mirage », toute cette douloureuse irisation des choses qui se perd à même sa propre confusion. L’aventure anatomique, que l’on souhaiterait clairement apparente, nous disant ici la beauté directement perceptible du visage, ici encore la netteté du tracé des bras, plus loin l’exactitude du croisement des jambes, toit ceci ne fait que s’annuler dans une donation qui, en réalité, n’est que rapt de ce qui s’était annoncé et se retire brusquement en une ténébreuse combe d’où rien n’émerge que du trouble et de l’indécision. Cependant, je ne doute guère que votre talent d’Observateur, d’Observatrice ne vous ait immédiatement conduits à reconnaître, dans le vif et précis dessin de la main gauche du Modèle, le signe patent plus que patent, la pure réalité, la belle effectivité qui trace la figure de l’humain en son exception.

   Certes mais la grille de cette main, du moins j’en bâtis la sombre hypothèse, nous incline bien davantage à considérer cette œuvre sous la bannière du non-sens, bien plutôt que mettant en exergue le tracé soucieux d’une raison affairée à montrer le réel en sa plus évidente vérité. N’oublions pas qu’il s’agit d’une « esquisse », ceci est souligné par la remarque de l’Artiste, mot dont nous retiendrons la valeur en tant que « ébauche, commencement d'un geste, d'une action », définition telle que donnée par le dictionnaire. Or, cette notion de « commencement d’une action » se donne de manière très visible au vif même des coups de pinceaux, lesquels semblent être de solides déterminations au gré desquelles l’œuvre future trouvera son assise et les motifs de sa compréhension aux yeux de tout un chacun. Å ce stade de la réalisation, nul ne pourrait supputer le dessein précis qui guide la main de l’Artiste, nul ne pourrait donner visage à la figure terminale faisant apparition post-esquisse.

   Néanmoins un signe doit nous alerter : celui qui, point ultime confusionnel, paraît fondre en une seule et unique présence, à la fois

    

Celle du Modèle figurant tel le fond

sur lequel vient se plaquer

une autre présence,

 à savoir le profil d’une autre tête

avec son épais massif de cheveux noirs.

 

   Un évident geste d’embrasser, de saisir à plein bras qui-n’est-nullement-Soi, une réunion, sinon une union de deux énigmes, l’une s’accroissant du motif de l’autre. Dire le geste d’amour serait excessif. Dire le geste d’immédiate possession serait plus conforme à la représentation. De la part de Celle-qui-fait-fond, il semble bien qu’il y ait uniquement désir de captation, souci de possession jusqu’en sa plus réelle effectivité. L’on pourrait même penser à un geste de dévoration, de manducation, manière d’emplissement du Soi au titre d’un assujettissement total de l’Autre à sa propre autorité. Et ce bras qui surgit du plus profond mystère, et cette main vigoureuse qui encage la forme adverse, ceci nous met mal à l’aise dans la mesure où l’Être phagocytant l’Être, il ne demeure, au bout du compte, qu’une sorte de vide abyssal où le moindre mot prononcé résonnerait à la façon d’un étrange présage : finitude contre finitude.

   Deux existences qui eussent pu se donner pour vraies s’annulent réciproquement, si bien que l’esquisse pourrait soudain rétrocéder jusqu’en ses premiers balbutiements, ces traits noirs chaotiques, puis, dans une logique d’effacement et d’exhaussement de « l’in-signifiant », seule une longue plaine blanche et livide nous dirait l’insigne fragilité de notre condition. Toute esquisse est à ce point paradoxale, qu’à tout moment, elle peut décider de poursuivre soit une logique d’élaboration du réel dans la direction d’une pure positivité, soit de brusquement procéder à un retour à des formes archaïques, primitives, originaires dont, sans nul doute, elle provient.

  

Tout enjeu de sa parution :

l’exister en son déploiement,

« l’in-exister » en son retrait

 

Toujours ce paradigme insolent des contraires.

Toujours cette vive dialectique dont,

nous les Hommes,

vous les Femmes,

constituons l’exact milieu.

 

Milieu du gué : gagner l’autre rive,

celle où brille la lumière,

ou bien faire demi-tour et se fondre

en cette rive primitive semée d’ombre

et hantée de pur néant.

 

Oui, c’est bien ceci « la confusion des signes » :

ouvrir un Monde

où bien

le laisser se refermer.

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