Balade hivernale au long du Canal…
Vers le Seuil de Naurouze…
Photographie : Hervé Baïs
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« (d'une chose) qui est très haut dans la hiérarchie des valeurs, admirable, parfait »
(Georges Chastellain, Exposition sur Vérité mal prise
ds Œuvres, éd. Kervyn de Lettenhove, t. 6, p. 264)
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C’est, ici, de la définition du mot « sublime », telle que proposée en sa valeur étymologique dont nous partirons afin que, de ce motif, une idée puisse se donner quant à cette valeur aussi bien attribuée à la dimension humaine, naturelle, esthétique. Convoquer ce lexique, tellement connoté de riches et inatteignables sens et, déjà, notre réflexion s’infléchit en une direction dont nous ne pourrons guère contrôler la pente selon laquelle elle pourra s’actualiser. Si, parler de « sublime » à propos des choses qui nous dépassent de toute la hauteur de leur évidente majesté sonne heureusement dans le langage, appliquer une intention identique afin de déterminer le statut d’une « chose ordinaire » paraît pour le moins osé, sinon déplacé. Et pourtant, nous faisons l’hypothèse que le sublime ne se trouve uniquement dans une dimension transcendante, mais que tout aussi bien, la mesure immanente du quotidien lui convient. Car c’est moins une question de contenu (les propriétés mêmes de la chose) que de la manière dont on le vise, ce contenu, et en affirmons soit la beauté, soit l’essentialité et, d’une manière plus approfondie, la sommation des deux, à savoir la mesure d’une essentielle beauté.
C’est, d’une façon évidente, le domaine de la création artistique qui aimante avec le plus de bonheur et d’efficacité cette notion de « sublime », nous n’en voulons pour preuve que ces deux commentaires d’œuvres cités par Wikipédia :
« Le Voyageur contemplant une mer de nuages » (1818) de Caspar David Friedrich, L'artiste romantique du XIXe siècle utilise la grandeur de la nature comme une expression du Sublime. »
« Le tableau « Tempête de neige en mer » de Turner (1842) » montre un ciel tumultueux et un bateau à vapeur en détresse, submergé par les vagues de la mer du Nord se confondant avec les tornades de neige. »
Et cette puissance du sublime transparaît avec clarté, à la fois dans l’étrange solitude du « Voyageur », dans la force quasi surnaturelle d’une Nature excédant de loin les limites de la condition humaine. Toujours la perspective tragique lui est associée comme son caractère le plus propre. La « mer de nuages », en une certaine manière, anéantit le « Voyageur », alors que le « ciel tumultueux » concourt à une identique finalité. Il y a, dans la définition canonique du sublime cette résolution native d’un Destin doué de funestes desseins.
En quoi le sublime nous attire,
en quoi le sublime nous exclut.
De nature essentiellement ambivalente, paradoxale, le suréminent, le grandiose, l’extraordinaire (tous synonymes possibles) nous placent sous les fourches caudines d’une réalité qui ne peut que nous hypostasier face à la démesure, au hors d’atteinte, à l’illimité. Nous sommes tel le ciron démuni sous la puissance exubérante du ciel et l’impensable de l’Infini.
Que le parti pris de modestie de l’œuvre photographique d’Hervé Baïs ne cherche nullement à jouer sur de si cosmiques harmoniques, ceci va de soi. Alors, sans doute, pour trouver dans cette image une possible empreinte du sublime, convient-il de procéder à une inversion du regard, à quitter la vastitude du macrocosme, à lui substituer l’intimité de ce microcosme à portée de la main dont, chaque jour qui passe, tout Quidam peut faire l’épreuve, à condition, cependant, que son inclination psychologique personnelle se prête à la perception des choses en sa dynamique et secrète profondeur.
Il est bien rare que notre réveil, au sortir d’une nuit songeuse, vienne déposer devant le globe étonné de nos yeux, ce Sublime Majuscule, à savoir quelque roche incendiée du Grand Canyon, le moutonnement ponctué d’ifs du Plateau Toscan ou les cascades, geysers et volcans de la route circulaire du paysage géologique d’Islande. Le quotidien est plus humble, lui qui ne joue guère que sur d’infimes variations perceptives, de fins tropismes (pour utiliser la très subtile expression de Nathalie Sarraute), d’inaperçues translations s’appliquant aux infimes mouvements de l’âme des Existants ; seuls les Attentifs, les Lucides en sont secrètement avertis. L’immense, le splendide, le fascinant ne pouvant à eux seuls revendiquer la totalité des sensations polyphoniques, convient-il de débusquer, avec une joie certes toute souterraine, ce qui vient à nous sur le mode esthétique en lequel vient se fondre le mode de la pure sensibilité, ce simple frémissement à l’orée des choses.
Saisir ce qui vient à nous depuis cette ressource dissimulée du réel le plus simple ne peut se faire, relativement à l’image, qu’à l’aune d’une description puisque, aussi bien, ce sont les mots qui vont prendre lieu et place des représentations en une manière d’homologie sémantique reposant sur les pouvoirs de la symbolisation. Et puisque nous en avons fait l’hypothèse, nous procèderons par « inversion » des prédicats attribués plus haut aux deux œuvres de Caspar David Friedrich et de Turner, faisant de ce retournement, de cette volte-face, nullement une réduction du sublime, ce qui saperait le fondement de notre essai, mais la possibilité de la présence du sublime, au motif, peut-être, de simples linéaments, d’élémentaires filigranes qui traverseraient, d’une façon discrète, la trame même de l’image.
Å « la grandeur de la nature », en un premier temps, nous voudrions substituer ce genre de somptueux écrin (cette ligne d’arbres de la photographie), celui-là même, écrin, qui préside aux inoubliables rencontres du Promeneur du Canal avec ce paysage si calme, si reposant, substituer donc à cette illimitation d’un paysage ouvert en lequel se perd, au risque de ne point se retrouver, le « Voyageur » de Friedrich happé, en quelque sorte, par son propre destin. Car, placé au centre même de sa sombre redingote comme il le serait d’un définitif linceul, cet énigmatique Personnage du Romantisme allemand, ne semble plus guère s’appartenir, exilé de qui-il-est en raison de cette puissance quasi démoniaque d’une Nature sauvage dont il ne semble pouvoir faire l’épreuve qu’à y disparaître, à se dissoudre à même ce sublime qui l’a phagocyté et ne le rendra nullement à lui-même, sauf, peut-être, au titre de sa propre folie. Å cette confrontation avec un espace démesuré, inquiétant, source de toutes les admirations mais aussi lieu de tous les vertiges, combien la dimension somme toute contingente de Celui-qui-déambule posément le long du Canal paraît apaisante, douée de tous les prestiges d’un retour à Soi que vient confirmer l’intimité de cette ligne d’eau avançant sous l’ombrage des vastes platanes.
Ce qui, pour nous au moins, s’affirme avec force, une certaine identité sur le plan formel :
un ciel blanc-gris tout en haut,
la ligne d’arbres se donnant pour
l’équivalent du profil gris-bleu des montagnes,
sa noire silhouette se superposant,
en sa position centrale,
à la sombre vêture du Voyageur,
la butte sombre de la rive
trouvant son étrange correspondance
dans le bloc de rochers depuis lequel
le Sujet observe avec fascination
ce qui l’attire et le néantise tout à la fois.
Ces similitudes semblent jouer à titre de confirmation d’une identique trace du sublime, aussi bien dans la Photographie que dans la Peinture. Une manière de constat, sinon d’évidence qui placeraient à égale distance du sublime, aussi bien la mer de nuages avec le cône de sa montagne dans les lointains, aussi bien l’humble profil des arbres, leurs reflets sur le miroir du Canal. En quelque sorte, un sublime prenant sa source selon deux infinis opposés mais complémentaires :
un Infini intime, proximal, mesure du Soi
en son épanouissement le plus mystérieux ;
un Infini étranger, distal, s’alimentant
à cette illimitation d’un ciel sans contours,
d’une montagne aux illisibles fondements.
Ce qui voudrait signifier que la condition de possibilité du sublime, dont il est convenu de penser qu’elle ne peut avoir d’autre lieu que la Nature en son universalité la plus large, trouverait prétexte à paraître, d’une manière tout aussi effective, au sein même d’une nature humaine qui, pour être modeste n’en revêtirait pas moins de possibilité de figurer et de rayonner.
Un identique dispositif de mise en relation de deux œuvres va maintenant s’appliquer à la « Marine » de Turner. Å son « ciel tumultueux », vient s’opposer ce ciel clair de fin d’hiver, ce ciel si fin qui transparaît derrière la résille des branches. Si, dans le rapprochement précédent, des analogies formelles pouvaient être relevées (identité du Voyageur et de l’arbre, de la rive et du bloc de rochers), ici tout s’illustre sous le sceau d’une vigoureuse confrontation, sinon franche opposition.
Å l’irisation du paysage marin
se substituent les silhouettes franches,
nettement délimitées, des divers éléments
naturels que nous offre la photographie.
Le seul et possible parallèle pourrait
se résumer à cette sourde réverbération de l’eau
qui monte des deux motifs paysagers,
ainsi que de la haie d’arbres
qui signe une sorte d’horizon flou.
Alors, ici, semble être atteinte la limite même du repérage d’un identique sublime affectant les deux œuvres. Il faut donc abandonner le plan formel pour gagner celui, plus subtil, plus invisible du plan pathique dont la ressource la plus vive est celle de l’émotion qui court à bas bruit sous la ligne de flottaison des deux représentations. Si Turner nous émeut au titre de cette vision quasiment astigmate, Hervé Baïs la sollicite, cette émotion, à la mesure de la simple évidence de ce-qui-est là, devant soi, n’attendant la confirmation de son être qu’au motif même et à l’action de la performativité de notre vision de Curieux, comment qualifier autrement ce désir insensé de connaître la face cachée des choses ? Nous pensons que ces deux images peuvent être considérées en voie d’accomplissement, l’une au titre de son imprécision, de son indétermination ; l’autre au titre de sa modicité, laquelle semble demander une complétude hors du cadre du tableau, auprès d’autres arbres, auprès d’autres eaux, auprès d’un espace agrandi.
D’une manière qui paraît certaine, il semblerait que ces deux mises en perspective s’alimenteraient à des motivations différentes dont il est nécessaire, une fois de plus, de synthétiser les valeurs respectives :
Friedrich se focalisant sur le plan
des analogies formelles,
Turner sur celui
des convergencesces pathiques.
Ici pourraient se déterminer
selon des figures contrastées,
opposées en leur essence même,
deux variations du sublime :
un « sublime-objectif » relevant
des visions conjuguées de Friedrich et Turner,
un sublime pour le regard d’une altérité,
un sublime totalement accompli depuis
les motifs paysagers et depuis eux-seuls.
Un sublime fondé en l’œuvre, à destination des Voyeurs.
Å ce sublime s’opposerait
un sublime-subjectif empruntant
le chemin inverse :
le motif simple du paysage photographique
prenant sa source en l’intime du Voyeur,
intime dont naît la dimension sublime
et de celle-ci seulement.
C’est l’économie de moyens de l’image,
sa relative retenue,
la nature exacte de son contenu,
autrement dit son essence
qui rencontre et émeut
cette autre essence, l’humaine
en son approbation la plus effective.
Et, ici, loin que cette différence ne soit qu’un détail attaché à l’exercice de deux regards divergents, c’est bien son épaisseur signifiante qui est en cause. Que le sublime vienne de l’extérieur et totalement de lui, qu’il nous atteigne depuis la distance d’un lieu somme toute fort éloigné, étranger en toute rigueur ; qu’il dépose en nous, tout à la fois, le sentiment d’un merveilleux doublé d’appréhension, ceci ne serait qu’une indication adventice, l’essentiel reposant en ceci même que le sublime nous atteigne et nous atteigne en plein cœur. Certes la « Mer de nuages », certes « Tempête de neige en mer » ne nous laissent guère indifférents car cette singulière prépotence de la Nature, son irrépressible force de Phusis primitive font de nous, au plus profond, des individus archaïques, des sortes d’humanoïdes sur le bord de leur caverne, tremblant sous le coup de semonce de l’éclair, sous le rugissement du tonnerre. Car, oui, le sublime en son hyperbolique manifestation, se donne comme ces violents soubresauts d’une matière originaire sous l’impétuosité de laquelle nous ne pouvons que ployer. Altérité radicale qui nous place en position de bien subalternes présences.
Alors, a contrario, combien le sublime exsudant des pores lisses de l’image nous parait délicatement balsamique, régénérateur d’une âme que les mouvements de l’exister, le plus souvent, contrarient, obscurcissent. C’est le grand mérite du travail de longue haleine d’Hervé Baïs que de nous faire l’offrande de photographies si finement travaillées, si exactes en leur style, si précises en leur composition. Si elles sont, chacune, et synthétiquement, la totalité de l’œuvre, l’une des possibles expressions du sublime, d’un sublime-subjectif c’est en raison qu’étant à hauteur d’homme, gommant toute notion d’outrance, de débordement, d’effusion, elles nous requièrent, ces images, à titre d’égalité, nous touchent au motif d’un simple voisinage, d’une familiarité, d’une affinité. Exigence de puiser, au plus vif de qui-nous-sommes, les germes qui, toute modestie confirmée, nous permettent de faire vivre en nous, ces entrelacs d’une sublimité qui n'est que la rencontre, éminemment simple, mais redoutablement efficace, d’essences complémenataires, l’Image et Nous ne faisant plus qu’un, contradiction enfin résolue de la séparation immémoriale de l’objet et du sujet, là un mystère peut être levé. Au moins provisoiremlent !