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18 mai 2025 7 18 /05 /mai /2025 08:15
Et l’or de leur corps

Paul Gauguin

« Et l'or de leur corps »

Source : Musée d’Orsay

 

***

 

« Il y a, en somme, en peinture plus à chercher

la suggestion que la description. »

 

Paul Gauguin

 

*

 

   Sans préjuger du contenu explicite que Gauguin voulait attribuer à la citation ci-dessus, nous la ferons nôtre selon l’interprétation qui suit : nous affecterons « la description » au travail de la Perception, alors que nous rapporterons « la suggestion » au Senti en lequel tout Observateur se destine quant à la réception du motif d’une œuvre. Depuis fort longtemps, et sans doute depuis toujours, nous avons volontairement inversé les valeurs respectives relatives à la Perception et au Senti. Une longue tradition, renforcée en ceci par les différentes approches phénoménologiques ont fait de la Perception le motif princeps quant au paradigme de la connaissance d’une chose. Voyons ici « La phénoménologie de la perception » de Merleau-Ponty, mais aussi la Perception en tant que cible de la conscience intentionnelle et de l’ouverture au Monde chez Husserl. Quand nous parlons « d’inversion », nous voulons signifier, qu’à notre avis, et ceci résulte d’une longue et ancienne méditation,

 

c’est le Senti, et lui prioritairement,

qui constitue le paradigme selon lequel

se construit le sol de nos affects

en tant que saisie immédiate du Monde

 

   Ceci singulièrement, lorsque cette naturelle disposition s’applique au domaine de la réceptivité du champ esthétique. Pour nous, le Senti est ce sol originaire à partir duquel tout se met à signifier dès l’instant où la conscience en a exploré l’infinie richesse. Ce qui veut dire que, vis-à-vis d’une œuvre peinte, par exemple celle de Gauguin placée à l’incipit de cet article, d’abord notre Senti en saisit immédiatement la forme selon une tâche synthétique, laquelle, ensuite, livre à la Perception, de type analytique, la charge d’inventorier et de comprendre chaque partie de l’œuvre en sa singularité.

 

Chronologiquement,

le Senti a la priorité sur la Perception.

Senti en tant qu’intuition du sensible,

Perception en tant que décryptage de l’entendement.

Senti en tant que passivité originaire,

Perçu en tant qu’activité secondaire.

  

   En ce domaine notre position rejoint celle du Philosophe Henry Maldiney. Nous citons ici quelques phrases extraites de « Métaphysique du sentiment » de Renaud Barbaras :

  

   « Quoi qu’il en soit, penser le sentir en sa singularité, c’est-à-dire sa différence avec la perception, c’est faire une théorie rigoureuse de la réceptivité, ou encore de la passivité. (…) Une authentique théorie du sentir devra commencer par le délier de toute dimension intentionnelle. Il s’ensuit bien sûr que le sentir ne peut être compris comme enveloppant un rapport à un objet, qu’il n’ouvre donc à rien de déterminé. »

  

   Regardant la toile de Gauguin (aussi bien que toute autre œuvre d’art), nous nous situons, par rapport à elle, dans une manière de neutralité, d’indétermination, de passivité au terme desquelles, ce n’est nullement notre intention qui se projettera sur la toile et en décrétera le sens. Bien au contraire, c’est l’œuvre elle-même, en tant qu’événement survenant, qui envahira le champ entier de notre conscience,

 

irrépressible flux de l’art,

manifestation de sa transcendance,

de sa surpuissance.

 

   Un peu comme si, ayant été réduits un instant au statut de simple objet, l’initiative signifiante revenait à l’œuvre et seulement à elle. Ceci se comprend aisément pour qui, pénétrant dans la salle d’un Musée, rencontrant pour la première fois tel chef-d’œuvre, fait la brusque expérience de la surprise, de la sidération même déployée à partir de la forme esthétique. Il n’y a alors plus la place pour une activité constituante de la raison, nulle idée ne jaillit de la rencontre, nul concept n’en dessine les contours. Ceci veut dire, qu’en une première estimation, l’intellect se dessaisit de son autorité,

 

qu’il laisse toute la place libre

à l’effusion du sentiment,

au rayonnement du désir du Voyeur.

  

   Ici, le terme même de « Voyeur » n’est nullement choisi au hasard, du fait qu’il recèle en lui une stupéfiante spontanéité d’ordre instinctuel, que couve en lui une secrète jouissance érotique, qu’une vague de sensualité le submerge. Bien évidemment, en la matière, nous sommes bien plus près d’un sensualisme que d’un empirisme pouvant se définir de manière réaliste-logique. Nous pensons même que la passivité originaire du sentir est la condition de possibilité du comprendre qui, nécessairement, doit lui succéder comme sa suite simplement rationnelle. Cette « démonstration » nous paraît si simple que, prétendre en un premier temps, comprendre l’œuvre, pour ensuite en ressentir les effets affectifs, émotionnels, ceci serait contraire au rythme naturel de venue en présence d’un objet quel qu’il soit et, bien évidemment, de l’objet esthétique. Ramenée à une expérience du quotidien le plus contingent, croquer la chair savoureuse, acidulée d’une pomme se traduit par un immédiat contentement gustatif qu’ensuite et ensuite seulement, le jugement viendra cerner de prédicats plus précis.

   Que la sensation précède les motifs de la raison ne pourra étonner personne. Au sortir de chez soi, l’air frais d’hiver s’adresse d’abord à la texture sensitive de mon épiderme, à ma naturelle émotivité que, bientôt, viendra tempérer quelque explication tout droit venue de mon intellect. Bien évidemment, parfois, perception et senti sont imbriqués de telle manière qu’il devient difficile de démêler ce qui provient de l’un ou de l’autre dans la spontanéité de mon existence. En tout cas, ce qui nous paraît évident dans la manière de s’approprier une œuvre d’art, c’est bien que cette dernière fasse surgir en nous, au plus profond, ces flamboiements, ces germinations, ces scintillements qui sont de l’ordre de l’émotionnel, du pathique, bien plus que résultant d’une approche qui serait essentiellement ordonnée, systématique, cartésienne.

   Mais il est grand temps, maintenant, d’étayer notre théorie du sentir au travers de l’approche de cette belle œuvre de Gauguin intitulée « Et l’or de leurs corps ». Ce que nous voudrions montrer, en première intention, c’est la dimension purement pathique/affective de cette œuvre. Et fonder le pathique sur le symbolisme féminin qui en autorise la venue. Pour ceci, il nous est demandé de faire un détour par la mythologie, singulièrement la gréco-latine, relative aux deux figures primordiales de Gaïa et d’Ouranos. Gaïa, première dans l’ordre des déesses, est surgissement en tant que matière première. Bientôt elle engendre le Ciel sous le nom d’Ouranos, fera de ce fils son époux.  De leur union naîtront les monstres, puis les Titans, les Cyclopes, les Hétaconchires. Autrement dit la génération en son effrayante puissance. Cependant Ouranos se comporte en mauvais père qui n’a de cesse de se débarrasser de ses progénitures. Gaïa demande qu’on châtie ce mari indigne, ce que fera son fils Cronos émasculant son géniteur à l’aide d’une faucille en silex. L’histoire est certes cruelle mais le monde des dieux et déesses, loin d’être « un long fleuve tranquille » était un torrent traversé des premiers sursauts de l’exister en leur originelle démesure.

   Munis de ces quelques points de repère, examinons en quoi ils nous permettent de jeter quelque clarté sur la toile de Gauguin. Si les deux Polynésiennes, motifs essentiels de la peinture, dont nul ne pourra douter qu’elles sont l’image même de la Féminité, c’est-à-dire de Gaïa, si donc cette féminité-polynésienne nous apparaît dans une manière d’évidence, Gaïas rayonnantes en quelque manière, l’on se posera légitiment la question de savoir en quel endroit secret de la toile se trouvera Ouranos puisque aussi bien, évoquer Gaïa ne se peut qu’à la reporter immédiatement à Ouranos. Eh bien, d’une façon évidente, Ouranos est absent de la scène à la simple constatation que le Ciel n’est nullement représenté, que nulle part dans le paysage il ne fait signe, que sa non-représentation, loin de constituer un détail, ne saurait être passée sous silence. Donc c’est bien l’essence de la féminité en sa plus essentielle valeur qui est ici désignée, certes dans la modestie, certes dans la réserve, au motif que les deux Figures qui en illustrent le rare, ne le font que dans une confidence tout droit adressée à notre sentiment. Sans doute, cette féminité eût pu s’entourer de qualités bien plus voyantes, montrer ces Polynésiennes dans le genre d’une carte postale, se détachant sur le fond émeraude d’un lagon, couronne de fleurs auréolant leurs têtes, tatouages bleus décorant leurs épaules, vif paréo orné du luxe des flamboyants. Bien évidemment, une telle représentation, bien loin de s’adresser à notre senti intime, ne se serait donnée qu’en tant que pure perception analytique d’une réalité aux contours nets, définis. Le geste n’eût été nullement artistique, une simple photographie constatant des présences féminines en un décor insolite qu’on eût volontiers qualifié « d’ethnique ».

   Mais puisque nous avons mis en exergue, de manière vigoureuse, le primat du senti, convient-il d’en préciser le contenu. Que ressent donc le Peintre Gauguin installé devant son chevalet, travaillant à l’exécution de cette toile ? Puisqu’il s’agit de la représentation de deux corps de femme et en raison d’homologies signifiantes, c’est son propre corps qui est en question. Car c’est bien à partir de lui, ce corps, en tant que mesure originaire que nous percevons l’Autre, que nous envisageons le Monde. Mais qu’en est-il de cette relation de corps à corps ? Bien évidemment, loin d’être réelle, elle est symbolique, elle est esthétique. Mais esthétique au sens premier, tel le sens de ce mot « dérivé du grec αίσθησιs / aisthesis signifiant beauté/sensation », selon la définition du dictionnaire. Une émotion, une vibration, une pulsation corporelle partant de l’Artiste, appelant, comme en écho, d’autres frémissements, d’autres palpitations initiées chez ces Destinataires que constituent ses personnages dignes d’une réelle mythologie. Mais, nécessairement pris dans la résille des lourdes contingences, des contraintes de tous ordres, les corps, aussi bien celui du Peintre que celui des Modèles sont soumis à la loi de la pesanteur existentielle, comme si ces anatomies, lestées de plomb, devenaient plomb elles-mêmes, matière seulement reconduite à sa têtue facticité.

   Si l’Art peut se manifester comme le processus alchimique métamorphosant le plomb en or, alors cette vertu se donne ici pour essentielle. C’est donc à une véritable assomption des corps dont il va être maintenant question, aussi bien de celui du Peintre, aussi bien celui de ses Modèles. Et tout le travail pictural ne sera rien de moins que ceci, pur acte alchimique au gré duquel le réel distancié, médiatisé par le geste artistique, deviendra ce que toute esthétique attend des choses, qu’elles manifestent une radiance, un rayonnement, un éblouissement les déportant, ces choses, de qui elles sont, les libérant d’une sourde immanence pour les ouvrir à un langage quintessencié.

   Sans doute convient-il, en cet endroit de notre réflexion, d’entreprendre ce que nous pourrions nommer une « description suggestive » du tableau, avec le souci constant d’y laisser transparaître cette passivité affective, cette sensibilité à fleur de peau qui, à notre avis, en constituent la trame la plus secrète. Le fond de la toile, en tant que fondement du sens qui y est inscrit, le fond donc est constitué d’une sourde et lointaine présence. Un genre de paysage songeur tel que celui élaboré au cours d’un rêve. Certes de la végétation, certes des arbres, certes un massif de fleurs mais qui ne paraissent être là qu’à titre de léger commentaire, comme s’ils s’excusaient d’être présents, comme si leur originelle nature était de s’occulter, de laisser place à ce qui (ici la féminité, il faut encore le préciser), doit s’affirmer en tant que foyer pictural.

 

Des couleurs plutôt que des formes.

De pures sensations plutôt que des principes logiques.

 

   Mousse, Avocat, Bouteille, tout se dissout à même l’ombre des couleurs. Un rouge à peine Nacarat, pareil à une faible incarnation. Et cette teinte du sol, entre Lilas et Glycine. Comme une volonté de non effraction, comme un reflet de la prudente présence féminine. Et, au centre exact de la toile, en son plus haut coefficient visuel, quoi donc ? Mais « l’or de leurs corps », assurément, qui donc aurait pu attendre autre chose que ce luxe modeste, que cette évidence heureuse qui, nous renvoie à l’aurore des temps,

 

comme si nous avions affaire

à Gaïa en personne

sous ses atours de Terre de Sienne,

à cette Terracotta primitive,

à cette ombre génitrice se levant de corps

en attente d’être pris pour

ce qu’il y a de plus précieux.

 

   Et, ce qui, au premier regard, peut sembler paradoxal, c’est que cet or, bien plutôt que d’être le ruissellement doré de cette « sueur des Incas », ce pur étincellement, en paraît être la face inversée,

 

une simple matière relevant de la glaise,

de la veine enténébrée d’argile,

de la motte d’humus dissimulée

dans le mystère de son être.

 

   Sans doute plus d’un Regardeur de ce tableau s’est-il interrogé sur la raison du titre, relativement à cette teinte sourde supposée être le métal précieux dont les Hommes, depuis toujours sont en quête, y compris au péril de leur vie.

   Ce qui est à comprendre, selon nous, de cette discrétion du métal tant convoité, c’est qu’il est avant tout symbolique, qu’il fait signe en direction de cet or intérieur, profondément intime, sourd éclat des entrailles de la Femme, là ou prend naissance, dans une manière de chaos nocturne, ce qui deviendra Être, ce qui deviendra Lumière Naissante, ce qui deviendra Homme ayant puisé à la source originaire ce qui le constitue et le porte au-devant de lui. Si Gauguin avait pris le risque d’enluminer ces corps à la manière d’icônes byzantines, il n’aurait contribué qu’à recouvrir la féminité d’une fine couche de vermeil, laquelle aurait soustrait à nos yeux la part de nuit de toute féminité en laquelle repose une grande part de sa nature propre.

 

Toute Femme n’est Femme

qu’à porter en elle,

au plus profond,

cette matière aveugle

en laquelle se déroule

la sombre alchimie du vivant,

lieu de pure germination,

lieu d’attente patiente de la vie

à l’œuvre dans son essentielle genèse.

 

Il y a là de l’énigme,

il y a là de l’archaïque,

il y a là du crypté

 

   et c’est en ceci que nous pouvons nous hasarder à parler d’un or intime, comme si, avant d’être brillante feuille ornementale, il était, d’abord et avant tout,

 

cette mesure inaperçue

sans doute bien plus précieuse

que ce minéral auquel les Hommes

vouent un culte inconsidéré.

 

« Et l’or de leurs corps »

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