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12 décembre 2013 4 12 /12 /décembre /2013 09:04

 

Kalia : «  Tu peux aller scier du bois en forêt, te louer dans des fermes, être manœuvre au chantier de tôles. Tu es assez fort pour ça. La mendicité c’est le pire, c’est renoncer à être nous-mêmes, perdre notre identité et cela nous ne pouvons l’accepter. »

Djamil : «  Ce matin, à la Caisse de chômage, on m’a dit que ce n’était pas la peine de revenir avant six mois, peut être plus, à cause de la crise, de la fermeture des usines, qu’on me préviendrait, qu’on avait mon adresse. Et quand l’employée m’a dit cela j’ai vu son regard teinté d’hostilité et de haine me traverser de part en part. Nous sommes des réprouvés, Kalia. Tous ceux qui, comme nous, ont le teint cuivré, les sourcils épais, les cheveux noirs, le regard sombre, on les ignore, on les envoie rejoindre la nuit dont ils sont issus. »

Kalia : «  Toi, Djamil, tu pourrais jouer du violon à la terrasse du Café El Patio. Tu sais si bien jouer et la musique tsigane est si belle. Je suis sûre que ça te conviendrait et tu pourrais, de temps en temps, ramener quelques pièces. Ce serait toujours ça de plus pour les fins de mois, la vie est si rude ! »

Djamil : « Non, Kalia, tu n’es pas réaliste. Je ne t’en ai jamais parlé mais je suis déjà allé devant El Patio, là où se réunissent chaque soir les hommes et les femmes de la Bastide. Les hommes dans leurs vêtements si blancs, les femmes voilées de noir. Tous et toutes des élégants à la vie si mystérieuse, si éloignée de la nôtre. Je leur ai offert mon plus beau répertoire, je leur ai joué des musiques de notre peuple, celles qui parlent d’argent, des femmes et de la douleur, de l’amour et de la haine, des chansons de Nicolae Kuta, de Constanta Boreraziu, de Cristi Antonescu, et tu sais ce que j’ai gagné, Kalia, des quolibets, des injures, des menaces. Et Hilal, le serveur, m’a fait comprendre que j’étais un indésirable, que la société de la Bastide et la nôtre, celle du Terrain vague, c’était comme si on mélangeait l’eau et le feu et qu’il n’y avait pas de place pour les deux dans un même lieu. Je ne suis plus jamais revenu à la terrasse d’El Patio, je n’ai plus jamais osé pénétrer l’enceinte de briques. Il y a une frontière, une ligne infranchissable, comme si nous étions faits d’une matière différente, si l’air que nous respirons n’était pas de même nature, si nous vivions sur deux planètes éloignées. Depuis ce soir-là, mes nuits sont livrées à la peur, au ressentiment, sans doute aussi à l’idée de revanche, peut être même de vengeance.

Kalia : «  Tu vois, Djamil, nous autres Roms n’avons rien à faire à la Bastide. A plus forte raison Lyubina qui sort à peine de l’enfance. »

 

Djamil : «  Mais, au contraire, notre chance c’est d’avoir Lyubina, si jeune, si frêle qu’elle ressemble simplement à une petite fille qui aurait trop vite grandi dans ses vêtements. Elle a l’excuse de l’enfance, pas nous. Et tu sais, je vais te dire ce que m’a confié Matéo-le-Gitan, à propos de Boti, la plus jeune de ses filles. Eh bien Boti va souvent à la terrasse du Café, habillée des vêtements traditionnels, juste accompagnée du doba qu’elle frappe en cadence, faisant vibrer la peau de son tambour et carillonner ses cymbales. Boti chante et danse si bien qu’elle enchante et charme ceux de la Bastide qui ne voient en elle que la grâce, la naïveté et non un perfide calcul des Roms qui pourrait troubler l’harmonie de leur vie. Alors, parfois, les hommes, les femmes, pris au piège de la musique tsigane, envoient une pluie de pièces qui brillent comme l’or et des billets aussi légers que des papillons. Aussi Matéo-le-Gitan n’a plus besoin de se lever à l’aube pour aller dans les champs ou les bois, plus besoin d’aller s’enfumer chez le charbonnier pour quelques misérables pièces. Boti, c’est la providence de Matéo, celle qui lui permet d’échapper à sa condition, de vivre enfin comme un homme debout. Et Matéo a un projet. Bientôt, quand il aura suffisamment d’économies, que le trop plein de la Bastide aura empli ses poches, il vendra sa roulotte à un autre gitan et il ira habiter une maison, tout près des remparts. Il me l’a montrée, Kalia, et tu ne peux même pas l’imaginer. Aucun tsigane n’a jamais habité dans une telle maison ; aucun n’a jamais osé en rêver. Le rêve, c’est si loin du Rom qu’il n’en perçoit même pas les contours.

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