Du bonheur d'être mortel.
Sur une photographie de Yoram Roth
et un
poème d'Homère.
"Les dieux nous envient parce que nous sommes mortels, parce que chacun de nos instants peut être le dernier et que tout est beaucoup plus beau car nous sommes condamnés.
Tu ne seras jamais plus ravissante qu’à cet instant. Plus jamais nous ne serons seuls ici tous les deux."
Propos d'Achille dans le film "Troie" de Wolfgang Petersen.
Nous regardons l'image et, immédiatement, nous sommes fascinés. La lumière est si belle qui enrobe les corps d'une douce argile. Ces corps sont sculptés de l'intérieur, habités de clarté, comme si la vie intérieure, la conscience diffusaient leur rareté à même la peau. Alors il n'y a plus besoin de parole, alors les gestes deviennent inutiles, sémaphores éteints qui ne contribueraient qu'à troubler la dimension quasiment "biblique" de l'œuvre. "Sérénité", tel serait le mot qui surgirait des lèvres, fussent-elles celles des innocents. Car toute vérité est ainsi faite qu'elle exsude d'elle-même comme le nectar le fait de la corolle ouverte, déployant dans l'espace la roue lumineuse de sa nécessité. ToutMortel animé d'une suffisante existence souhaiterait, dans l'instant, prendre la posture sur les plis alanguis de la tenture, juste en avant du cercle d'ombre alors que le silence fait son insistance légère. C'est étrange, cette façon qu'a cette icône de nous abstraire aussitôt de nous-mêmes, de révéler tout autour d'elle une manière d'absolu ineffaçable. Sans doute le Lecteur attentif aura-t-il perçu, d'emblée, l'oxymore affectant une telle énonciation. L'Existant, réputé mortel, ne saurait prétendre apercevoir quelque forme d'absolu, celui-ci ne se livrerait-il qu'à titre d'hypostase : éphémères effigies, discours subliminaux, prémices du surgissement amoureux. Tout au plus pourrions-nous percevoir de simples élévations apolliniennes se révélant sous les figures de l'ordre, de la mesure, d'une inclination naturelle des Figurants à une belle équanimité de l'âme. Mais, à énoncer ceci, nous sommes dans la pure illusion, l'aimable fantasmagorie, le statut transcendant des dieux est si éloigné, inatteignable, hors de portée. Mais cette assertion serait-elle suffisamment fondée ? Voire.
Ce Condamné, cette Condamnée sont-ils tellement éloignés d'une approche, d'une perception d'une manière d'absolu, d'un fondement qui les assurerait d'une certaine éternité, d'une essentialité qui les reconduirait au portes d'un Olympe dont, peut-être, ils ont occupé l'espace dès avant même leur naissance ? Qu'en est-il en effet de cette "outre-vie" dont même la plus aboutie des intuitions ne pourrait saisir que l'ombre portée, la tremblante aura, le fulgurant sillage ? Mais demeurons ici et maintenant, dans cette orbe existentielle dont la Moïra, la prêtresse du Destin, a fixé les bornes. L'originaire, déjà hors d'atteinte; la finale encore non encore perceptible. Nos existences comme des tapisseries dont la Tisseuse tient entre ses doigts le métier qui décidera de la longueur de l'ouvrage. Et puis, après tout, le sort des dieux sur la Montagne Olympe réputée « situé(e) en position tranchante » ou « coupant le passage », ce sort donc, est-il si enviable qu'une nécessité se ferait jour d'aller les rejoindre ?
Notre liberté ne consiste-t-elle pas, précisément, dans l'acceptation de notre propre finitude, seule attitude - stoïcienne, sans doute -, faisant de notre existence le lieu immédiat et définitif à partir duquel assumer notre liberté et trouver à l'existence un goût suffisamment disposé à éblouir nos papilles gustatives ? C'est ce à quoi semble nous inviter Achille en constatant l'origine de la jalousie des dieux - ces éternels insatisfaits qui auront précisément toute "l'éternité" pour consommer leur ambroisie et contempler le monde depuis leur ennuyeux empyrée -, c'est ce à quoi cherche à nous ouvrir le génial Montaigne dans ses "Essais" :
"La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Le savoir mourir nous affranchit de toute subjection et contrainte."
En effet, comment mieux faire rayonner la beauté qu'en la focalisant, en la faisant surgir en un point particulier du temps, là où, regardée par tous les Existants, elle se met à briller des mille feux dont elle a été, depuis toujours, parée, n'attendant que le fameux "kairos" des anciens Grecs, "le moment décisif"pour paraître ? Le ravissement dont il est parlé est ceci qui se dévoile au milieu des tumultes, des flots contrariés, dans l'œil du cyclone. Le ravissement suppose toujours la syncope qui travaille la temporalité du sein même de son essence : suspens, événement, flux à nouveau du temps un moment interrompu. "Tu ne seras jamais plus ravissante qu’à cet instant.", pointe l'index sur l'instant de la révélation, révélation qui n'aurait simplement pas eu lieu dans l'écoulement d'un temps unifié, lisse, toujours confié à l'éternel reproductible, tel qu'en lui-même.
Le sublime ne surgit jamais que des mailles serrées du tragique, de l'incompréhensible, de la confondante aporie dont il est la figure exactement inverse, le revers signifiant portant le signifié à sa parution ultime. Ce qui veut dire que le séjour des dieux de l'Olympe, doré des feux doucereux d'une continuelle ambroisie, lieu idéal et paisible, à l'abri des surprises du temps qu'il fait et du temps qui passe, ne se déroule jamais que sous les auspices d'un généreux ennui dont ne peut surgir aucune concrétion signifiante. Fausse idée que cette notion galvaudée du "bonheur", lequel est souvent confondu avec l'absence de surprises, la continuité d'un temps dépourvu d'aspérités, le lent écoulement des eaux en direction d'un estuaire jamais atteint puisque soudé aux abstractions d'un idéal toujours en fuite. L'existence, en son cours sinueux au milieu des remous, est la condition même de possibilité de l'apparition du "thaumazein", cet étonnement sans lequel il n'existe ni philosophie, ni esthétique, ni éthique. C'est par l'accident, la chute, l'abîme que se révèlent à notre conscience les questions par lesquelles nous ouvrons la porte du signifié. C'est par la survenue de l'accroc dans la toile existentielle que se pose l'urgence de connaître ce qui nous fait face. Cette toile est-elle belle et pourquoi ? Qu'est-ce qui fonde l'émergence de nos goûts, nous assure de la justesse de nos jugements, nous incline à penser que nous sommes dans une forme de vérité ?
Jamais cette propension à nous situer dans l'exactitude des choses, dans la survenue de leur événement n'aurait eu lieu si le tissage de la toile s'était fait dans l'absence de différence, dans la continuité linéaire, la souplesse infinie de la matière. Tout est toujours affaire de dialectique, de paradoxe, de décalage du réel vers ce qui ouvre un questionnement. Là se révèle ce que l'altérité seule nous dévoile en raison de sa simple présence. Toujours noir sur blanc afin que puisse surgir le gris médiateur du dialogue. Etant Mortels et le sachant, nous ne faisons qu'ouvrir la parole, laquelle est tension entre deux valences de l'être, notre naissance d'abord, notre absentement de la scène du monde, ensuite. C'est pour cette seule raison qu'Homère peut prétendument faire dire à Achille : "plus jamais nous ne serons seuls ici tous les deux.". Plus jamais abandonné à soi alors que les dieux éternellement absents contempleront le monde et que les Vivants, ne l'étant que temporairement, vivants, s'en remettront à la Mort, toujours présente à leurs côtés, les sauvant ainsi de cette insoutenable finitude qui, toujours accompagne l'essence de l'homme comme son ombre. A cela ils sont condamnés et les dieux envieux de ce privilège boiront la ciguë, tel Socrate voulant connaître la vérité plutôt que de se dissimuler derrière des simulacres et les habitants de l'Olympe sauront, enfin, ce qu'être veut dire car, pour être, non seulement il faut naître, mais aussi mourir !