Tracer les contours d'une cosmopoétique.
Photographie : Blanc-Seing.
Toujours, face à la photographie, sommes-nous étonnés dès que nous nous trouvons en présence d'un objet étrange ne renvoyant ni au paysage, ni au portrait, ni au reportage ou bien au document. Et pourtant l'image ne saurait se définir seulement par la nature d'une quelconque catégorie à laquelle nous serions contraints de constamment nous référer. Trouver une explication satisfaisante de notre rencontre avec le monde peut aussi bien résulter de l'infime, de l'inaperçu, que du hautement révélé. Car, à bien y regarder, tout fait sens, à condition que nous accordions aux choses un regard curieux, sinon étonné. La sublime philosophie n'emprunte guère qu'un chemin de ce genre afin d'assurer son propre rayonnement.
Sans doute, les objets du quotidien, surtout lorsqu'ils sont détachés de leur habituel contexte, ne s'adressent à nous que sur le mode du silence. Ainsi la frange du balai au rebut, ainsi la semelle écornée de la chaussure, la carcasse rouillée d'un vélo parmi les entrelacs des buissons. Mais jamais l'apparence ne signe une perte de l'objet en soi, de telle manière qu'il s'absenterait de notre horizon sans qu'aucune finalité ou destination puissent lui être conférés. Témoins les objets du quotidien, - serpillières, chaussettes, portes anciennes - dont Antoni Tapiés fit usage dans l'esthétique contemporaine au même titre que César portait au rang d'œuvres d'art vieux outils et carrosseries de voitures compressées.
Mais arrêtons-nous un instant sur l'image placée à l'incipit de l'article. Qu' y voyons-nous ?
Des planches partiellement usées, des clous rouillés, une nervure de bois longitudinale, une corde jouant en croix, puis les ombres portées de quelques uns de ces éléments. Nous disposons donc, à des fins d'interprétation, d'indices minimaux dont, cependant, il nous faudra bien parvenir à élaborer quelque hypothèse signifiante. Manière de Test de Rorschach dont les seules taches, - les fragments qui apparaissent - constitueront les fondements de notre analyse. Bien évidemment, nous pourrions nous prêter à l'infini au jeu des projections personnelles, tentant même d'y retrouver quelque interprétation psychanalytique (la "Psychanalyse du bois" en lieu et place de la "Psychanalyse du feu"bachelardienne).
Cette photographie à la composition extrêmement dépouillée, à la limite de quelque ascétisme du regard, peut-être de la pensée, il nous faut maintenant lui trouver quelques correspondances, il nous faut la doter d'une sémantique. Et nous donnerons la solution du problème avant même que l'investigation la concernant n'ait débuté. La représentation est celle d'un vestige de pinasse arcachonnaise, telle qu'on peut en trouver à foison aux alentours des chantiers nautiques et des ports ostréicoles. Rien que de bien banal, à l'évidence. Mais il faut partir de ce lexique simple, de ces quelques nervures et tenter d'apercevoir, à partir de leur apparente indigence, de plus amples perspectives.
Bien sûr, concernant cette pinasse, tout imaginaire suffisamment fécond trouvera des assises à son déploiement à partir d'un thème historique se disposant à établir la généalogie d'une "batelleité" ou d'une "fluvialité", remontant à la pirogue monoxyle et jusqu'à l'étymologie du mot, dont le nom latin de"pinax" constituerait l'origine, la signification étant celle de "planche". Mais le but, ici, est moins de chercher les bases d'une connaissance intellectuelle que d'ouvrir une constellation de significations suffisantes à partir desquelles l'homme rencontrant ladite "planche" puisse trouver un site où habiter, c'est-à-dire une géographie phénoménologique l'ancrant dans une existence concrète.
Rencontrer cette planche, c'est rencontrer un "monde", à savoir un ensemble signifiant auquel, de prime abord, nous ne pensons pas. Toujours le regard se focalise sur les choses, instituant une manière de parenthèse, - d'époché diraient les philosophes -, afin que ces dernières, les choses, puissent émerger de leur propre environnement. Et puis, le plus souvent, l'objet nous l'abandonnons sans même en avoir perçu la densité, la richesse plénière, la profusion. Sans doute l'existence est-elle soumise aux constants affairements, lesquels dissolvent bien des perceptions, dissimulent à notre vue une nécessaire amplitude sans laquelle les phénomènes s'évanouissent au fur et à mesure des traces qu'ils nous proposent.
Mais cette planche saura s'inscrire en faux contre les assertions précédentes si nous savons la doter des prédicats dont elle est investie, le plus souvent, mais que nous ne savons apercevoir. Ce fragment de bois n'est pas sans histoire et nous pourrions aisément y trouver la trace de la main qui l'a façonnée à des fins particulières. Cependant, c'est de la relation au paysage dont il sera question. Tout fragment découvert dans une même aire - rivet, bout de cordage, pièce métallique, bois usé éolien, os de seiche, plume, morceau de safran - ne signifie qu'à être mis en relation, à être rapporté à un ensemble plus vaste, à s'inscrire parmi les harmoniques faisant signe vers une totalité. Ce bois usé, cette corde, ces clous rouillés ne sauraient fonctionner dans une manière d'autarcie faisant abstraction d'un plus large environnement. Ainsi, se disposer à un imaginaire, à un onirisme, mais aussi à une connaissance intime des lieux permettra une juste mise en lumière de ce qui, d'abord, s'occulte à la vue de l'esprit. Percevoir le fragment consiste, à l'évidence, à l'isoler, à le poser devant nous afin que nous puissions l'observer. Penser le fragment, au contraire, c'est le forer, y introduire le coin du jugement, le visiter de l'intérieur, l'amener à se déployer, à s'ouvrir de façon à ne pas nous y perdre dans une fascination qui constituerait, tout simplement, le début d'un genre d'aliénation. Être libre, vis-à-vis des choses, consiste à les doter de leurs propres significations afin que, reprenant ces dernières, nous puissions en faire le tremplin de quelque aventure simplement existentielle.
Regardant la planche dans de telles dispositions nous amène à la transcender, à la doter d'esquisses multiples. Regarder la planche, c'est aussi regarder son aire de rayonnement, donc ne jamais la laisser demeurer dans la sourde compacité de la matière qui la réduirait à être simplement une juxtaposition d'atomes, un empilement de molécules. Jamais l'objet ne se limite à un pur constructivisme qui l'enfermerait dans d'étroites limites topographiques. Si le monde perçu n'était ramené qu'à une telle sommation de ses éléments, non seulement il ne s'illustrerait pas en tant que monde, mais il finirait par disparaître dans son propre procès arithmétique. Une suite de chiffres, - 01100111010110101 - n'est jamais utilisable que par un outil cybernétique, lequel ne comprend pas le réel, mais le catégorise, l'analyse à l'extrême afin que, de ce divers, l'homme puisse faire une synthèse dont son jugement aura à tirer des conclusions dans une perspective anthropologique.
Tout fragment, par nature isolé, ne fait phénomène que sur le monde du chaos. Comment, en effet, donner sens à une machine qui ne nous serait livrée qu'en pièces détachées, simple éparpillement de rivets, de rouages, d'engrenages ? César, fouillant parmi les copeaux métalliques et autres serpentins de l'usine de Villetaneuse pour en faire "Armandine" ou la "Belle de Mai" ne fait guère autre chose qu'endosser les vêtements du démiurge, assemblant en une seule forme parlant à notre raison, les pièces éparses du réel qui, jusqu'ici, ne tenaient qu'un incompréhensible langage. Peut-être l'art n'est-il que cette manière de médiation entre des éléments disparates qu'il permet d'organiser en cosmos, autrement dit, selon l'étymologie grecque en « ordre, bon ordre, parure ».
Et maintenant, si nous revenons à la planche, nous serons à même de l'envisager d'une façon plus adéquate afin que, désormais reliée avec le "cosmos" dont elle fait partie intégrante, elle soit enfin dotée d'un espace à sa mesure. La planche, cette planche, nous lui apportons une indispensable constellation de sens, celle-ci fût-elle inconsciente ou bien même volontairement ignorée. Si, parfois, nous n'avons guère le souci des choses en leur incomparable événementialité, les choses, elles, ont le souci de nous. Simplement dans l'aventure qui les met à notre portée. Voir la planche dans sa nature propre, c'est aussi convoquer le lieu dont elle est , en apparence, un simple épiphénomène, c'est donc voir au-delà de sa simple phénoménalité, à la fois le grand triangle d'eau du Bassin d'Arcachon, la longue langue de sable du Cap Ferret, les roselières de l'île de Malprat, les multiples chemins d'eau parmi le limon du delta de l'Eyre, les pieux des bouchots plantés dans la vase luisante, la majesté des cygnes, l'élégance des aigrettes, la calotte noire du grèbe; voir la planche, c'est survoler l'Île aux oiseaux, planer au-dessus de la grande mer de sable du Pyla, dériver dans les volutes d'air océanique.
Voir la planche ne diffère guère d'une autre vision de quelque objet dont on consent à s'occuper à la mesure d'un regard authentique. Par exemple, voir une pomme, ce n'est pas seulement prendre acte de sa couleur, de sa dimension, de sa forme générale. Voir une pomme, c'est, en même temps, voir toutes les autres pommes qui gravitent autour, traçant, à la mesure de leurs orbes déployantes l'infini des compréhensions possibles.
On regarde une pomme et on a, corrélativement et indissociablement associés à son image :
api, reinette et on a une multitude de mondes qui se croisent, s'enchevêtrent, dialoguent, rebondissent, font écho; on regarde une pomme et on a :
Pomme verte, jaune, rouge, grise, farineuse, juteuse.
Pomme cannelle, épineuse.
Pomme blanche (du chou-fleur).
Pommes cuites.
Pommes fruits.
Pomme d'amour, de merveille, de pin.
Pomme de terre.
Pomme de bois, de métal.
Pomme de Newton, de Guillaume Tell.
Pomme d'Adam.
Pomme de discorde.
Pomme d'arrosoir, de douche.
Pommes de lit.
Pomme d'une rampe d'escalier.
Pommes à couteau, à cidre.
Pommes à cuire.
Pommes au four.
Pommes en l'air.
Petite, grosse pomme.
Pauvre, bonne pomme.
Vert pomme.
Vide-pomme.
Quartier, trognon, variété de pomme.
Consommation, jus, eau-de-vie de pommes.
Compote, gelée, marmelade de pommes.
Pulpe, pépins, queue d'une pomme.
Gaulage des pommes.
Saison des pommes.
Acajou à pommes.
Chausson, tarte aux pommes.
Boudin aux pommes.
C'est aux pommes !
C'est pour ma pomme !
Acheter des pommes chez l'épicier.
Couper une pomme.
Couper une pomme en lamelles.
Croquer dans une pomme.
Cueillir une pomme.
Éplucher une pomme.
Être haut comme trois pommes.
Être ridé comme une vieille pomme.
Évider une pomme.
Faire cuire des pommes au four.
Gauler des pommes.
Manger une pomme.
Marauder des pommes (dans un jardin).
Mordre dans une pomme.
Peler une pomme.
Ramasser des pommes.
Récolter des pommes.
Tomber dans les pommes.
Verser l'eau en pluie avec une pomme d'arrosoir, de douche.
On peut aussi, jusqu'à épuisement du temps, chercher dans les dictons, les citations, les phrases célèbres, toutes les occurrences de "pomme" :
"A la Sainte-Croix, - Cueille tes pommes et gaule tes noix."
Livres de Dictons
"Belle Euphrasie, - Met pommes à l'airie."
Livres de Dictons
"Mars venteux, - Verger pommeux."
Livres de Dictons
Vends ton vin ou fais le boire;
Mais si la poire passe la pomme
Garde ton vin bonhomme."
Livres de Dictons
"Soleil qui rit pour Sainte-Eulalie
Mais pas de vin."
Livres de Dictons
"Le Dieu des chrétiens est un père
qui fait grand cas de ses pommes,
et fort peu de ses enfants."
Pensées philosophiques (1746)
Denis Diderot
"(L'homme) est une plante qui porte des pensées,
comme un rosier porte des roses,
et un pommier des pommes."
L'Histoire philosophique du genre humain
Fabre d'Olivet.
Et, bien évidemment, la gamme des possibles serait immense, depuis le contexte d'apparition de la pomme, son histoire, ses aires d'implantation géographiques, les légendes auxquelles elle a donné lieu, ses traces infinies dans le langage, sa symbolique, sans compter les minces aventures personnelles qui, invariablement, ne peuvent que lui être attachées compte tenu de son caractère de quasi-universalité. Disserter autour de la pomme aussi bien que dans les parages de la planche ne présente guère d'intérêt qu'à faire émerger, au centre du débat, la place insigne que l'homme occupe sur Terre, homme dont le langage, par essence, institue toute chose en son être.
C'est dans cette correspondance entre eux des lexèmes, - fragments de planches, cabanes, dune,bassin, océan, mais aussi bien pomme, jardin, vergers, lieux édéniques, - autrement dit des divers constituants existentiels du réel qui vient à notre encontre, que naît une syntaxe large et, pour finir, qu'apparaît une sémantique. Du microcosme au macrocosme; du macrocosme au microcosme, ainsi naît cet infini Poème du monde qui en constitue le phénomène le plus abouti. Le seul auquel l'homme puisse confier son regard et son étonnement afin que du chaos naisse un cosmos, seule manière de s'y retrouver parmi la profusion de l'existence.