Dune de terre et de ciel.
Photographie : Thierry Chiès.
C'était un matin de neuve lumière. Les arbres étaient levés contre la brume, leurs fragiles silhouettes noyées dans le plomb et la cendre. Les ramures de la Ville faisaient leurs circonvolutions d'ombre, leur densité de suie. Il y avait si peu de bruit et, cependant, on sentait tous ces mouvements tapis, ces gestes repliés sur leur ombilic, ces impatiences gagner les membres engourdis. L'heure native était là qui guettait, s'arc-boutait avant que ne déferle la grande vague humaine. Tout dans le repliement, l'attente, la disposition à l'éclosion. Le jour viendrait bientôt et, avec lui, les clameurs, les surgissements aux angles des rues, le clignotement des feux, la longue agitation polyphonique.
On était un Existant ordinaire, on se confondait avec la ligne claire de l'horizon, la fuite du vent sur le marais, la longue éclipse grise des oiseaux migrateurs. On était un simple Passager, pareil à une brise, seulement occupé à se fondre, à faire osmose avec ce qui allait advenir. Il n'y avait d'autre alternative que celle de progresser sur sa propre ligne de crête, entre adret et ubac, là où tout pouvait arriver mais, aussi bien, se retirer dans une souveraine mutité.
Le sentier, parmi la reptation des racines, le tapis d'aiguilles jonchant le sol, serpentait selon de douces mouvances. Le vent faisait son roulement de houle dans le massif des pins, sorte de brouillard vert-de-gris, floraison d' odeurs épicées, alors que la clarté se diffusait en coulées pareilles à l'ambre. Au-dessus des cabanes de planches des Résiniers montaient, dans l'air tendu, des filets de fumée grise. On devinait, dans le quadrillage des ouvertures, le grésillement des lampes à pétrole. On supputait déjà le prochain affairement des hommes, dès que l'air se serait déplissé. On entendait la lame du hapchot faisant sauter les écailles des troncs, on voyait les larmes de résine glisser sur la tôle de zinc, le pot de terre cuite recueillant les gouttes tellement semblables à la pluie lente des stalactites.
Tout cela on le voyait, en effet, mais avec l'œil intérieur, celui de l'intuition, de la conscience, avec la vision toujours affairée à débusquer dans l'ombre ce qui s'y dissimulait. En vérité, on n'aurait guère pu dire si, à tout cela, pouvait seulement s'attacher une once de réalité. Peut-être que ceci avait existé en des temps très anciens, peut-être que cela n'était que l'effet d'une illusion. Peut-être un simple mirage, la Dune était proche maintenant, qui faisait ses buées de sable, son murmure de mica, sa musique d'outre-Océan. Car, la Dune, l'on ne pouvait savoir si elle était de ce côté-ci de l'eau ou bien, à l'opposé, sur quelque rivage inaccessible, un genre d'hypothétique Farghestan, un lointain "Rivage des Syrtes" qui nous serait parvenu dans l'indistinct, l'indicible.
Car, avec la Dune, le propos est toujours le même. Jamais nous ne nous y retrouvons vraiment. Tout y est affecté d'impermanence, de métamorphose, tout s'y décline selon la variation, la mouvance rapide, l'agitation perpétuelle. Tout y apparaît en même temps que tout y disparaît. Les nervures grises du sol ondoient pareillement à des ruisseaux de lave; les hautes falaises entaillées de vent s'écroulent sans bruit, dans un genre d'indifférence géologique. Le temps est si long qui décrit la dérive de la terre sous les clameurs insistantes du ciel. La Dune n'est que cela, un combat, un polemos, une guerre d'usure, une lourde insistance des éléments à faire se fondre la minéralité dans une simple évanescence. Constante dialectique d'une apparition-disparition, balancement immémorial, règne fluide du nycthémère, coulée des saisons, effilochement à l'infini de l'instant se perdant dans les mailles de l'écheveau existentiel. Comme si rien de tout cela n'avait jamais existé. C'est pour cette raison d'une entreprise tenace, méticuleuse, acharnée, durable que le sable nous apparaît, toujours, comme la métaphore ultime du temps. Magnifique sablier disant la longue épopée de la nature, de l'homme, de l'éternel écoulement, du passage continu dont nous sommes de simples fragments, de minces aventures.
Si la Dune nous attire tellement, si elle paraît douée d'une telle force d'aimantation, c'est bien parce qu'elle nous met intensément en rapport avec nous-mêmes, dans un jeu complexe où se réverbère notre monde intime, notre microcosme confronté à l'immensité du macrocosme : cosmos contre cosmos. L'effigie humaine est si minuscule ramenée à la dimension de cette majesté pierreuse dont le lent effritement nous dit notre propre mesure, notre modestie à être parmi la grande dérive de l'univers. Avec la Dune, il faut accepter de se fondre, de sourdre en son intérieur, dans le réseau serré des linéaments ombreux, parmi le grouillement des rhizomes, jusqu'au profond de la silice où, sans doute, peut se lire la si belle histoire du monde, l'étonnante épopée anthropologique.
Bientôt, apparaissent sur le fil entre le ciel et le sable les premières déambulations des hommes, des femmes, des enfants lançant contre le ciel les figurines de papier de leurs cerfs-volants. Mais, malgré le surgissement de la multitude, jamais la voix des Existants ne couvre la rumeur d'eau, de sable, de vent dont la Dune est tissée. Ainsi chaque chose reprend sa place, aussi bien la destinée humaine que le voyage au long cours de celle qui, toujours, nous toise de son impériale silhouette afin que nous, les Passagers, prenions conscience de ce que nous sommes. La connaissance que nous pouvons avoir de nous-mêmes est à ce prix.