"Faut-il continuer d’être ?"
Photographie : Levan Zhvaniya.
[Libre méditation sur le Couple Texte-Image.]
Texte de Milou Margot.
"Dans ce cocon minéral, ouvert au seul vent, puis-je vraiment cacher mes rêves ?
Pourquoi, m’interrogeant, les vagues me renvoient-elles mes questions ? Qui me rend à l’indifférence de leur course, horloge du temps ? Faut-il continuer d’être ?"
MM.
Faut-il continuer d’être ? - Mais, du fond de notre conque amniotique, sous les battements opaques des eaux originelles, alors que, tout autour, le monde fait sa rumeur, y a-t-il une autre question à poser autre que celle-ci ? "Continuer", certes. Mais à cette fin, "continuer" est attachée sa condition de possibilité, à savoir "Être". "Être", sommes-nous assurés de pouvoir proférer cette décision d'apparaître, puis nous retirer dans un empyrée et faire comme si une manière d'évidence était dite avec un absolu à la clé ? Sommes-nous jamais sûrs "d'être" ? Et si cela était le cas, alors nous n'aurions plus besoin d'aucun cogito d'aucune sorte afin de nous persuader de la réalité de notre présence sur Terre, là, auprès de l'océan des éternelles questions, lesquelles ne sont que le rythme syncopé du Temps, le Poète nous le rappelle.
Plus besoin donc d'énoncer d'ultimes vérités du genre : "Je pense donc je suis" - "J'aime donc je suis."- "J'écris donc je suis". Car, penser, aimer, écrire, pas plus que des états du même genre ne nous ont jamais assuré d'une existence, fût-elle hypothétique. Sans doute, suis-je amené à penser, aimer, écrire au cours de mon cheminement existentiel. Et à accomplir quantité d'autres actes qui me déterminent en tant que Sujet existant, ici, en ce temps particulier du vaste mouvement du monde. Tous les cogitos possibles et imaginables, tous ces "mouvements réflexifs dans lesquels les sujets se reconnaissent comme sujets conscients", pour reprendre l'habile rhétorique de non moins habiles Penseurs, tout ceci donc, ne m'assure jamais de mon destin au milieu de la nature et des hommes. Ces assertions ne sont faites qu'à nous abuser. Lisez les Philosophes et votre vue sera tellement embrouillée et votre intellect, à la fin, plus confus qu'il ne l'était au début. Car à déjà simplement utiliser le lexique courant qui prétend rendre compte de notre présence, à savoir, "vivre", "exister", "être" et, déjà, nous sommes plongés, sinon dans des apories, du moins dans des hésitations sans fin. D'une façon communément admise, l'on considèrera que "vivre" ne peut concerner qu'un genre de métabolisme basal, du type de celui à l'œuvre dans le monde tissulaire de la plante. A la différence "d'exister" qui fait déjà signe vers une conscience intentionnelle, laquelle s'empare de la vie et lui insuffle direction et projets. Quant à "être", ici s'accomplit un saut dans l'ontologie dont l'objet est de poser la question fondamentale de Leibniz : "Pourquoi y a-t-il de l'étant et non pas plutôt rien ?", ceci nous projetant dans les arcanes de la métaphysique.
À la fois, vivant, existant, étant, nous ne sommes qu'emboîtements, œufs gigogne, minces partitions de cet univers, ce ciel, cette terre, cette mer que nous longeons sans vraiment les connaître. Du reste, comment serait-il possible de seulement l'envisager, cette connaissance approchée, effleurée, alors même que nous sommes météores perdus dans le vaste éther ? Alors même que l'univers pensé est dans un lointain inaccessible, le ciel une perte dans la profondeur de l'azur, la terre un agglomérat de poussière, la mer une fosse abyssale où ruissellent des constellations de gouttes. Aussi bien l'infime que l'immense dérivent devant nos yeux étonnés avec la persistance de la lumière à asseoir partout son règne. Non seulement nous flottons dans notre propre gangue de peau entre vivre qui est exister par défaut et exister qui n'est qu'être en cinglante hypostase.
Le plus souvent, tout comme les Philosophes - ces grands enfants trop tôt grandis -, nous nous voilons la face et nous dissimulons derrière notre petit doigt ou bien à l'ombre des fils d'Ariane. Mais pas plus les effusions digitales que les simagrées mythologiques n'ont révélé la moindre once de vérité. Nous vivons d'illusions, de tours de passe-passe, de magie blanche ou noire, alors que nous savons la figure d'une vérité esquissée dans l'essence même des demi-teintes - du gris, cette évidente beauté -, dans celle du clair-obscur - cette irisation de l'obscur et de la lumière où vibre, comme dans une voix voilée - cette sublimité de l'âme humaine qui n'est que l'âme du monde en son efflorescence , cet insaisissable par lequel, pourtant, quoique nous nous en défendions, nous sommes saisis, ce qui veut dire, ce par quoi nous nous rendons préhensibles. Mais à quoi ? Mais à qui ? Mais à nous-mêmes. Ce qui, déjà, est beaucoup. Ce qui, déjà, est la seule démonstration que nous puissions jamais faire de notre prétention à exister.
Le plus souvent nous disparaissons dans des arguments ou bien nous fuyons le long d'une ligne d'horizon, disant par exemple "qu'être", c'est simplement "être auprès des choses", dans leur dépliement le plus immédiat. "Être dans l'aube", c'est être dans le gris, le passage, la transition. "Être dans l'aube" c'est voir s'évanouir la nuit alors que le jour point dans un rêve de brume. Alors, dans cette belle indistinction qui fait la seule réalité des choses que nous puissions approcher, nous dérivons les yeux fermés, alloués au rêve, nous tendons nos doigts écartés de somnambules car nous sommes, d'abord, Enfants de la nuit, Fils et Filles du Labyrinthe. Cela, nous le savons depuis que le Temps est Temps, depuis la longue mémoire de la Poésie, depuis la souple arcature du Langage.
Disant le "cocon ouvert au vent"; la cachette des "rêves"; "les vagues et les questions"; "la course" et "l'horloge"; le "temps" et "l'être", nous disons toujours la même chose. Nous disons des mots et encore des mots. Nous enveloppons nos corps des bandelettes des momies qui ne disent pas autre chose que cette énigme du temps par lequel l'être est l'être alors que nous sommes hommes étant hommes et que, toujours, nous édifions, pierre à pierre, cette immense ziggourat qui se nomme Babel dont jamais nous ne parviendrons à savoir si sa base repose sur la Terre, si son sommet tutoie le Ciel, si les voix qui y résonnent sont les nôtres ou bien ces vagues à l'infini qui en battent le socle afin que la Question soit posée ! Nous ne sommes que mots et ne renoncerons à être ceci que lorsque nos bouches scellées ne seront plus que des gisants de pierre. Alors nous sculpterons l'espace de nos énigmatiques formes dont les Archéologues du futur chercheront à dévoiler la confondante énigme. Cependant, nous ne leur dirons rien de l'être et garderons le secret enclos en nos sombres hiéroglyphes. Ainsi est la demeure de l'éternité.