XIX Le réveil
Gemma tremble un peu, entoure ses jambes de ses bras, se met en boule, à la façon d’un hérisson, essaie de faire écran aux morsures du froid. Sous son corps, les boules de romarin sont humides, son pull roulé en coussin colle à son visage, sa chemise, son pantalon de toile ont la dureté du cuir. Elle s’éveille avec, dans la tête, des images floues, fuyantes, qui ressemblent à des chaos de rochers mêlés aux cris des oiseaux de mer, à la ligne escarpée des falaises, à l’ouverture sombre d’une grotte. Elle regarde autour d’elle, ses yeux ne sont pas encore très sûrs, un peu voilés. En face, dans le jour gris, la cheminée où ne restent plus que des cendres, une bougie éteinte ; des solives courent le long du plafond jauni, les murs semblent flotter un peu au milieu de leurs trous, de leurs balafres, comme la peau desquamée d’un vieil animal.
Elle se souvient, maintenant que la lumière est levée et éclaire la pièce, elle se souvient du Fort où elle s’est abritée la veille après qu’elle avait regardé les étoiles palpiter dans le ciel couleur d’encre, qu’elle avait mangé les grains de raisin gonflés comme des perles, grignoté des biscuits, bu l’eau gazeuse qui piquait sa gorge. Elle revoit les promeneurs assis sur leurs cercles de pierre, elle entend les cris joyeux des enfants, puis leur fuite, leur disparition soudaine vers l’aval, sa lente ascension à elle pour découvrir la ligne de crête qui court vers le golfe, son jeu avec le miroir, les bonds que faisait le rond de lumière sur les échancrures de la côte, et tout était si loin qu’elle apercevait les bateaux dans le port pareils à de minuscules jouets.
Elle se souvient et elle ne veut pas que Blanuys, ses maisons blanches, sa plage soient seulement un rêve, une brume, un mirage au sommet des dunes. Elle veut quitter la montagne, sa maigre végétation, elle veut retrouver le chemin de la ville, parcourir les ruelles pavées ; il est temps encore d’arriver au soleil de midi, de longer les façades recouvertes d’ombre, d’entendre les gens parler de la mer, de la pêche, du temps qu’il fera demain, de recueillir parfois seulement quelques mots, quelques exclamations et de les rassembler en une sorte de mystérieux langage qu’on porte à l’intérieur de soi et qui, un jour, peut être dévoilera ses secrets.
XX Les Elmes.
La Tour Albère, le Balcon, sont loin d’elle maintenant, semblables à des pièces d’échec parmi les damiers de la végétation. Gemma sent ses jambes se dégourdir après le froid de la nuit et le sang coule dans ses veines aussi vite que roule le chant des cigales sur la crête des pins. L’air est chaud, plein de vibrations qui font bouger les pierres, craquer l’écorce des vieux oliviers aux troncs sculptés par les remous de l’air. Des colonies de sauterelles grises traversent parfois le chemin dans un bruit sec d’ailes froissées et l’on dirait des brindilles emportées par le vent. Près d’un abri de jardin entouré de terrasses, Gemma découvre des figuiers de barbarie aux larges raquettes couvertes de fruits mauves. Elle les cueille dans des écorces, évitant les épines. Elle entaille l’enveloppe du bout de son canif et prélève la chair sucrée qu’elle mâche longuement. Elle boit quelques gorgées d’eau pétillante. Elle rejoint la route qui descend en lacets vers la ville, passant devant les grands chais où d’immenses tonneaux de chêne, peints en rouge sur le dessus, macèrent au soleil.
Puis le ravin de la Sioule, presque à sec, seuls quelques filets d’eau sinuent parmi les éboulis. Des enfants, munis de bâtons, s’amusent à se poursuivre, à s’attaquer, sautant souvent dans les flaques fraîches. Peu de gens dans les rues. La plupart mangent dans leurs maisons aux murs épais avant de repartir pour les vignes et le port où attendent les bateaux de pêche. Des visiteurs, les yeux dissimulés derrière des lunettes de soleil, sortent du Musée, tenant dans les mains des cartons avec lesquels ils s’éventent. Le soleil est très haut, fixe dans le ciel, et l’air vibre au dessus de la mer. Gemma s’assoit sur le mémorial de basalte où sont écrits les noms des marins disparus. A côté d’elle, une immense ancre de marine rongée par le sel, une chaîne aux lourds maillons s’égrenant vers la côte.
Gemma vient souvent à cet endroit, elle regarde la promenade bordée d’eucalyptus, les hauts lampadaires, le pont qui enjambe la Sioule, les terrasses des cafés et des restaurants, la levée de pierres qui ferme la baie. Là où son regard s’arrête commence son domaine, celui de la crique des Elmes, de sa grotte marine, du Rocher des goélands, du grand chaos de pierres sur lequel, autrefois, venaient s’échouer les bateaux. Personne n’y vient sauf, de rares fois, quelque pêcheur aventureux et alors les goélands crient longtemps en décrivant de larges courbes au dessus de sa tête, et l’homme remonte vite la falaise escarpée où glissent ses bottes, où le vent l’aspire vers le ciel, vers la route où passent les longues colonnes de voitures.
Le cap des Elmes, avec ses contreforts de rochers troués que l’eau percute sans cesse, son dyke de lave couvert de grands oiseaux blancs, ses longues coulées de guano, son chaos de blocs gris et noirs empalés de fers rouillés, ses trous d’eau où roulent et s’entrechoquent les galets, sa houle continue poussée par le vent du large. Le Cap est une sorte d’île, on n’y aborde jamais, un refuge tout au bout de la Terre, un lieu extrême peuplé de solitude et de vide, le point de rencontre de vents contraires, de brumes soudaines, de succession de chaud et de froid, de contrastes blessants pour les yeux, pour les lèvres qui se fendent, pour la peau qui se tanne et se couvre de sel.