XXII Blanuys.
Le jour est levé au dessus de la mer et le ciel est un mur clair que sternes et goélands sillonnent en tous sens, poussant leurs cris aigus jusqu’au fond de la grotte. Gemma s’éveille, ouvre ses yeux à la clarté. Elle sort de sa bouche d’ombre, s’assoit sur un rocher qui regarde la mer. Elle observe le miroitement des vagues, leurs plis d’écume, le glissement des bulles sur les graviers lissés par la houle. Puis, sans manger, elle part sur la grève, vers le sud, en direction de Blanuys. Elle avance pieds nus sur les rochers usés, évitant les troncs déchiquetés, les échardes des planches, les épaves des bateaux rongés par la tempête. Soudain le vent a tourné, venant du haut de la falaise, chargé d’odeurs musquées, portant avec lui les rumeurs de la ville. On aperçoit bientôt les premières maisons, la plage courbe, le port où flottent les bateaux à la coque de bois.
Gemma s’engage sur le ponton, à la recherche de Mostem. Elle voudrait, encore une fois, monter sur son embarcation, écouter les histoires qui parlent de la mer, des longs filets où brillent les poissons d’argent, du marché, de la fabrique qui entrepose les anchois dans de grands fûts remplis de sel ; elle voudrait aussi parler du pays lointain, de l’autre côté de la Terre, de ses maisons d’argile, des collines de sable, des caravanes de chameaux, des palmiers bercés par le vent. Mais Mostem n’est pas là. Il ne reste, sur le petit embarcadère, qu’un anneau rouillé, un morceau de chanvre usé, un vieux pneu collé au môle de pierre. Alors Gemma, fascinée par les remous de la ville, ses rumeurs, ses allées et venues s’engage dans les ruelles que le soleil partage entre ombre et lumière.
Les passants, rares à cette heure matinale, sont de lentes silhouettes qui se fondent dans l’air à peine déplissé. Elle remonte d’abord l’avenue du bord de mer, franchit le pont qui enjambe la Sioule, grimpe l’escarpement vers Castell Béar. Elle découvre la longue façade du Musée, son alignement régulier de fenêtres, son grand toit de tuiles rouges posé contre le ciel. Près du guichet, une file de visiteurs. Gemma s’y mêle avec la souplesse de l’algue, la discrétion d’une étoile de mer. Les salles sont grandes, fraîches, nimbées d’une lumière verte, presque phosphorescente, si semblables à son abri qu’elle avance tout naturellement au milieu des parois de verre comme elle le fait, tous les jours, dans le goulet étroit de sa grotte. Elle emplit ses yeux du flottement des buissons d’algues, du rayonnement vert des ombelles de mer, du soleil des éponges ; elle s’étonne des poulpes aux yeux globuleux, du ballet de leurs tentacules, de leur jet d’encre qui mêle l’eau à la nuit ; elle rit de la maladresse du bernard-l’hermite, du long bec de la raie aigle, du museau aplati de la murène, de son corps de serpent maladroit. Plus loin elle voyage entre les bouches en corolle des oursins, les éventails de corail puis elle décide de quitter tout ce monde des abysses, de remonter à l’air libre, là où la vue est sans limite.
Elle redescend vers le port. Maintenant des touristes déambulent sur le rivage, vêtus de couleurs claires, leurs visages pareils à de la glaise, accompagnés d’enfants qui glapissent aussi fort que les goélands. Enfin la place entourée de cafés, sous l’ombre dense des platanes, les terrasses remplies de paroles, de mouvements, agitées comme des ruches. Beaucoup de gens de Blanuys autour des tables. Des habitués, de vieux pêcheurs, des commerçants, des retraités qui surveillent la ligne d’horizon avec ses cargos blancs qui avancent avec la lenteur des baleines, l’anse de schiste gris où Dolphy le dauphin fait parfois une apparition soudaine puis repart vers le large.
Gemma s’assoit sur un banc près des auvents de toile, écoute le bruit des conversations, la rumeur des étourneaux dans la tête drue des platanes, surveille la course des serveurs, attentive au martèlement de milliers de pieds sur les dalles du sol, et c’est pour elle comme une ivresse qui la saisit, gire autour de sa tête, inonde son corps, ses membres à la façon d’une douce ambroisie. Elle flotte dans l’air, tout entourée du ressac de la foule qu’elle perçoit au travers d’un brouillard. Sa tête vogue parmi les nuages, tout près du sémaphore d’Albère qui surveille la côte de son œil de cyclope. Les gens sont si près, si loin à la fois, abrités dans des aquariums, derrière de lourdes parois de verre et leurs yeux sont des porcelaines où s’abîme la lumière, leur sclérotique dure, semblable à celle des aveugles.
Gemma, ils ne la voient pas vraiment, tellement sa silhouette est menue, naturelle, confondue avec les choses. Elle pourrait aussi bien être le banc lui-même, le rocher qui porte le mémorial avec ses armoiries de bronze, la jetée de pierre qui plonge dans la mer. Elle est invisible, elle ressemble au vent de la terre, au sable, à la fumée grise qui monte du cercle des tables. Elle est seulement une trace, une empreinte, une bulle que l’air traverse. Elle est heureuse de cela, de ce regard de myope qu’elle porte sur le monde, de cette distance qui la met à l’abri du pouvoir, de la vindicte, de la haine des hommes. Une brise imprégnée de lavande et de thym coule des collines, se répand dans le dédale des rues, se perd dans l’écume marine. Il fait si doux. La musique qui vient des terrasses est si belle. Gemma n’est plus qu’une respiration sur le banc de pierre, une poitrine à peine soulevée, un repos sans fin.
Le jour décline. Bientôt il fera nuit. Les réverbères s’allumeront sur le front de mer, projetant leur hampe de fer dans l’eau profonde et noire. Quelques lamparos au large troueront l’obscurité de leurs halos mobiles et vacillants, attirant des nuées de poissons pareils à des étincelles. On repliera les parasols ; les voitures éteindront leurs phares ; les hommes et les femmes rentreront chez eux, l’écho de leurs talons les suivant comme des ombres indiscrètes. Le croissant de la lune découpera dans le ciel sa forme de faucille. Les rochers des Elmes émergeront de l’ombre, comme des cachalots sortant de l’écume. La clarté sera faible, juste une pluie de flocons. Il sera temps pour Gemma de regagner son territoire parmi les taches blanches du guano, les empilements de bois flottés semblables à des os, le lisse des galets usés par la mer. Quelque part, dans le creux des rochers, la plainte longue d’une dame-blanche. Dans quelques heures le ciel pâlira. La grotte ne sera plus qu’une faible respiration, un clapotis à peine perceptible dans l’attente du jour.