XIII Les Passants
Des bruits humains, des bruits de paroles mais elle n’entend que des sons, ne peut savoir ce qui se dit, un peu comme les mots étranges inscrits sur la porte de fer. Abritée par la Tour, elle se hasarde à regarder vers le versant exposé au levant. Des formes aux ombres courtes gravissent la pente, lentement, faisant des haltes successives. Deux enfants d’abord. Une fille de taille moyenne, un garçon plus petit. Deux adultes derrière, leurs parents sans doute, le père portant un sac à dos bleu, la mère un panier rouge. Gemma sait qu’elle peut continuer à regarder l’ascension du groupe sans crainte d’être repérée, à l’ombre d’Albère. Quand les promeneurs parviendront au troisième lacet avant la dernière montée, alors elle descendra sur le versant opposé, ira se cacher derrière les touffes de genêts. Elle pourra voir les visiteurs, les entendre sans qu’ils s’aperçoivent de sa présence. Il y aura, entre le groupe et elle, la distance nécessaire. On ne lui volera rien. Ni son regard, ni la Tour, ni le Fort, ni la vue sur la mer, ni le golfe qui s’étend si loin, au nord, vers les grandes salines, ni les montagnes violettes au sud qui résonnent déjà des bruits de l’Espagne, du chant des perruches dans les têtes des palmiers, du balancement des bateaux dans les canaux de la marina, du cri des aigrettes dans la Réserve de l’Emporda.
Cela, les salines du nord, l’Espagne derrière la frontière, elle ne les connaît pas, mais les pêcheurs qui jettent les filets dans la crique lui ont tout raconté et c’est un peu comme si elle y était allée, si elle avait vu les rectangles d’eau étincelants de sel, les hérons et les biches traversant la lagune dans l’air bleu et brumeux du petit matin.Et sur les gens qui voyagent beaucoup, qui traversent les mers, qui volent dans des avions, qui parcourent les savanes, les déserts, elle a le privilège du rêve car elle pense qu’on ne peut rêver que de choses imaginaires, non de ce qu’on a vu car, de cela, il ne reste jamais guère plus qu’un peu d’air sorti d’une outre dont on aurait pressé les flancs jusqu’à les faire se rejoindre. Les promeneurs sont arrivés sur les pierres usées devant Albère. Ils s’arrêtent d’abord, soufflent longtemps, regardent l’horizon circulaire, les courants sur la mer semblables à des ruisseaux d’eau vive, la lente courbure du golfe tendue sous le vent, le flottement d’or des genêts, le clignotement blanc des bateaux dans le port, la disparition au sud, des montagnes sombres dans la brume d’été. Du sac bleu, le père sort des jumelles et regarde longuement le paysage si vaste qu’il croirait presque voir l’envers de la Terre, les îles lointaines, comme sur une immense mappemonde. Peut être, près du port, aperçoit-il le dos gris-bleu du dauphin dont le ventre, parfois, se confond avec les galets de la plage. L’air est vif, tout à coup, coupant comme la lame d’un silex, et les promeneurs s’habillent de blousons de toile, se réfugient derrière la Tour, semblable à l’immense tronc d’un baobab.
De sa cachette, Gemma les observe, assise sur ses pieds, sans faire un mouvement. De temps en temps, pour mieux voir, elle écarte doucement les tiges des genêts et ça fait comme une sorte de halo jaune devant ses yeux, comme si le soleil s’était dispersé en des milliers de gouttelettes. Les enfants disposent en rond des dalles de schiste pour en faire des sièges, une pierre plus haute, au centre, pour la table. On s’assoit, on étire ses bras engourdis de fatigue, on cherche une position confortable. Le sac bleu est ouvert. On distribue des timbales, on y verse une eau claire gorgée de bulles, on boit de longues rasades qui calment un peu la soif. On coupe d’épaisses tranches de pain. On mange du jambon, du fromage, des œufs durs, des fruits, quelques biscuits. L’odeur de la nourriture, portée par le vent, se mélange aux senteurs épicées de la garrigue, traverse les fleurs jaunes, s’épanouit sur les lèvres sèches de Gemma, sur le contour de ses narines.
Elle sent alors son estomac comme une poche vide, un antre déserté, une grotte humide en attente, où la marée déposera bientôt, comme dans les failles de la crique des Elmes, des algues, du plancton, de minuscules crustacés, des oursins, des moules à la coque noire et luisante. Mais Gemma, comme la grotte, vit au rythme de la mer. La nature lui a appris cette longue patience, ce jeu subtil du prédateur et de la proie où le guet lui-même anticipe le plaisir. Elle n’a pas faim vraiment et elle est comme la pieuvre, un simple repliement de tentacules, une dilatation de ventouses, un corps ramassé et disponible, tapi au fond d’un trou où la lumière ne parvient qu’en rampant. D’être là, simplement, les yeux dissimulés derrière une fente semblable au fil d’un rasoir, de surveiller les battements de l’eau, c’est comme ouvrir une coquille, en approcher le corail, en éprouver la douceur iodée. C’est un signe annonciateur qui se suffit à lui-même, dans lequel Gemma s’installe, prenant plaisir surtout à observer la scène, à anticiper le déroulement des gestes, à savoir que bientôt il ne restera plus, sur les dalles de pierre, que quelques épluchures, quelques fragments que bientôt les fourmis visiteront avant de les entasser dans leurs nids de brindilles et de terre.
Ce qu’aime surtout Gemma, c’est entendre le rire clair du frère et de la sœur, la voix chantante de la mère, celle du père aussi, plus grave, qui parfois se mélange aux rafales de vent et alors on ne perçoit plus qu’un roulement pareil à celui des galets dans les vagues. Elle aime les mouvements vifs qu’ont les enfants, lorsque les mouches et les taons, les abeilles parfois, viennent tourner autour de leurs bras nus. Elle aime voir l’homme boire longuement au goulot de la bouteille et essuyer ses lèvres du revers de la main. Elle aime la façon qu’a le garçon de faire éclater les coques des amandes en les frappant d’une ardoise en forme de massue.