Honnies soient qui mâles y pensent (22)
S’appuyant au chambranle de la porte, afin d’y jouir d’une plus confortable pose, frottant ses yeux de l’index pour mieux les déciller, il se disposa au spectacle comme il l’eût fait du fond de sa loge au Châtelet, à quelques pas des Halles et de la Rue du Pélican, assistant au plus étonnant vaudeville qu’on pût imaginer.
Madame de Raincy-Plessis, l’épouse de l’apothicaire, assise, en petite culotte - les autres vêtements gisant à terre - , sur le rebord du canapé de velours rouge, tenait, à hauteur de ses seins qui, pour son âge, présentaient encore une embellie satisfaisante, un livre dont le Comte ne put lire le titre, et que Hyacinthe - c’était son prénom - , lisait à haute voix et qu’il reconnut bientôt pour être tiré de « Fanny Hill, la fille de joie », une de ses lectures favorites. Tout en lisant, la belle promenait ses doigts ornés de bagues - cadeaux de son apothicaire de mari, à moins que ce ne fût d’un éventuel amant - sur le renflement de son Mont de Vénus, dont on devinait l’éminence, à peine dissimulée par le petit bout de soie rose qui lui servait d’écran. Monsieur le Comte, écoutant déclamer le texte, eût pu en devancer les phrases, tant il les avait pratiquées, ne se doutant pas cependant qu’il les entendrait jamais dans la bouche de Madame de Raincy dont les lèvres écarlates articulaient méticuleusement chaque mot, dans une sorte de jouissance esthétique. L’extrait mettait en scène Fanny qui, voulant se venger de Monsieur H…, s’ingénie à séduire un jeune garçon de dix-huit ans, fils de l’un de ses fermiers, que son maître vient d’embaucher.
« Le pauvre enfant répondait toujours d’un ton niais et honteux selon mes désirs. Quand je crus l’avoir assez bien préparé, un jour qu’il vint à son ordinaire, je lui dis de fermer la porte en dedans. J’étais alors … dans un déshabillé fait pour inspirer des tentations à un anachorète. Je l’appelai et, le tirant près de moi par la manche, je lui donnai pour le rassurer deux ou trois petits coups sous le menton … Je glissai les doigts, en le baisant, sur une de ses cuisses le long de laquelle je sentis un corps solide et ferme que sa culotte trop juste paraissait étrangler. Alors, faisant semblant de jouer avec les boutons qui étaient prêts de sauter par leur grand tiraillement, tout à coup la ceinture et la braguette s’ouvrirent et présentèrent à ma vue émerveillée, non pas une babiole d’enfant, ni le membre commun d’un homme; mais une pièce d’une si énorme taille, qu’on l’aurait prise pour celle du géant Polyphème ».
A l’énoncé de ces mots, qui semblaient faire à son corps ce que Dieu fait à l’âme, - était-ce une illusion d’optique ou l’effet produit par la lecture,- la petite soie rose, sans doute propulsée par le gonflement du Mont de Vénus, prit promptement le chemin des airs, ce qui sembla mettre au comble de la joie les autres protagonistes de la scène. Amusé autant que médusé, Le Comte, qui avait pris appui sur sa jambe gauche afin de reposer la droite, toujours soutenu par le cadre de la porte, se disposait mentalement à la suite des événements, se demandant quelle serait la prochaine comédienne qui animerait le vaudeville.
Portant son regard vers le sofa bleu qu’affectionnait particulièrement son épouse, il aperçut cette dernière, chevauchant ce dernier, dans une attitude fort cavalière, ayant pour tout vêtement un petit soutien-gorge à balconnet où s’épanouissait sa petite poitrine dont les mamelons, cependant, paraissaient plus foncés qu’à l’accoutumée, plus étendus aussi, les faisant passer de l’état de « museau de cochon » à celui de « museau de chien » - Fénelon eut à cette vision une pensée émue pour Ninon - ,le bas du corps n’ayant pour tout attribut que des bas noirs soutenus par un porte-jarretelles rouge sombre, le tout dénudant largement les parties les plus intimes de la Comtesse, dont l’apparente nonchalance contrastait, c’était le moins qu’on pût dire, avec sa réserve habituelle et les bonnes manières dont elle aimait à s’entourer. A l’instar de son amie, Yacinthe de Raincy, elle tenait un livre à la couverture noire qui tranchait sur la blancheur de sa peau et dont elle entreprit, à son tour, de lire un extrait, pour le plus grand plaisir de ces dames, telle était du moins la supposition du Comte.
Une petite voix flûtée, que ce dernier ne lui connaissait point, sortit de ses lèvres peintes en rouge vermillon, lesquelles étaient animées de mouvements lents et voluptueux, livrant passage à ce que Fénelon reconnut comme la suite de Fanny Hill, où le jeune garçon, enhardi par les avances de la Fille de joie, s’aventure à son tour dans le carrousel amoureux, prenant même l’initiative d’explorer un territoire qui, jusqu’à présent, lui était demeuré mystérieux :
« C’était une scène bien douce pour moi de voir avec quels transports il me remerciait de l’avoir initié dans de si agréables mystères. Il n’avait jamais eu la moindre idée de la marque distinctive de notre sexe ».
Le Comte, étonné par l’impeccable diction de son épouse, pensa qu’elle eût pu, de fort belle manière, jouer la Comédie sur les scènes parisiennes les plus réputées, d’autant qu’elle semblait parfaitement diriger le texte, prenant la hauteur nécessaire, le recul, pour qu’elle-même ne se confondît nullement avec ses paroles, les maîtrisât, leur donnant vie d’une façon autonome, permettant ainsi à ses auditrices d’en jouir à leur aise, selon leur propre fantaisie.
S’apprêtant à lire la suite, la Comtesse, cambrant légèrement les reins, prenant, de ses pieds, une meilleure assise sur le sofa - comme le fait un cavalier éperonnant ses étriers - , accentua sa posture et dévoila, aux yeux de ses compagnes, une généreuse anatomie, genre de forêt solognote frissonnant sous la brise. La voix, était-ce une conséquence du changement de position, devint pour ainsi dire, plus intime, plus profonde, propice aux aveux et aux secrets :
« Je devinai bientôt, par l’inquiétude de ses mains qui fourrageaient au hasard, qu’il brûlait de connaître comment j’étais faite. Je lui permis tout ce qu’il voulut, ne pouvant rien refuser à ses désirs ».