Inscrite dans la négritude
Barbara Kroll.
Peinture acrylique, 70 x 50,
2013.
"Inscrite dans la négritude" ne doit pas se comprendre, dans un premier temps, selon le concept de revendication politique ou de visée morale qui lui est communément attribué, mais bien plutôt comme un mouvement général de l'art, mouvement typiquement africain ayant posé les bases de l'art moderne et, notamment, les esquisses du cubisme synthétique dont Matisse, Derain et Picasso ont amplement imprégné leurs œuvres pendant une période extrêmement féconde de la création artistique, laquelle se situait entre 1912 et 1919. Si l'académisme antique et les représentations postérieures de la figure humaine trouvaient leurs naturelles assises dans la mise en œuvre d'une perfection du corps, dans un esthétisme créateur d'une sensualité épanouie, rayonnant vers l'extérieur, les formes picturales de l'art moderne, à partir des "Demoiselles d'Avignon" allaient migrer vers une abstraction plus grande, une intériorisation du ressenti, une assise plus "métaphysique".
Modigliani.
Nu couché - 1917.
Ce qui se donnait à voir comme le visible, à savoir la rutilance du corps en direction du monde (voir le "Nu couché" de Modigliani), devient maintenant, en partie tout au moins, de l'invisible, du non-préhensible directement par l'intermédiaire des sens, mais par l'élaboration d'un retour sur soi, lequel conditionne toute éthique aussi bien que toute liberté. Abandonner l'aire des apparences pour s'adonner à un genre d'introspection ne se fait jamais qu'au prix d'un effort, d'une conscience intentionnelle visant un objet particulier : le corps n'est plus ce miroir du réel sur lequel l'univers se reflétait, il devient objet de "réflexion" au double sens du terme de "renvoyer sa propre image vers le monde" et de "disposer à un acte d'entendement", donc à déboucher sur du concept.
C'est donc toute une conception de l'esthétique qui bascule avec l'art moderne. Le sujet peint naît à lui-même et c'est du-dedans de la peinture que s'anime le processus. L'ancienne notion de "forme-perspective" se dissout pour faire droit à une émergence du corps dans le monde vers lequel il projette son propre langage. Plus rien ne s'impose de l'extérieur comme une loi infrangible qui dicterait la façon adéquate de faire surgir l'œuvre et de la porter à soi. C'est l'œuvre elle-même qui crée son propre essor et impose son lexique aux Voyeurs, lesquels en assureront la perception selon les conditions mêmes de leur expérience antérieure, de leur subjectivité.
La peinture de Barbara Kroll, ce n'est ni la société, ni une quelconque Académie ou pétition de principe qui en fixent la voie d'accomplissement. Cette figure féminine surgit dans l'espace à partir de ses propres décisions d'être, ce qui, bien évidemment, l'assure d'une certaine liberté. Sans doute des influences agissent-elles en sous-sol, celles des conceptions contemporaines d'une proposition plastique inscrite dans son temps. mais il faut s'accorder à reconnaître que les "contraintes" sont minimales et que c'est bien plutôt d'une projection du corps de l'Artiste sur la toile dont il est question ici. Donc nous parlions de "négritude" de façon à mettre en évidence les influences de "l'art nègre" sur les propositions plastiques actuelles. Dans ce qui nous est donné à voir ici, se retrouvent, immanquablement, les lignes de force de ce qui a porté l'art du XX° siècle à son accomplissement. Les rapprochements sont évidents qui mettent en parallèle la même façon de traiter les visages, qu'il s'agisse de Barbara Kroll ou bien d'un masque Mahongwé du Gabon. Même forme ovale marquant la disposition à l'introspection, même absence de regard comme pour dire la nécessité d'une vision intérieure, même occlusion des bouches afin de signifier la dimension du silence qu'implique toute méditation.
Quant aux corps, qu'il s'agisse de celui de l'Artiste Allemande , ou bien de celui de cette étude préparatoire aux "Demoiselles d'Avignon", nous pouvons y tracer, sans peine, quelques lignes convergentes : même relatif hermétisme des anatomies qui ne semblent réellement accessibles que de l'intérieur même de la peinture; même inclinaison pensive des têtes, même élévation du bras comme pour témoigner de cette distance, de cette protection du réel alors qu'un abri semble être recherché, sinon une esquive de ce qui pourrait advenir d'un espace non maîtrisé; même abstraction sur lequel bute le regard du Destinataire des œuvres : la compréhension doit être médiatisée, d'un intérieur vers un autre intérieur; d'une conscience vers une autre conscience. L'on ne saisira adéquatement ces figurations plastiques qu'à s'immiscer à l'intérieur même de leur propre énigme. Si "négritude" il y a, c'est du pli intime de l'être qu'elle peut s'accorder à faire phénomène, sur le mode de la discrétion. Jamais les racines de l'être ne jaillissent au plein jour avec une manière d'évidence. Ce sont toujours des hiéroglyphes à interpréter avec une longue patience. Car, si l'être des choses, à commencer par celui de l'homme, était de l'ordre de l'immédiatement saisissable, alors il suffirait d'énoncer sur quelque agora mondaine : "Voici l'être" , à la façon dont Nietzsche dans Ecce Homo annonçait "Voici l'homme", et alors, le mystère serait résolu. Mais il en va autrement de Cela même qui détermine notre essence et demeure occulté.
Seulement quelques traits de cette "négritude" dont l'Artiste, tout comme les Existants, contribuent à rendre la silhouette visible à défaut de pouvoir en dresser l'effigie de pierre à la manière d'un menhir. Mais, cette "négritude de l'art" - entendez cette parution de "l'art nègre", ne saurait avoir lieu sans se doubler de cette "négritude" originaire dont Senghor et Césaire se firent les chantres poétiques. Car, consciemment ou bien à son insu, l'Artiste peignant cette toile véhicule avec elle les éléments sous-jacents de toute culture, aussi bien les vestiges de ce qui donna lieu à ce que nous pourrions nommer la "condition nègre".
Une rapide étude critique de l'œuvre placée en exergue de l'article fera apparaître quelques lignes de force selon lesquelles assurer une réception adéquate de ce qui y figure, ne serait-ce qu'à titre de filigrane. Dans cette peinture, les teintes sombres, plombées, sépulcrales, disent la lourdeur de la terre, les boyaux dans lesquels les hommes travaillent à extraire les pierres de la richesse, de la puissance; le visage scellé, lèvres closes est la scène du seul silence possible alors que règne la domination sans partage; le bras levé devant le visage est signe de protection face aux sévices corporels; le corps plié sur lui-même a la forme de la geôle qui le contraint; la couleur café est celle des plantations où l'on brûle sous l'assaut des rayons du soleil, sous la férule des Dominants; le fond inexistant sur lequel s'enlève la forme racinaire est une claire indication d'un néant actuel, d'une proche disparition.
Parlant de cette œuvre, nous avons trouvé, dans la densité de ses pigments, dans la touffeur de son traitement, le filigrane d'une essence de la "négritude" telle que la "logique" des civilisations l'a produite d'une manière historique. Le problème, dans ce contexte, est toujours de savoir si la sémantique perçue par l'Interprète était contenue dans la structure même de la proposition artistique. Difficile problème, puisqu'il met aussi bien en question le conscient que l'inconscient, à la fois, du Producteur des signes et du Destinataire de ces signes. Pour notre part, à l'évidence, l'œuvre de Barbara Kroll porte les stigmates de tels événements, - dont l'esclavage auquel il est fait allusion dans la critique -, aussi bien qu'elle porte au regard des interrogations métaphysiques et ontologiques. C'est le propre de l'art, en effet, que de témoigner de son temps, de témoigner de l'homme. Ici, les conditions en paraissent réunies. Peinture de la révolte et de la subversion. Peinture du tragique et du sentiment exacerbé de l'existence. Si ce n'était cela, ce ne serait que pure anecdote. Ce qu'assurément cette peinture n'est pas !