jnana chakshu
jnana chakshu. Mais que sont ces mots qui chantent comme une manière d'incantation ? Nous disons jnana chakshu, et nous sommes déjà transportés en dehors de nous, dans un lieu de liberté, donc affranchi de toute contingence. Certes il peut être déconcertant de se livrer à la magie des mots, de s'en remettre à leur charge poétique ou émotionnelle sans aller plus avant, sans creuser l'aire immense des significations. Or, prononçant l'étonnante formule jnana chakshu nous comprenons déjà qu'un ailleurs nous fait signe que nous pressentions à défaut de pouvoir le nommer. Mais observons ce magnifique portrait d'une femme indienne. Grande beauté qui émane de ce visage de cuivre, de ces sillons à peine naissants, de cette perle suspendue à la narine, de la braise rouge du tilak dont nous ne pouvons détacher notre regard. Nous sommes fascinés. Là est le lieu du sublime jnana chakshu, le troisième œil, celui de la connaissance qui conduit au monde intérieur. L'espace est immense qui se révèle une fois franchi ce point ultime : déferlement d'images dont la réalité n'est qu'une inconséquente copie, profusion du sens échappant aux habituelles divagations quotidiennes.
Mais nous ne sommes pas Indiens, nous ne sommes pas les traducteurs des Upanisads, ces courts textes poético-philosophiques en sanscrit censés nous ouvrir à une autre dimension, à une spiritualité. Mais, pour autant, sommes-nous fermés à toute compréhension de ce qui pourrait advenir hors du champ de vision étroit auquel nous sommes soumis ? Et, en tant qu'occidentaux, certaines images ne tiendraient-elles pas, en nous, un langage identique à celui des Upanisads ? Nous voulons dire une ouverture à d'autres lieux, d'autres espaces ?
Maintenant, il nous faut nous préparer au grand saut qui nous reconduira à une vision plus conforme du monde qui nous est familier. Maintenant il nous faudra tâcher de comprendre le contenu d'un autre portrait, lequel recèle aussi quantité d'images auxquelles s'attachent mille esquisses que, jusqu'alors, nous n'avions pas entrevues.
Certes, pour autant que nous le sachions, Zoé n'est pas Indienne, certes des différences existent avec celle dont le front est marqué du tilak. Certes les cultures sont différentes. Mais, pour autant, s'agit-il ici de deux univers qui seraient inconciliables, de deux comètes s'éloignant l'une de l'autre à la vitesse de l'éclair ? Nous ne le pensons pas. Par-delà l'espace et le temps, de grandes arches existent entre les hommes, les femmes, tous habitants d'une même planète. Mais voyons maintenant par où peuvent s'établir quelques homologies. Et où donc serait le troisième œil, le fameux jnana chakshu qui nous occupe sans que nous puissions en cerner la nature ? Ne s'agirait-il que de fantasmes, de pures hallucinations de notre imaginaire, de fantaisies ? Mais regardons donc avec suffisamment de complicité ce qui, sous nos yeux étonnés, se révèle avec la force d'une évidence. Oui, le troisième œil est bien là, sans doute hypostasié dans une certaine matérialité, ramené à un statut d'objet, mais là tout de même. Dans l'appareil photographique.
Cet œil qui paraît nous fixer, - pareillement à celui que Marc Lagrange a adopté pour son profil - n'est-il pas présent à nous révéler à nous-mêmes, à nous inviter au cheminement intérieur chaque fois que nous nous confrontons à une image vraie, esthétiquement aboutie, pourvue d'un langage ? Précisément celui de la lumière. Merveilleuse écriture qui nous en dit toujours plus que n'en révèle la surface de papier glacé. Extraordinaire aventure des photons nous entraînant par-delà la camera obscura vers le domaine d'une riche polysémie. Car il y a toujours matière à réflexion, à intellection, à étonnement donc à fréquenter les rives de quelque philosophie et, pour certains, d'une spiritualité.
Et cette camera qui nous fascine tant, n'est-elle pas la simple métaphore de ce qui nous affecte lorsque nous nous livrons à observer les choses ? Notre œil n'est-il pas cette optique à l'orée de la chambre noire; notre propre intériorité les flancs du soufflet où se déroule la subtile alchimie, la précieuse métamorphose; notre conscience la plaque sur laquelle s'impriment les grains d'argent, les seules connaissances vraies auxquelles il nous soit possible d'accéder ?
Et ce regard de Zoé, complice, rayonnant, venu tout droit du centre secret qui l'anime, comme pour tout un chacun, ne nous invite-t-il pas, à la façon du jnana chakshu, à nous diriger vers d'autres significations, à faire se déployer les formes qui sont latentes en nous, à faire surgir quelque icône dont, le sachant ou à notre insu, sommes les porteurs ?
Grâce à une conjonction des affinités, à une convergence du sens, les yeux de Zoé nous invitent vers d'autres yeux, vers un autre regard. Par exemple celui de Morphée, dont déjà, nous disions qu'il était investi, dans l'espace des sourcils, d'une "manière de tilak dont les indiennes parent leur front d'une goutte de curcuma, symbole du soleil levant, en même temps que marque de séduction."
Et la blondeur de sa chevelure, - nous parlons toujours de Zoé, - la profusion des crins assourdis ne nous invitent-ils pas à faire halte auprès de "la plus noble conquête de l'homme" - de la femme aussi, s'entend - , ce cheval dont Raphaël Macek nous délivre de si belles images. Là, entre l'animal et l'homme, c'est bien d'un échange entre deux intériorités dont il s'agit, comme la réverbération de deux regards cherchant à communiquer l'indicible. Mais jamais un regard ne peut longtemps être soutenu. Il en est ainsi de notre vie intérieure qu'elle doit souvent s'occulter afin de demeurer aussi près que possible de son essence.
Enfin, le pur et lumineux regard qu'atteste le portrait, ne nous entraîne-t-il pas au centre de nous-mêmes, vers le seul endroit où les Formes platoniciennes puissent se révéler, car faire de la réalité une Idée ne se réalise jamais que dans des lieux de silence.
Cette rapide évocation, partant du jnana chakshu, le troisième œil donnant accès à la vie intérieure, passant par l'œil anatomique, l'optique photographique, la chambre noire, convoquant Morphée et sa longue rêverie, la somptueuse encolure du cheval pour aboutir à une manière de cérémonie sacrée, ne nous a parlé que de nous, de notre condition humaine dont la photographie nous fait l'offrande avec tant de beauté !