Cerise est le désir.
Photographie de Marc Lagrange.
Regardant cette image, nous sommes d'emblée portés vers le lieu d'une plénitude. Pourtant le prétexte pourrait paraître mince qui met en scène une jeune femme s'apprêtant à déguster un fruit bien innocent. Mais s'arrêter là reviendrait à survoler la surface glacée de la photographie sans en pénétrer l'infinité de sens. Car il y a bien ouverture d'un monde, d'un univers troublant à force d'une supposée ingénuité. Que cherche donc à nous dire cette image dont nous pressentons la force sans en déceler les fondements ?
D'abord, d'une manière évidente, elle nous reconduit à la Genèse. Eve est là, devant nous, portant à ses lèvres le fruit défendu, perçant le secret de l'Arbre de la Connaissance. Mais est-ce bien de cela dont il s'agit ? Cet arbre ne cacherait-il pas plutôt l'Arbre de Vie et, par conséquent, le désir qui lui est coalescent, qui en constitue la condition de possibilité ? Le choix du fruit n'est nullement fortuit. Bien sûr nous ne pouvons éviter d'évoquer la pomme.
Mais si cette dernière s'insère parfaitement dans le projet newtonien par lequel la gravitation universelle est sommée de nous apparaître, sa mise en scène, ici, aurait manqué son objet. Comment, en effet, mieux susciter l'idée du désir qu'en proposant l'esquisse de la divine cerise ? Braise suspendue au milieu de la parenthèse rubescente des lèvres, prête à être immolée dans un festin princier, elle est la confondante incarnation de ce qui n'est qu'une infime vibration sur l'arc de la conscience. En peu de mots, tout est dit de ce qui pourrait survenir dans un temps suspendu : une subtile efflorescence ivre d'elle-même.
Nous restons dans cette manière de vérité épochale, nous sommes fascinés, tendus, maintenus dans un insoutenable suspens. Alors la parole parvient à son étiage, les mouvements se dissolvent dans leur propre impuissance, les bruits s'évanouissent dans l'orbe de leur inconsistance. Simplement muets, nous sommes reconduits à l'espace d'une profération immanente, nous sombrons dans les rets d'un discours mondain bien éloigné d'une sublime poésie, alors nous nous exprimons en prose. Nous nous en remettons à ce que nous suggèrent nos perceptions. Et c'est déjà beaucoup que de commencer à percevoir les nervures du sens faire leurs étoilements sans fin.
Nous sommes d'abord sensibles à la polyphonie des couleurs, à leur éclatement symbolique alors que, volontairement, la palette en est réduite à sa plus simple expression. L'irruption du carmin joue en mode dialectique avec sa complémentaire, un vert profond, si proche d'une nuit doucement permissive. Le déferlement blond des cheveux, leur coulée en souples vagues vers l'aval est saisi comme le début d'un voyage fluvial, initiatique. Le visage, les bras taillés dans une argile douce, une manière de luxueux et précis céladon, convient à quelque cérémonie secrète dans le mystère d'une alcôve. On est gentiment priés de demeurer sur le seuil. Jamais on ne s'abreuve à la boisson sacrée sans y avoir été invité. Ainsi en est-il de l'art du thé qui suppose une initiation en même temps qu'une inclination particulière de l'âme.
C'est la lumière, ensuite, qui nous saisit du dehors. D'abord nous restons impressionnés par sa réserve d'ombre. De là, de sa densité plénière naissent, pareils aux vers du poème, les linéaments d'une esthétique. Car la densité du noir, si elle peut troubler, faire signe vers Thanatos, n'est jamais la ténèbre, le pur néant. Bien au contraire, cette obscurité est la source même au cœur de laquelle va se déplier le creuset des significations. La merveilleuse sculpture humaine ne nous apparaît qu'au travers de sa confrontation à la touffeur de la pénombre. Elle est pur jaillissement de ce qui, depuis toujours, cheminait dans le ventre fécond des choses non dites, en attente de son éploiement.
Nous sommes requis de tenter d'épuiser la chair multiple de ce qui se manifeste sans pouvoir cependant y parvenir. Ainsi girent longuement à notre entour les constellations du questionnement, lesquelles se perdront dans les eaux limpides de l'imaginaire. Nous aurons perçu, l'espace d'une image, grâce à la puissance d'envoûtement de la peccamineuse cerise, ce qui toujours nous fascine parce que se soustrayant à l'emprise de notre volonté. Nous aurons perçu la force de l'image, son pouvoir de révélation, l'emboîtement des significations dont elle nous fait l'offrande. Ainsi, en abyme, se jouent, dans les reflets d'un vertigineux carrousel spéculaire du monde, les destins alternés et indissociables de l'Aimée, de l'Amant, de l'Amour. Car nous ne saurions mieux dire que l'image elle-même.