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8 mars 2014 6 08 /03 /mars /2014 09:20

 

L'Amour-La-Mort.

 

 

l-alm.JPG 

 Triptyque - Pierre Soulages.

Source : Lyon Capitale.

 

 

 "Un jour je peignais, […] les différences de textures réfléchissaient plus ou moins faiblement la lumière et du sombre émanait une clarté, une lumière picturale dont le pouvoir émotionnel particulier animait mon désir de peindre […]. Mon instrument n'etait plus le noir mais cette lumière secrète venue du noir. […] Pour ne pas les [les peintures] limiter à un phénomène optique j'ai inventé le mot Outrenoir, au-delà du noir, une lumière transmutée par le noir et, comme Outre-Rhin et Outre-Manche désignent un autre pays, Outrenoir désigne aussi un autre pays, un autre champ mental que celui du simple noir."       Pierre Soulages, Le Noir. 

 

 

 

 

  L'Amour-La-MortIl fallait que cela fût. C'était inscrit de toute éternité dans les choses. Sur les falaises de calcaire, les flèches des cathédrales, le murmure agacé des hommes. Il fallait que cela fût. C'était un matin de lumière grise avec des échardes de nuit et des lambeaux de jour. Je marchais, tête basse, le massif de la tête engoncé dans la rumeur des épaules. Le ciel, sa consistance de marbre, ses veines noires et blanches, je ne les voyais même pas. Cela entrait en moi comme une pluie qui fait tomber des nuages ses hallebardes de glace. Cela ressortait par le bout des orteils avec des bruits d'égouttement et je frappais le sol de mes chaussures lasses.

  Autour, les pierres anthracite de la banlieue, de longues coulures de vent sur le désert des avenues. Au loin les termitières de ciment où vivaient les hommes. La Mort, d'abord je ne l'ai pas vue. Elle s'est annoncée par des vibrations au milieu de mon sexe. J'en sentais la hampe dressée, la turgescence déjà au bord d'elle-même, l'urgence à coloniser le sexe adjacent. La Mort, j'étais de plain-pied avec elle. A armes égales. On m'appelait Amour. A la Mort j'étais destiné comme le lierre au tronc de mousse. Elle marchait devant moi avec un air de gloire modeste, oxymorique. Cela ne faisait nullement dans l'emphase. Non, cela faisait dans la certitude du rapt, de l'emprise, de l'annexion.

  Je voyais la mappemonde de ses fesses enserrée dans le triangle étroit de la toile, faire ses agissements réguliers. Une pure gémellité assurée de sa puissance. De ses hauts escarpins vernis, elle poinçonnait le sol avec la régularité de la Raison. Il fallait que cela fût. Ce déhanchement, ces globes pris en étau dans la fente de la jupe, noire, impérieuse, glanant le jour parmi l'incertitude des heures. Il lui fallait les boulevards semés de vent, il lui fallait l'absence d'existence, sauf une Effigie Humaine, une seule à faire sienne en guise d'éternité. Devant moi elle agitait sa redoutable engeance. L'abîme mortifère, je le savais, enduit de glaireuse certitude, ouvert comme l'étui de la fleur carnivore. J'étais L'Orycte à la corne dressée, j'étais le promis-à-La-Mort.

  Je ne souhaitais qu'une chose : lui balafrer le sexe de mon sabre levé et la reconduire au Néant. Elle se dandinait comme une Fille de Joie. Je devinais les bas résille pareils aux filets qu'on jetait sur les fauves dans les arènes. Je devinais la tête d'os croisés, je devinais la bouche et ses dents aiguës, je devinais les étriers étroits des seins avec la braise brune des aréoles, je devinais l'ombilic en spirale, la plaine du ventre labourée de Rien, je devinais les troncs maigres des cuisses, les boulets mortifères des genoux, la platitude des pieds et les ongles comme des jetées arbustives.   

  Ceci, je le savais depuis tout petit, moiAmour destiné à Celle-qui-m'attendait. Il fallait entrer en elle avec la certitude de n'en jamais sortir. Il fallait entrer en elle sans regarder son corps de Folle, sans toucher sa peau glabre à l'odeur d'outre-tombe. Seulement labourer son ventre et déposer ma semence comme le fait la tortue dans le trou de sable chaud. Puis recouvrir le tout et demeurer dans l'attente de ma propre généalogie. Cela il fallait que cela fût faitCela fut fait dans le meurtre de la lumière, sur une dalle de ciment, sous les cyprès d'encre alors que les dalles des Vivants alentour étaient envahis d'herbe et d'absence éternelle. Personne dans les cannelures  des rues pour assister à la scène Finalela Primitive était loin, dont j'étais issu. Maintenant il fallait lui rendre des comptes à l'Exigeantel'Incontournablel'ImpérieuseLa Salope Majuscule.

  Personne ne lui échappait et, du creux de la Veuve Noire où je gisais, hampe flasque, corne dilapidée, j'apercevais encore quelques pauvres Hères qui sortaient de leur termitière, agitant faiblement leurs anneaux étiques. Ils ne savaient rien de ce qui les attendait. Le Désir Pléthorique, l'ultime jouissance qui fait basculer de l'autre côté du monde. Il fallait que cela fût faitMa MortmoiAmour, ne dura pas longtemps. Faible ciron dans la démesure du vagin denté, j'ai rendu l'âme, celle que l'Existence m'avait prêtée et je n'avais plus de corps. J'étais un Rien que le monde ne pouvait voir. La Mort, sourire édenté de Grande Moissonneuse de vies, me manduquait lentement. Je me sentais me dissoudre parmi les acides laborieux du Temps. Mon Espace était si étroit que ma pensée y tenait à peine. J'étais au fond de la grotte terminale et les vagues amniotiques avaient eu raison de ma splendeur d'être. Ce n'était pas si difficile la Mort. C'était surgir au creux de l'événement dont nous avions tissé les fils un à un jusqu'à ce que l'écheveau s'embrouille. Alors on n'était plus qu'insecte pris au piège et la Mort était une habile entomologiste qui vous clouait net sur la planche du Destin.

  Mais, à qui donc parlé-je depuis l'antre où je réside ? Mais avec qui proférer un discours, au profit de qui ?  En vertu de quoi ? On dit des Morts - car, présentement je le suis -, qu'ils voient tout. Et, effectivement, je vois tout. Jusqu'à la dérision. Vos Silhouettes de carton-pâte, vous pouvez les remballer au fond de vos greniers vides. Vos allures de jeunes Éphèbes, Vous les Habitants des districts huppés, vous pouvez en faire des dentelles. Vous les Prolétaires qui hantez les avenues avec vos airs de belette et vos entrechats de bolchéviks, vous pouvez vous jeter dans la première Sibérie venue.VousTousToutes, les soi-disant Peuples de la Terre, vous pouvez faire l'amour sur les agoras, vous trémousser sur une planche de Fakir, vous enfoncer entre les côtes une lame de yatagan, ce sera pareil, il en restera toujours trop. Car, voyez-vous, "Frères Humains qui après moi-vivez", comme disait l'autre Cinglé de Villon, oui, le François qui fricotait avec la langue, eh bien Lui pas plus que Vousn'avez jamais eu une seule once de réalité. Pas même la feuille de cigarette. Pas même la respiration de la libellule. RIEN. Seulement cela vous avez été : RIEN. Et enfoncez-vous ça dans votre sale petit ciboulot à la meurtrière étroite. Entre nous ce sera vite fait, vu que Vous et le Néant, c'est dans le genre de la gémellité, de l'image dans le miroir narcissique dans lequel vous avez cru voir votre reflet d'Idiot Majuscule.

  Mais faut-il que vous soyez confit de bêtise pour même pas vous apercevoir que, par rapport à Vous, le moustique eût-il existé, qu'il vous eût toisé du haut de ses pattes anémiques et eût enfoncé sa trompe fouisseuse dans le mitan du lard que vous n'eussiez pas sursauté. Mais comment peut-on arriver à se barder de cette pleutre crasse qui vous obture les yeux en même temps que l'âme ? Mais je fais comme si vous aviez eu un semblant d'existence. C'est juste pour le Logos, à savoir pour entraîner ma rhétorique et porter au-devant de votre nullité l'esquisse de la Raison. Alors, voilà, maintenant, il me faut en venir aux mains. Je veux dire au langage des sourds-muets car seulement celui-ci peut atteindre votre posture d'irrépressible apophtegme. Car apophtegmes, Vous l'êtes, mais en tant que sentences vides et non avenues. Car jamais, m'entendez-vous, vous n'avez émis le moindre son, fait le plus petit geste, accompli d'acte mémorable. Non que vous en fussiez incapables. Peut-être le vent soufflant vers l'orient vous eût poussé vers  quelque lumière révélatrice. Sait-on jamais !

  En triste - ou plutôt bienheureuse - réalité, jamais votre parution ne s'effectua sur la scène du monde. Pas le plus petit saut de puce ou entrechat de morpion. Rien. Jamais vous n'avez existé. Juste vent de galerne et corne de bouc. Trois petits tours et puis s'en vont. Jamais vous n'avez existé parce que, pour ce faire, il eût fallu que vous acceptiez de quitter les pénates du Néant. C'est si confortable le Néant. Tout est possible alors que rien n'est possible. Tout est en attente alors que rien n'est en attente. Tout est vide alors que rien n'est vide. Vous aviez le choix de rester planqués dans l'Absolu ou bien de vous en extraire. Eussiez-vous existé et un Moraliste vous eût taxé de lâche, de couard, de sale petit salaud faisant un pied de nez à l'éthique. Merde à Spinoza ! Merde à Sartre. Et ainsi de suite, vous auriez réglé leur compte à tous ces grands déballeurs de sornettes de la Philosophie. Mais, d'ailleurs, pour qui se serait-elle pris, cette empêcheuse de tourner en rond, alors même que vous souhaitiez demeurer en-deçà de l'étonnement, bien pelotonnés dans le ventre chaud de l'invisible, de l'innommable, du nul et non avenu ? Mais de quel droit ? Du droit moral, politique, social et quoi encore comme autre fadaise ? Eussiez-vous existé et vous vous seriez retrouvés, HommesFemmes avec plein d'anicroches à gérer, du genre : Dieu existe-t-il ?  Pourquoi les lapins n'ont que deux oreilles ? Pourquoi les animaux ont quatre pattes, pas les Hommes ? La Vérité est-elle de ce monde ? La Liberté est-elle dans le projet ou bien dans la pure décision de soi d'être comme ceci ou bien comme cela ? Pourquoi la Terre tourne-t-elle ? Pourquoi des Riches ? Pourquoi des Pauvres ? L'euthanasie est-elle bonne pour la santé ? L'addiction au sexe est-elle une drogue dure ? Pourquoi l'expressionnisme a-t-il succédé à l'impressionnisme et pas l'inverse ? Le porte-jarretelles est-il érotique en soi ou bien est-ce le regard que l'on porte sur lui qui l'érotise ? Et encore plein de choses de cet ordre qui vous eussent empoisonné la vie.

  Vous avez bien fait de demeurer dans vos pénates cernées de vide, dans l'absence de couleur, de chaleur, de bruit, d'épileptiques remuements. En réalité vous n'étiez rien et, dites-moi, depuis le Rienvoit-on un brin de la Grande Comédie Humaine qui agite le monde de ses cloches de fou ? Mais je fais comme si vous aviez une pensée, une capacité d'intellection, des idées à bâtir, une volonté, des affairements, de l'espace et du temps, ces deux grands classiques avec lesquels on doit s'arranger afin de pouvoir paraître et agiter sa carcasse sur le praticable du Monde, dans les allées polychromes de la commedia dell'arte.

  Pour parler franchement, vous avez rudement bien fait de demeurer en-deçà du Grand Cirque, en dehors de l'immense Bazar où s'agitent le clinquant et la gloire de paraître. "Si j'aurais su, j'aurais pas venu", comme disait les petits loubards de "La guerre des boutons". Et, faut dire, ils avaient pas tort. Parce que des boutons, dès que vous  débarquez sur la plage de l'exister, vous en recevez plein les pognes, même les pognes elles sont jamais assez grandes. Mais c'est trop tard pour dire : "Stop, j'arrête." Simplement parce que les Montagnes Russes de la vie, elles tournent toujours dans le même sens et s'il vous vient l'idée saugrenue de sauter en marche, vous vous  retrouvez à l'Hosto avec la tête plein de bandages et les jambes en compote et c'est tout ce que vous avez gagné au grand bastringue. C'est pas plus dur que ça : la vie faut faire avec, d'ailleurs, après, vous aurez toute la Mort pour vous rattraper. Et je dis ça en toute connaissance de cause. Vous avez été plus sages que moi. Moi qui fais le malin et me goberge comme si j'avait gagné au Loto. Vous avez résisté aux sirènes de la tentation. Vous vous êtes attachés au grand mât du Néant et vous avez "laissé pisser le mérinos" comme disait mon Grand Oncle qui avait des moustaches en guidon de vélo, des bretelles "Hercule" et qui lisait le journal à l'envers, vu que l'école, il y avait jamais mis les pieds. Entre Lui et Vous, une parenté : vous avez tenu bon, vous avez remisé la Connaissance à plus tard.

  Mais moi, voyez-vous, j'ai pêché par faiblesse, par simple bêtise comme un gamin qui, chez l'Épicière du village, trempe la main dans le bocal de berlingots alors qu'elle remonte ses bas de laine pour la tenue morale. C'est comme ça. On sait qu'on se fout dans le pétrin, qu'on gagnera son pain de chaque jour à la sueur de son front et on y plonge gaiement dans le grand fourbi, dans l'immense foutoir que ça tourne à vous en faire attraper des vertiges. Enfin, voilà, au tout début j'y ai pas mis la main en entier dans l'engrenage. Je me suis contenté d'être une Idée dans le genre d'une fantaisie platonicienne. Oh ça portait pas à conséquence, sinon que je m'ennuyais un peu dans mon empyrée avec les autres Idéesqu'étaient pas plus drôles que moi. Alors j'ai aperçu le Grand Toboggan et, tout en bas, la fête foraine avec plein de Types et de chouettes Filles qui rigolaient. Il me fallait un corps. Les Idées ça avait pas l'air de trop les intéresser les Pimprenelles. Elles voulaient du dense, du consistant, du répondant. Du dur qui monte vite en régime. Alors je me suis laisser chuter avec mon corps tout neuf, sachant même pas que cette petite fantaisie qui allait vers le sol à la vitesse de l'éclair, ça s'appelait la "dialectique descendante" et, bientôt, j'ai réalisé combien c'était réjouissant d'être au milieu du "sensible" comme disaient les Futés et moi, le sensible ça me plaisait bien, surtout le sensible brun avec des cheveux courts, le nez en trompette, des seins comme des pommes d'api, des jambes longues comme un jour sans pain et l'Amour au bout des doigts. Bien sûr je savais pas trop ce que je faisais et, à force de fricoter avec ces Demoiselles, j'ai fini par l'attraper l'Amour, moi aussi. J'en redemandais, si vous voulez savoir. D'ailleurs c'est devenu mon sobriquet. Tout le monde m'appelait comme ça : "Amour, viens par ici; Amour viens par-là."

 

  Mais vous l'aurez vite trouvée la faille dans toute cette fable. Comme les Autres n'existaient pas, mon Amour tournait à vide. Mais c'était un genre de désolation comme il n'y en a pas deux sur Terre. Un matin, alors que j'errais dans un coin paumé de banlieue, je me la suis inventée la Mort, bien à moi, avec des escarpins qui tambourinaient le béton, des hanches en amphore qui se balançaient au rythme du vent, des fesses comme des dunes vivantes, des bras pareils à des lianes, des jambes qui flottaient au-dessus de la brume. Oui, vous connaissez la suite. L'amour on l'a fait. Comme des bêtes en rut. L'homme, "l'animal raisonnable" ils disaient les Autres du haut de leur science. Animal, OUI. Raisonnable : NON. Alors comme Ulysse qu'on aurait détaché de son mât, j'ai sauté en plein la Mort. Soudain, elle s'est retournée. Elle m'a donné un baiser. Vous savez, le fameux "baiser de la mort". C'était glacé et j'ai senti que mon âme s'envolait comme un boomerang qu'on lance par une fenêtre. Alors là, dans ce qui me restait de présence d'esprit accrochée aux lambeaux de chair, j'ai su qu'elle elle EXISTAIT la grande dévoreuse de vies, la grande Catin qui vous dépeçait comme la Manta Religiosis. Et elle laissait RIENJusqu'au Néant, elle vous reconduisait, jusqu'au Néant. Mais attendez, je n'en crois pas mes yeux. Mais vous êtes là, mais je ne rêve pas. Mais c'est si bien le Néant ! Vous dites ? Ça n'existe pas ? Vous en connaissez, VOUS, des choses qui existent ? Vous en connaissez ? Moi pas et même je suis sûr qu'avant longtemps vous serez morts, tout comme moi et vous ferez pas les flambards avec des trucs du genre de la finitude. Même elle vous collera aux basques. Et vous verrez, c'est pas si dur que ça d'être morts. C'est juste une question d'habitude. On a plus d'érection, c'est tout. Je veux dire on n'est plus un menhir avec une possible transcendance et tout le bataclan. On est contingent comme jamais. Et, croyez-moi, y a pas meilleur comme repos. Y a pas meilleur. D'ailleurs vous devriez essayer. Oh, oui, vous devriez essayer ! Comme ça je serais pas tout seul ! TOUT SEUL !

 

 

 

 

 

 

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