L'Enfant de la Dune.
Photographie : Thierry Chiès.
On le voyait souvent, à contre-jour du ciel, sa frêle silhouette se découpant sur la colline aux mille remous. Parfois un cerf-volant glissait sous le ventre des nuages avec son trait noir pareil à une liane. On disait de Neptune - tel était son nom - qu'il était né de la rencontre du sable et de l'eau. Enfant de la Dune, héritier de l'Océan, il en avait les caractères mêlés. Toujours prêt à se fondre dans le premier pli de sable, à plonger dans l'écume blanche de l'eau. C'était un enfant de neuf ou dix ans, au visage taillé à vif dans quelque ébène, les yeux pleins d'étincelles, cheveux léonins brillant au soleil. On n'en savait guère plus de lui que cette esquisse se dissolvant dans la brume. Personne ne l'avait jamais approché. Comme les lézards il disparaissait derrière la première vague venue et ne reparaissait que bien plus tard, à un endroit où on ne l'attendait pas.
Ses journées, il les passait à graver au canif des bois éoliens, à cueillir sur la plage des plumes de goéland ou bien des écorces qu'il faisait brûler dans un cercle de pierre. La nuit, les bateaux croisant au large apercevaient ces tremblants sémaphores, la trace de fumée légère aspirée par les étoiles. Il vivait dans un creux de la dune, entre deux falaises de mica. Son refuge était fait de quelques branches blanchies par les flots, de touffes de varech, de cheveux d'oyats tressés. Il se nourrissait de peu : quelques moules pêchées dans le trou des rochers, des patelles à la consistance de cuir, des algues brunes qu'il mâchonnait longuement, des pignons de pin huileux qu'il cueillait dans la forêt.
Le temps semblait glisser sur lui sans jamais l'affecter : il demeurait un éternel enfant, une brise, une onde, un simple écoulement de sablier. Il regardait le paysage comme le paysage le regardait et il semblait qu'une manière d'équilibre s'était établi. Intangible, non aisément perceptible. Mais c'était cela qui faisait son prix, sa singularité. Jamais on n'aurait pu envisager la Dune sans aussitôt ménager un abri pour Neptune; jamais l'enfant n'aurait pu apparaître longtemps sans son écrin de vent, d'air et d'eau. En quelque sorte, inclus dans cette nature sauvage, indépendante, il en constituait le pendant humain, la nécessaire conscience, la présence indéfectible. Il vivait au rythme des marées, la course du soleil était son constant éphéméride, les caprices du sable imprimaient sur sa peau le rouage des heures. Ce que Neptune aimait le plus, c'était courir sur l'aire de poussière, dévaler les pentes en s'enfonçant à mi-jambe et, enfin, se laisser choir sur la plage, puis plonger dans un éblouissement de bulles.
Ce qu'il aimait, surtout, c'était la constante métamorphose de la Dune, son aspect si différent selon l'heure du jour, la saison, les variations du climat. Oui, la Dune, "sa Dune", était pareille à un caméléon, suite alternée de teintes grises, blanches, marron. Couleur de terre, de cendre, de lave, de feuille morte, de céramique ancienne. Et, au loin, les reflets métalliques de l'eau, ses longues zébrures, ses écarts, ses confluences. On aurait dit de la limaille de fer, avec ses spirales, ses brusques aimantations, ses divisions, ses éclaboussures. Parfois, le matin, sur la plaque de mercure, glissait un long tanker garni de cubes multicolores, rouges, bleus, verts, argentés. Neptune ne se lassait de regarder ces myriades de mouvements, ces longues fuites vers la courbe de l'horizon, ces histoires qu'écrivaient les hommes à la force de leurs trajets.
Mais, ce qu'il aimait par-dessus tout, c'était imprimer des signes à la face des choses. Il ramassait un bout de bâton et gravait, sur le lisse du sable, les lettres maladroites de
N e P T U n E.
Et personne n'aurait pu dire comment cet enfant sauvage avait appris à graver son nom. Sans doute avait-il un don, une ressource omnisciente qui lui permettait, ainsi, naturellement, d'être au contact des choses. Il était presque le seul à voir son écriture trembler sur les grains de silice alors que le soleil faisait sa course immobile dans le ciel. Parfois, de son œil perçant, une mouette rieuse dévisageait ces inscriptions qui semblaient avoir existé de toute éternité. Parfois un lézard y superposait-il son empreinte comme pour dire l'harmonie du monde, ici, sous les rafales de vent surgi de nulle part.
Parfois, sur les traces laissées par les hommes, il dessinait des contours, hachurait des parties, faisait des suites de tirets et cela voulait dire son appartenance à la communauté du monde, mais de loin, comme si tout cela avait été regardé au travers d'une longue vue. Car Neptune voulait cet éloignement, cette distance et s'il avait su l'écrire, sans doute aurait-il gravé, du bout d'un bâton, simplement, un des plus beaux mots de la Terre :
L i B e r T é
Sa façon à lui, de dire les beaux mots secrets que les hommes cachaient au fond d'eux, c'était de marcher dans la frange d'écume, de bondir dans le vent, de dormir sous l'aile des nuages.
Parfois il dessinait l'ombre portée d'une plume d'un grand oiseau blanc et cela voulait dire le vol au-dessus du cordon des dunes, à la lisière verte de la forêt, ou bien le tumulte infini de l'eau, la pluie oblique, les marées d'équinoxe et les grands icebergs d'écume fouettant le sable, la brume comme un songe lointain, les paroles des hommes dans les villes au-delà des montagnes de sable.
Souvent, il s'amusait à suivre les ruisselets d'eau lors du reflux, faisant de minuscules barrages aves ses pieds, puis relâchant soudainement la pellicule liquide qui imprimait de longs rhizomes dans la croûte du sol. C'était cela que Neptune aimait. Cette infinie disposition des choses à se recomposer, à signifier, à déposer sur la peau l'empreinte du soleil, la caresse du vent, la vitesse de l'embrun, la croissance lente du temps, la démesure de l'espace. Tout s'ouvrait, brillait se répercutait en écho sur la courbure du ciel, tout paraissait dans la simplicité, comme si le monde était un arbre et qu'il suffisait de tendre la main pour en cueillir les fruits lourds, généreux, gonflés de sève. Neptune vivait, sans même s'en apercevoir, alors que les Existants, dans les termitières des villes, étaient à la peine, constamment livrés à leurs occupations multiples, à leur désarroi. C'étai là qu'il fallait vivre, sous le ciel, près des nuages, au contact de l'eau, entouré de brume et de lumière.
Parfois, le soir, le ciel se teintait d'indigo, la lagune faisait son miroir argenté, l'horizon s'éclairait de feux lointains. Il y avait partout, sur la grande colline minérale, près de l'Océan apaisé, le long des rochers couleur d'encre, les signes d'une paix immédiate, saisissable, si réelle qu'on aurait pu en dresser la figure pareille aux grands totems immémoriaux. Tout alors était si calme. Les grands bateaux qui dérivaient au large, tout près de l'horizon courbe, apercevant la silhouette de Neptune, lançaient leurs signes amicaux. Longtemps leur corne de brume retentissait entre eau et ciel, jusqu'aux confins des étoiles, alors que l'Enfant de la Dune, plié dans son rêve, se fondait dans l'éther. Bientôt les étoiles repliaient leur longs rayons. Le jour n'était pas loin de paraître.
(Les petites vignettes illustrées
sont de l'Auteur.)