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23 août 2013 5 23 /08 /août /2013 07:55

 

L'étranger en soi.

 

 

ees 


 

  "Nous, chercheurs de la connaissance, nous sommes pour nous-mêmes des inconnus – pour la raison que nous ne nous sommes jamais cherchés… Quelle chance avions-nous de nous trouver quelques jours ? Notre trésor est là où sont les ruches de notre savoir. Abeilles nées, toujours en quête, collecteur du miel de l’esprit, une seule chose nous tient vraiment à cœur : ramener quelque chose à la maison. Pour le reste, quant à la vie, aux prétendues « expériences vécues » lequel d’entre nous les prend seulement aux sérieux ? Lequel en a le temps ? Dans cette affaire, je le crains, nous n’avons jamais été vraiment « à notre affaire » : le cœur n’y était pas – ni même l’oreille! Bien plus, comme un homme divinement distrait , absorbé en lui même, aux oreilles duquel vient de retentir à grand bruit les douze coups de midi, et qui, brusquement éveillé, se demande « qu’est ce qui vient au juste de sonner ? » – ainsi arrive-t-il que nous nous frottions les oreilles après coup en nous demandant, tout étonné, « qu’est ce donc que nous avons au juste vécu ? » – ou même « qui sommes nous au juste ? » Et nous essayons alors – après coup comme je viens de le dire – de faire les comptes des douze sons de cloche vibrant, de notre expérience, de notre vie, de notre être – hélas ! Sans trouver de résultat juste … Nous restons nécessairement étranger à nous-mêmes, nous ne nous comprenons pas, nous ne pouvons faire autrement que de nous prendre pour autre chose que ce que nous sommes, pour nous vaut toute l’éternité la formule : « chacun est à soi même le plus lointain », à notre propre égard nous ne sommes pas des « chercheurs de connaissance ».


                                                       Extrait de : "La généalogie de la morale." - Nietzsche. 

                                                                                   Cité par Paul Poule.

 

 

 

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NB : L'article ci-après ne prétend nullement s'exercer à une compréhension

particulière de la pensée de Nietzsche, mais consiste en une libre méditation

sur les paroles du Philosophe.

 

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  « Chacun est à soi même le plus lointain. »   Comment mieux formuler ce genre de question fondamentale qu'à écrire cette manière d'écart par rapport à nous-mêmes, sinon d'écartèlement dont nous sommes, par essence, atteints comme si l'invisible raphé qui parcourt notre anatomie avait non seulement valeur symbolique, mais ontologique, opérant une véritable dissociation  de notre être. Nous serions éparpillés, fragments par-ci, autres fragments par-là, incapables de concourir à notre unité, d'assembler le divers, d'en réaliser l'harmonie. En réalité nous ne serions que des schizophrènes, des puzzles jamais totalement achevés, des Existants privés de cette belle "assomption jubilatoire" dont, tout jeune enfant, le miroir lacanien eût dû nous faire l'offrande mais qu'apparemment, nous n'avons guère éprouvé qu'à l'aune de notre imaginaire. Car si notre complexité humaine nous enjoignait d'user de l'assertion nous signifiant que nous sommes un "soi-même", en même temps qu'un "lointain", c'est bien à une diaspora de notre vécu intérieur que nous nous trouverions confrontés. Le sentiment d'infini, d'incomplétude, en nous, ne saurait trouver plus juste hypothèse.

  Mais ceci, cet éloignement de soi, pose une question immédiate, urgente : "D'où vient que nous ne puissions coïncider avec nous-mêmes ?". Mais, tout simplement, parce que "nous ne sommes jamais cherchés…" répond Nietzsche. Sans doute a-t-il raison, mais il convient d'argumenter. Le cheminement humain, de tous temps, mais particulièrement dans la période contemporaine, s'effectue sous le registre du divers, de la dissémination, de la distraction. Nous sommes toujours, par nature, ou bien au-devant de nous, perdus dans quelque projet inatteignable; ou bien en-arrière de nous, livrés à de constantes ruminations, soldant des dettes mémorielles, flottant parmi les réminiscences de tous ordres. L'effigie humaine, dans sa déambulation sur le grand praticable mondain, se révèle au travers d'un tremblement, d'une vibration. Jamais de repos, de suspens, de halte qui permettrait aux Individus de faire le point, de provoquer le murissement, de croître grâce à une réflexion, de transformer les contingences en essais d'esquisses signifiantes.

 Le problème majuscule est celui de la qualité de la temporalité que nous nous accordons à assumer. Le passé nous fige dans un temps révolu qui, non seulement ne se renouvellera pas - antithèse de "l'éternel retour du même" -, mais nous épinglera quelque part sur un point déterminé de notre destin, occultant bien des initiatives qui eussent pu résulter de notre liberté. Quant à l'avenir, il ne s'annonce guère sous de meilleurs auspices, notre projection en sa direction nous contraignant à ne jamais être dans une manière de plénitude, mais bien plutôt à souffrir d'un manque-à-être, lequel est, bien entendu, coalescent à notre situation d'homme parmi le monde.

  "Homme divinement distrait, absorbé en lui-même…" et ne figurant dans le présent que par un défaut d'attention, une aberration du regard, une distraction de la connaissance. Car, pour se connaître, il est d'abord indispensable de se situer ici et maintenant, dans les mailles du concret, dans la glèbe fécondante, dans la glaise lourde afin que notre corps puisse disposer d'assises sûres, tangibles, matérielles, de coordonnés spatio-temporelles, de percepts exacts, d'affects capables de se loger dans le creux de la main, d'épouser l'empreinte du pied sur le sol d'argile. Être situé, disposer d'une topologie, de coordonnées identitaires, de références stables, donc reproductibles, donc affectées d'une manière d'immuabilité. Là aura été dressé le tremplin d'où partiront quantité d'expériences signifiantes, une rhétorique claire aboutissant à construire un récit vraisemblable de notre cheminement sur Terre. Une prose nous disant, en quelque sorte, qui nous sommes, ce en quoi consiste notre destinée, vers quels buts il nous est possible de diriger nos pas.

  Ceci, cette halte sur les sentiers de l'existence est la condition de possibilité de nous entendre avec les choses, cependant elle ne saurait, à elle seule, en résumer la totalité du sens. Si l'hypothèse établissant la halte dans le présent, l'immersion dans le réel immédiat, le contact du corps avec le sol peut trouver quelque justification, l'on ne saurait s'abstraire d'une autre dimension portant l'Existant là où il doit être, c'est-à-dire dans la plénitude de conscience de lui-même. Reprenant l'assertion du Philosophe, nous y trouverons rapidement l'indication d'une perspective à considérer, celle-ci outrepassant le cadre empirique de la quotidienneté. Observons : "… divinement distrait…" : cet oxymore faisant aussitôt apparaître ce qui est à chercher, à savoir, sous la "distraction", la "transcendance" de l'existence, appelée, par essence, à être plus que ce qu'elle veut bien délivrer, en un seul empan perceptif, à nos yeux de myope.

  Bien évidemment, une oreille avertie des subtilités du langage ne pourra passer sous silence, l'opposition contre nature de ce qui a le caractère de la "distraction" et de ce qui est montré comme"divin". Nous parlions, précédemment d'une "prose" du monde dont l'homme serait la constante et éternelle figure, prose qu'il nous faut, maintenant, rapporter à ce Poème qu'écrit ce dernier, l'homme, à simplement exister. Car si la plante est vivante, si l'animal existe faiblement, l'humain, lui, existe pleinement, disposant majestueusement de ce "miel de l'esprit" par lequel  les choses sont fécondées et portées à leur acmé.

 "Abeilles nées…une seule chose nous tient aiment  cœur : ramener quelque chose à la maison."

  Or la maison, l'habiter, sont inscrits de toute éternité comme essence de l'homme, être homme, c'est d'abord "habiter".  

  "Bâtir-habiter, c'est ouvrir l'espace propre à l'être de l'homme… un "espace" qui relie la terre au ciel, les divins aux mortels, sans qu'aucune transcendance ni dualité ne viennent briser ce lien premier et fondamental. "

                                                                                                                   Philippe Granarolo.  

                                                                                             Conférence de la Londe.

 

    Ce qui veut dire, si nous reprenons la métaphore du sol, de la glaise sur laquelle l'homme pose ses empreintes, que cette terre butinée précisément par le "miel de l'esprit", devient aussitôt volatile, immatérielle, livrée au concept, à l'intellection, à l'art, à la spéculation philosophique; terre devenant, en quelque sorte "ciel" .

 " Notre trésor est là où sont les ruches de notre savoir."

  Merveilleuse image pour dire à l'homme que son être, son ultime fondement, il ne les trouvera qu'à habiter cette ruche du savoir, son essentialité et, alors il pourra de nouveau entendre (= comprendre, s'approprier son être) les douze coups de midi. Midi évoquant, bien entendu, l'heure zénithale à partir de laquelle rayonnent les mille feux de la conscience humaine.

 

 

 

 

 

                                                                     

 

  

 

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