L'instant d'avant la lumière.
Brume sur le port.
Perron Astrid - Belgique.
Sur une page Facebook de Laura Calliope.
L'encre de la nuit n'a pas encore dissipé sa tache bleu-marine et le jour n'est présent qu'à titre d'hypothèse. Les hommes, dans leurs chambres, sont dans l'étroit des songes et leurs corps dérivent longuement. Minces pliures que l'inconscient retient avant que ne surgissent les entailles de la lumière. Car il y a toujours danger à quitter la demeure nocturne et à s'inscrire sur la scène du monde. Là, dans le bouillonnement des draps, se recueille ce que nous avons été et ce qu'encore nous ne sommes pas. Ce sont comme des lianes, de longs tentacules venus du plus loin du temps qui nous cernent et nous inclinent à longuement dériver. Images souvent brouillées qui font leurs flux et reflux dans l'antre du cortex et dont nous ne saisissons le langage que sur le mode crypté, au mieux un balbutiement, sinon une manière d'incompréhensibles hiéroglyphes. Étranges gesticulations langagières, proférations de l'indicible, mots qui auraient perdu leurs formes pour ne paraître qu'à la mesure de coquilles vides, de conques marines que l'eau aurait désertées. Et pourtant, ces évanescences inquiètes d'elles-mêmes, ces abstractions qu'habille si peu de chair, ces effigies arrimées à de simples voiles de peau, nous y tenons, nous y soudons les nervures de notre âme comme s'il y allait de notre vie, du futur de notre conscience.
Au-dehors, les mailles étroites du jour ne laissent place qu'à une aire circonscrite à un tremblement, à une irisation presque imperceptible, phosphènes assourdis, ombres secrètes, silhouettes adossées au mystère d'être. Ce ne sont que faibles parutions humaines, aventures existentielles retenues dans une ouate compacte, minces survenues à l'orée de ce qui pourrait se dire mais encore se retient comme au seuil d'une ultime cérémonie. Y aurait-il place pour quelque sacrifice inaperçu ? Une icône invisible demanderait-elle une prosternation ? Les dieux attendraient-ils qu'une libation ait lieu à titre de reconnaissance ? Non, il ne s'agit ni de mythologie, ni d'une quelconque adoration qui délivrerait d'une dette, d'un signe à adresser à plus grand que soi.
Pour les hommes sur le port, dans l'orbe de leur nébulosité; ainsi que pour nous-mêmes allongés sur des nattes qui dérivons lentement vers la clarté, il n'en est que d'une errance, d'une recherche de ce que nous sommes ici et maintenant alors que les choses semblent immobiles, dans le genre d'un arrêt du temps. Rien n'existe plus qu'un espace vide, un abîme suspendu au-dessus du néant. Minimale invitation à paraître qu'une neige, sur le port, semble suggérer; qu'une lumière nocturne est sur le point de dissoudre. Identique impression de vacuité dans le cube de la pièce où les hommes sont livrés à de spectrales destinées. Le port, la chambre, comme deux pôles jouant en écho; deux voix aphones trouant le silence de leur cotonneuse abstinence. Il y a abandon du langage, en soi, d'abord, en l'homme ensuite comme une disparition de l'essence de la donation. Comment, en effet, porter sa vêture de carton-pâte au-devant du monde dès l'instant où la parole semble ne plus l'habiter ? Comment être simplement présents sans le gonflement intérieur qui dilate la conscience et la remet aux autres afin qu'exister puisse être simplement atteint ? Nous sentons bien cette impossibilité de tracer quelque esquisse signifiante. Seule la musique le pourrait, seul le poème en dirait la fugacité, seule la chorégraphie ou bien les cercles infinis dessinés par les Derviches tourneurs en réaliseraient une approche, jamais cependant l'exacte réalité. Autant dire que le médium adéquat serait seulement de l'ordre de l'intellection, de la vibration de l'âme. Autant dire l'outre étroite des certitudes. Parfois les flancs du réel se rejoignent à tel point que nous sommes remis à une confondante étroitesse, à une perception de l'univers infinitésimale, le nôtre d'abord; celui d'une probable altérité ensuite; mais aussi celui des choses à portée de la main.
L'instant d'avant la lumière est ce temps spécifique, ce temps gris apparaissant comme médiation entre la nuit et le jour; l'inconscient et le conscient; le passé et le présent alors même que l'avenir a la consistance des nébuleuses glissant infiniment sur la toile de la Voie lactée. De ce temps, cependant, il faut bien que nous fassions quelque chose de plus qu'un simple abandon au flottement onirique, lequel pourrait aussi bien s'inscrire dans le rythme d'une éternité. Et ceci, notre essor, nous ne pouvons l'assurer qu'à prendre appui sur la plénitude poétique de la nuit, ce noir dense et habité, jamais identique à l'implacable ténèbre, remettant les paroles essentielles du poème à l'extrême pointe du jour par laquelle toute chose se révèle et ouvre l'arche sur laquelle nous progressons en direction de cet alter ego que toujours nous appelons de nos vœux et qui disparaît avant même que nous l'ayons saisi. Bientôt les murs de la chambre résonneront de paroles joyeuses et multiples. Bientôt les hommes du port seront enfin lisibles. Toute chose sera rentrée dans l'ordre comme le chaos s'organisant toujours en cosmos. Mais ce mouvement subtil, il ne tient qu'à nous de le rendre visible et donc compréhensible. A cette fin nous disposons de ce magnifique convertisseur qui a pour nom "conscience" à côté duquel nous vivons, que nous frôlons de notre distraction sans bien en percevoir les conditions de possibilité. Nous sommes d'éternels voyageurs de l'inconnu !
Portant à nouveau notre regard sur cette belle photographie empreinte de sensibilité et de mystère, nous ne voyons pas seulement un paysage que nous pourrions enfermer dans des coordonnées, nous ne percevons pas uniquement une scène recevant sens et orientation grâce à un espace qui la définirait; nous sommes seulement face à une métaphore, la plus illisible qui soit, celle du temps réduit à l'instant, cette eau qui s'écoule depuis notre premier étoilement au ciel du monde et que nous essayons de saisir alors que nos doigts sont seulement habités de rosée.