La démesure du jour.
Source : Kurdish Art.
Cette image, nous n'avons guère besoin d'en connaître la provenance, le pays, le lieu exact où se passe la scène. Toute dramaturgie est, par vocation, universelle. Toute faille dans laquelle l'humain plonge et dont il devient la victime se dote immédiatement, d'un langage clair, aisément perceptible. Alors, pourquoi gloser sur ce qui, à l'évidence, est pourvu dès l'origine d'un sens que nous pouvons qualifier de pléthorique ? Pourquoi oser encore la parole, pourquoi poser le problème qui surgit au plein jour et, aussitôt, devient une braise à partir de laquelle la conscience ne pourra trouver de repos. Car la force de la photographie de témoignage est de nous situer, d'emblée, au foyer, là où l'essentiel rayonne d'un sombre éclat. Fascination à laquelle notre quotidien égarement n'échappera pas quoi que nous fassions. C'est ainsi, certaines représentations se dotent de la puissance de l'icône et, dès lors, nous sommes "reliés" - l'une des significations du mot "religion" -, mais "reliés " à quoi est-on en mesure de se demander ? Mais tout simplement à l'essence de l'homme, au concept d'humanité, aux préceptes de l'humanisme.
Car, ici, c'est bien de l'homme dont il s'agit. De l'homme en tant que conscience ouverte sur les problèmes du monde; de l'homme dans une perspective axiologique, lequel ne poursuit son chemin qu'à l'aune des constellations des valeurs fondamentales; de l'homme inclinant par simple devoir d'Existant aux préceptes d'une éthique. Vivre n'est qu'offrir le consentement à une ouverture face au visage de l'altérité. Dès que nous sortons de notre forteresse enclose dans ses propres principes - que nous croyons salvateurs -, s'éclairent les multiples perspectives selon lesquelles la figure de l'Autre nous apparaît, en même temps qu'elle nous questionne. Le miroir que nous tend le monde n'est jamais à regarder comme une simple esthétique, à savoir comme le théâtre de formes pleines sur lesquelles glisserait notre regard après qu'un bref jugement de l'ordre de la beauté a été posé. Si ce n'était que cela, alors, de cette image, nous pourrions dire qu'elle est belle, d'abord en tant que proposition plastique, ensuite parce qu'elle isole, parmi les sujets du vivant, une situation aisément compréhensible. A l'esthétique, il faut cette claire lisibilité, à défaut de tomber dans la confusion et le chaos, lesquels ne peuvent recevoir de langage commis à en définir les contours. L'esthétique est toujours une forme s'enlevant sur un fond, ainsi en a décidé, de manière très pertinente, la Gestalt-théorie ou Psychologie de la forme.
Mais, toute proposition esthétique, aussi aboutie fût-elle, ne saurait porter le regard au devant d'un objet et, ensuite, s'y abîmer, sans plus. Prendre acte, suppose toujours, de faire retour sur soi. Et de méditer ce qui nous a été donné à voir. Ainsi en est-il de cette image comme de toute facette du monde venant à notre encontre avec une charge de signification suffisante. Regardant et nous éloignant, vaquant à nos occupations contingentes, nous sentons bien qu'il y a quelque chose de l'ordre d'un manque, d'une insuffisance foncière à pénétrer au cœur du vivant, d'en éprouver la chair vive. Jamais la vision ne peut se confier à une telle absence, sauf chez l'aliéné, dont la perception du réel est déformée. Car, si nous renoncions à voir ce qui veut se dire, nous nous situerions irrémédiablement dans une manière de déni de nous-mêmes, en même temps que nous nous enliserions dans la démesure du jour. Cette démesure qui n'est que le chiffre de la déshérence humaine.
Imaginons un instant les choses sous l'angle de la métaphore. La nuit est partout répandue avec ses écharpes d'ombre, ses nappes de suie, ses corridors de ténèbres. Non une nuit disposée à la clarté poétique des étoiles, au chant lisse de la Voie Lactée, aux clignotements des lucioles. Non, l'opposé, à savoir une nuit d'encre et de bitume, une nuit lourde, compacte, collant ses ventouses au ventre de la terre. Longue dérive inconsciente du monde, perdition des choses occluses dans un ombilic étroit. Puis vient l'aube grise, puis l'aurore aux teintes d'argile, puis enfin la lumière fécondant la nature. Le Soleil - que nous considérerons selon le concept platonicien du Bien souverain -, fait ses étoilements, lance ses rayons dans toutes les directions de l'espace, faisant apparaître, ici et là, d'humbles mais éclairantes vérités dont les humains emplissent leurs yeux afin de connaître la beauté de toute chose. "Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles" si le miel solaire répandait partout ses merveilleuses gemmes, s'il coulait jusqu'au fond des vallées et des abîmes, s'il remplissait chaque âme humaine d'une nécessaire complétude, d'une heureuse plénitude.
Malheureusement il n'en est pas ainsi et, toujours, dans quelque recoin exposé à l'ubac de l'existence, subsistent des poches d'ombre, de ténébreux sillons dans lesquels se débattent, pareillement à des chrysalides que l'évolution aurait oubliées, des formes en voie de constitution, mais voués à s'arrêter en cours de métamorphose, apercevant le merveilleux papillon, la belle Uranie aux ailes phosphorescentes alors qu'ils ne pourront jamais prétendre qu'à l'inachèvement, l'incomplétude, le manque-à-être. La démesure du jour est cet oubli solaire, cette cécité humaine, ce chemin laissant aux buissons des aventures forcloses avant que d'avoir décillé leurs yeux et s'être ouverts à la clarté dont, tous sur terre, nous chantons l'hymne sans même en apercevoir les dissonances, sans en repérer les syncopes. Cependant, il n'est jamais trop tard pour nous accorder à ce qui s'imprime en filigrane sur la scène mondaine et que nous feignons d'ignorer. Bien des vérités se développent à bas bruit comme de sournoises maladies, embusquées dans l'ombre, en attendant de pouvoir éclore dans la touffeur des consciences.
De cette fillette se protégeant des assauts d'une trop vive lumière - tout regard est de cet ordre -, de ce petit garçon lové dans une manière de réassurance narcissique, nous n'avons pas parlé. A moins que le discours métaphorique ici présent, les ait dissimulés à nos yeux de chiots nouveau-nés ! Alors, regardons-les, avec les yeux de l'âme, afin qu'en nous puisse éclore ce qui toujours aurait dû s'inscrire à l'orée de notre conscience, dont nous sommes redevables, à savoir une constante disposition à l'Autre!