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17 janvier 2014 5 17 /01 /janvier /2014 09:31

 

La lame étroite du Rien.

 

 LLÉDR

 

Eneas Fog

 

 (Sur une page de Milou Margot).

 

 

"El líquido amniótico
y la laguna Estigia.
Entre dos aguas,
nada."

Antonio Rivero Taravillo

 

EL HOMBRE

 

 

   L'eau d'abord.

 

 C'est tout juste un point à l'horizon du monde, un germe en attente de voir, une oreille disposée à des échos si lointains qu'on les dirait issus du songe. C'est à peine une aube et la lumière est celle des gemmes, lente à se mouvoir, pareille à une résine. Les mouvements sont si doux, faibles oscillations, pure poésie disant le lieu originel, la conque donatrice de forme. Hombre est là, dans sa nacelle liquide, non encore issu de lui-même, seulement un pli avant que ne s'ouvre le sillon du sens. Il y a un langage, ou plutôt l'amorce d'une comptine et, au travers du dôme étoilé - un cosmos est en train de naître -, les sons font leur susurrement, leurs glissures souples, leur alunissement amniotique. C'est si bien cela qui sort du silence avec tout juste ce qu'il faut de voix, de présence pour dire l'effigie de l'homme, sa découverte étonnée dans si peu de temps, son immersion dans la grande marée battant les cinq continents de ses flux éternels. Alors, dans sa niche ontologique, Hombre, non encore parvenu au dépliement de la pensée, se love infiniment au creux de cette doline subtile qui féconde la moindre de ses reptations. Comme recueilli sur l'événement à venir. Pas encore homme, tellement semblable à l'hésitation animale à paraître sur la scène de l'exister. Pattes repliées sur la bosse du ventre, tête aussi lourde qu'une boule de glaise, plaine du dos doucement incurvée, long cordon faisant sa vrille aux confins de la Planète-Mère. Le museau est si fin, à peine fendu par l'ébauche de la bouche, et les yeux ne sont encore que deux minuscules points aveugles inconscients de la clarté nocturne de l'antre qui l'abrite. Une manière de pré-conscience heureuse d'elle-même. C'est si rassurant cette position d'attente par laquelle le monde s'annonce dans les lointains. Un peu comme un Marin sur son embarcation perçoit la terre enveloppée de brume sans en bien reconnaître les formes. Une promesse d'accueil, la survenue d'un port entre les pierres grises du quai, la ruelle à gravir, le seuil de la demeure, la table dressée, un feu dans l'âtre et des bras qui serrent pour contenir l'exil.

 

   La terre ensuite.

 

  Alors est la terre ferme qui rassure et mutile, donne et reçoit, abrite et exige. Car la terre, à l'opposé de l'eau, demande son dû, réclame son lot de sueur. La griffe, il faut la planter au cœur de l'humus, y introduire la semence, attendre le soleil, le cycle des saisons afin que le déploiement ait lieu qui nourrira les hommes. La terre est dure, la terre est inhospitalière et Hombre doit panser ses plaies, ôter de son visage les échardes du soleil, lisser son épiderme tailladé des morsures des ronces. La terre est aride, parcourue d'immenses lézardes qui boivent les pleurs des Existants. Car exister sur terre, sous la plaque dure du ciel, juste au-dessus de la poussière prolixe, sous l'assaut des maladies est toujours une redoutable épreuve. L'eau est loin qui disait l'origine, la douceur de vivre, l'Eden avec ses arbres aux fruits denses, ses cascades vives, ses guirlandes de fleurs comme des sourires venus de l'azur, ses étoiles d'herbe attendant la pause des Premiers Venus. Cela paraît si loin cette île qu'Hombre n'avait connu qu'à la manière d'un chiot nouveau-né, avec la bave faisant ses filets de cristal, les pattes leurs moulinets naïfs et primesautiers. Simple boule en attente d'un devenir tellement illisible. L'eau maternelle faisait sa cloison immatérielle, son duvet, sa percussion d'écume et Hombre, depuis son épidermique comète n'en ressentait que le battement assourdi, l'espèce de balancement lié au rythme naturel des choses.

  Mais, un jour, les eaux ont rompu la poche céleste, le déluge a eu lieu, livrant Hombre au monde hérissé de piquants où roulent les bogues des oursins. Il lui faut nager, longtemps, avant de trouver l'autre rive, la liquide, la terminale qui le sauvera de sa terrestre aventure. Mais il lui faut nager à sec, sur la terre, en rampant comme le ver,  contracter ses anneaux, puis s'étirer longuement avec les mottes qui déchirent le ventre. Car, ce que traverse Hombre, à la force de ses convulsions, de ses pathétiques contorsions, n'est autre chose que le RIEN, lequel s'étend toujours entre deux océans équivalents. Océan de l'avant-vie; Océan de l'après-vie. Mais cela, avant même de surgir dans la matière opaque du monde, Hombre ne le savait pas, ne pouvait le savoir. Ses ancêtres, comme lui, un jour, avaient déboulé, tête la première, dans la grande marée tellurique, avaient usé leurs membres jusqu'au moignon. Car l'essence de la Terre est de faire disparaître ce qui lui est confié. Une éthique de l'usure, une morale du délitement, un principe de l'effacement. Nul ne peut y échapper, sauf les fleuves et rivières lorsque, par bonheur, ils ne s'assèchent pas dans quelque faille mortelle. Hombre, tout comme ses semblables, dispose d'un corps que le temps - métaphoriquement la Terre -, use consciencieusement jusqu'à épuisement du sens. Bientôt, parmi les allées du monde, ne subsistent plus que d'infimes monticules pareils à de la cendre que le vent disperse aux quatre horizons de la destinée humaine.

 

 

   L'eau enfin.

 

  Rendu à une manière de forme originelle - la cendre est si proche de l'eau, de son parcours échevelé -, Hombre embarque pour le Styx, ultime voyage qui le mènera au travers des courants de la Haine, des rivières de flammes de la Passion, des fleuves du Chagrin, du torrent des Lamentations, du ruisseau de l'Oubli vers les marais du monde chtonien, les seuls à même de prendre en considération la condition aquatique dont la Nature l'avait pourvu mais dont, par une coupable inconséquence, il avait voulu s'affranchir afin de goûter aux joies terrestres. Mais ces joies ne sont pas à destination de l'homme, seulement réservées aux  arbres aux larges et profondes racines, aux reptations de la lave, aux gemmes brillant dans les veines sombres du limon, aux reflets métalliques qui sourdent de la nuit  immémoriale de la matière. La terre est trop primitive pour recevoir la chair de l'homme et la faire prospérer. La chair de l'homme est océanique, c'est-à-dire ouverte à la poésie et aux choses de l'âme, aux principes subtils.  C'est pour cette seule et unique raison que Styx, l'Océanide, fille d'Érèbe (les Ténèbres) et de Nyx (La Nuit) vient toujours reprendre son dû, cet Hombre (L'Ombre) que l'homme est toujours à défaut de pouvoir demeurer longtemps dans la lumière. Hombre est cet intervalle entre deux infinis, deux libertés d'égale valeur, l'Océan amniotique originel par lequel il surgit au plein jour, l'Océan final dont il fait sa dernière demeure. Son passage sur Terre n'est que cet éclair  pareil au Rien, cette temporalité dont il est tissé mais qui, toujours lui échappe, qui s'appelle existence, dont l'étymologie essaie de l'arracher à ce Néant constitutif, sans toutefois pouvoir y parvenir. Le destin de l'homme est donc tragique à n'être que cette brève illumination. Mais la beauté est toujours un vif éclat qui ne dure pas, comme l'aube ne paraît qu'à laisser l'aurore lui succéder dans une gloire de clarté. C'est l'éphémère de la vie,  que le Poète a voulu traduire en une formule aussi belle qu'elliptique. Nous pouvons la formuler de la manière suivante :

 

"Liquide amniotique et Styx.

Le Rien entre les deux."

 

"El líquido amniótico
y la laguna Estigia.
Entre dos aguas,
nada."

 

  Il n'y a pas d'autre vérité que celle-ci, d'un battement de l'Homme entre deux rives d'eau. La Terre métaphorisant la dramaturgie par laquelle nous sommes au monde alors que nous ne cessons de nous en absenter. Notre liberté ultime est à ce prix. Il nous faut y consentir !

 

 

 

 

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