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23 octobre 2013 3 23 /10 /octobre /2013 08:33

 

     Le démembrement du visible ou le jour écartelé.

 

  A peine issu de son aventure maldororienne, quittant la mansarde par les toits - ce qui lui évitait de saluer Olga-la-Concierge -, descendant le long du tuyau d'écoulement des eaux, Nevidimyj se retrouva sur les pavés luisants qui reflétaient les images inversées des Passants. Marchant, comme à l'accoutumée, mais d'une manière plus chorégraphique, pointes effleurant le sol de ciment, bras en arceau encadrant la tête, il longea les quais de Seine jusqu'à l'Île Saint-Louis. Parvenu à l'étrave de l'île, il ramassa quelques morceaux insignifiants, gravillons, feuilles mortes, mégots, tickets de métro - dont nous rappelons au Lecteur distrait qu'ils ne sont que la projection de Nevidimyj sur le monde qui l'entoure, l'enserre devrait-on dire -, les plongea au profond des poches, n'oubliant cependant pas de recueillir un bout de racine torse, malgré l'aventure dont il avait été le jouet bien involontaire, - encerclé et invaginé par les noires excroissances, s'en délivrant à grand peine -, racine dont il souhaitait en permanence posséder un fragment, fût-il dérisoire aux yeux des quidams qui le croisaient, s'étonnant de voir ce grand jeune homme dégingandé, serré dans ses vêtures étriquées, Youri donc, jouant de la racine comme un petit enfant l'eût fait d'un yoyo.

  Il faut dire que la fascination du moujik pour le sombre monde chtonien des végétaux , catacombes, caniveaux, réseau d'égouts et autres grottes souterraines , n'avait d'égale que son empressement à fuir la figure humaine qu'il ne percevait, la plupart du temps, que comme de simples concrétions surgies du sol par la grâce de quelque hasard géologique. La racine était pour lui, perdu dans le vaste univers - d'aucuns y verront une habile métaphore d'enracinement dans un sol qui lui avait toujours fait défaut, et, en cela ils n'auront pas tort, mais la dépendance ( aujourd'hui on dirait "l'addiction", l'image de la drogue, du reste, n'étant jamais bien loin de la condition nevidimyjienne ), l'aliénation de Youri par rapport à son objet était à la fois plus profonde et plus complexe, complexité qu'il eût été, lui-même, bien en peine d'expliquer tant cette figure racinaire était intimement entremêlée à son être de chair et de sang, aussi bien qu'à ses fonctions mentales. Souvent, parvenu au centre de la tourmente, lorsque l'existence faisait ses lourdes et lentes nuées, le zénith disparaissant sous sa chape de plomb alors que la mansarde virait au ciel d'orage, Youri se saisissait d'un bout de racine, tubercule informe, replié sur son ombilic, pareil à du gingembre égaré et bitumeux, le pressait au creux de ses paumes jointives alors que ses doigts translucides devenaient l'éphémère geôle occluse sur la sublime icône, la simple pression dans la conque manuelle débouchant immanquablement sur une déflagration orgastique dont Nevidimyj ne se relevait, tremblant, éclairé de l'intérieur, incandescent, qu'après un long moment, avant que le temps un instant suspendu ne retrouve ses assises terrestres.

  Alors le sentiment de l'égarement n'en était que plus grand, le souhait ardent de rejoindre l'incommensurable plus impérieux. Ainsi, au fil du temps, une situation ambiguë, une tension existentielle s'étaient-elles installées entre Youri et son objet-élu, tout ceci débouchant sur la dimension purement singulière d'une dialectique peur-joie au sein de laquelle perversion et volupté trouvaient leur jeu réciproque et leur abri naturel. La simple idée, même intellectuelle, même abstraite, de séparer les deux parties solidement imbriquées du tesson, le Russe d'un côté, le sombre végétal de l'autre,  eût constitué une entreprise hautement périlleuse à laquelle personne ne se serait risqué pour la simple raison que l'invisibilité récurrente de Nevidimyj aux yeux des Autres en excluait l'hypothèse même. Il y avait comme une confusion primitive, une manière de chaos originel au centre duquel les significations se biffaient, s'annihilaient réciproquement. Nevidimyj et la Racine étaient des symboles en miroir, des figures jouant en abyme, simples réflexions de réflexions. Essayer de démêler les fils eût constitué une tâche harassante en même temps qu'eût émergé de cette activité sans fond une aporie quasiment insurmontable. Jamais, en effet, l'invisible ne ferait phénomène sur de l'invisible. Autant envisager deux cécités se confrontant dans une douloureuse et tragique tentative de vision. En conséquence de quoi, le Lecteur, voudra bien accepter cette incontournable réalité à la manière d'une vérité et faire son deuil de supputations qui ne pourraient être que fortuites ou bien ne reposeraient que sur de pures vanités intellectuelles.

Pourvu de sa Racine, comme l'évêque de sa crosse, Nevidimyj poursuivit son erratique chemin, faisant bientôt ses circonvolutions et entrechats parmi les frondaisons du Jardin du Luxembourg, chaloupant entre les palmiers de l'Orangerie, se risquant à traverser le miroir de la Fontaine Médicis, faisant les pointes sur ses bottines alors que feuilles mortes, vase et débris divers en assuraient la baroque décoration, dialoguant  avec les antiques statues, méditant longuement derrière "Le Silence"; esquissant une manière de gigue à proximité du "Faune dansant"; mimant une muette poésie épique que rythmait Calliope de sa lyre inspirée; - quelques Passants s'intriguaient de cette étrange sarabande -; glissant sa main mensongère dans "La Bocca della Verita"; prenant la posture de "La Liberté éclairant le monde"; - en fait, toutes ces simagrées, toute cette comédie dont chacun eût pu penser qu'elles ne représentaient que des degrés croissants d'une folie à l'œuvre, n'étaient que de minces tergiversations, de minuscules tremblements du destin censés faire exister, le temps d'une sarabande, l'exilé-hors-de-soi qu'était Youri, perdu, sans attache, au fond de quelque sombre cachot, lui-même en réalité, sans possibilité aucune d'en sortir, d'apparaître au plein jour avec les traits de la normalité, les esquisses d'un vivre-avec-l'autre-que-soi, s'essayant à escalader le moindre monticule au sein duquel, à la manière d'un secret, pouvait dormir la sublime gemme qui illuminerait sa ténébreuse nuit. Ainsi, ces sculptures immobiles, silencieuses au milieu de leur densité blanchâtre, paraissaient-elles lui offrir un langage de pierre qui, jamais, ne l'offenserait, préservant en leur sein quantité de puissances cryptées, mais dont il espérait secrètement qu'elles se libèreraient de leur gangue, lui faisant l'offrande des histoires dont leur mythologies respectives étaient porteuses.

  C'est ainsi, qu'au milieu de ses traversées nocturnes, alors que le rhinolophe le faisait voguer sur ses ailes parcheminées, il s'apparaissait à lui-même selon quantité d'attributs hors du commun, tantôt chouette énigmatique tenue par Minerve; tantôt sous la figure de Psyché sous l'emprise du mystère; tantôt Acteur grec récitant son texte tragique écrit sur un antique parchemin; tantôt enfin - et c'est cette vision qu'il préférait -, sous les traits de Vulcain régnant sur les volcans à la puissance infinie et qui faisait jaillir de sa forge étincelante des métaux anthropomorphes, figures de l'altérité qu'il tenait en son pouvoir, infini démiurge modelant les formes selon sa volonté. C'est cela qu'il recherchait, à longueur de divagations nocturnes et de rêveries diurnes, cette inclination à la métamorphose qui, seule, eût pu inverser l'ordre des choses, le faisant passer par les divers états dont il eût  souhaité faire l'expérience. Même ses rêves éveillés se paraient de ces mille feux des transformations successives par lesquelles échapper au funeste destin. Lorsque ce dernier vous cherchait sous la figure du Potier, vous pouviez vous esquiver et n'être plus qu'une jarre en train d'être façonnée par d'innocentes mains n'ayant même pas idée de ce qui se tramait entre leurs doigts maculés de glaise.

 

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