La partie libre de l'être.
Photographie : Nadège Costa.
"Rien qu'un mouvement
Ce geste en dormant
Léger qui me frôle
Un souffle posé
Moins une rosée
Contre mon épaule."
Louis Aragon
Lancelot du Lac.
Incunable.
Source : Christie's.
Nous voulons connaître la femme, savoir en quoi consiste son existence, deviner ce qu'est son être, ce qu'il pourrait avoir à nous dire. De cette femme, nous regardons un portrait en pied. Devant nous se dévoile l'entièreté de la personne. Son effigie n'a rien à nous cacher. L'inventaire du réel est pareil à celui d'un objet, un livre par exemple dont nous pourrions dire le maroquin brun, les nervures du cuir, le signet marquant la page à lire, les tranches inclinant vers une couleur d'ancien parchemin. Certes, ce livre nous le possédons en quelque sorte, nous pensons en avoir saisi l'essentiel alors que l'intimité des pages blanches se dérobe toujours à notre regard.
© L'Internaute Magazine / Stéphanie Lechêne | |
Beaune - Musée du vin de Bourgogne |
Nous voulons connaître une femme, nous observons son portrait limité à son visage. Nous le détaillons comme un archéologue le ferait d'une amphore tirée du ventre d'un ancien galion. Apparaissent les anses à la belle symétrie, le corps teinté d'antiques couleurs, de patines intemporelles. Nous voyons le renflement élégant de sa taille, la douce fuite vers l'aval de l'image comme pour signifier la fragilité de l'assise terrestre. Mais l'intérieur, l'espace soutenant les flancs de la poterie nous n'en percevons rien, sinon le jeu extérieur, l'écho du vide résonnant sur le plein de l'exister. Nous sentons que quelque chose nous échappe, qu'encore nous ne savons guère définir. Comme si nous avions la fuite de la feuille mais non le vent qui la transporte et la fait virevolter contre la paroi claire du ciel. Comme si nous avions l'iceberg bleu, cette incroyable élévation de glace translucide, ne percevant ni ce qui, de lui, se dissimule à notre regard, ni les courants d'eau froide en assurant la sustentation dans le tumulte blanc de l'Arctique.
Toujours nous sommes au bord des choses, sur la corolle de leur être mais non au cœur de leur exister, dans la discrétion de l'étamine, là où se dissimule le secret du pollen, sa possibilité fécondante. Alors, ramenant ceci aux figures que nous offre habituellement la photographie, à savoir le portrait en pied, la représentation du visage, ne nous sommes-nous pas égarés sur des sentiers aussi faciles que ne nous conduisant nulle part, du moins en ce qui concerne l'apparition d'une hypothétique essence ? Il nous faut revenir à la proposition plastique figurant à l'incipit et y chercher quelque vérité s'y illustrant, peut-être par défaut. Notre regard est souvent saisi de cette manière de dispersion dont la plus évidente stratégie est de demeurer plaqué au phénomène sans chercher à en apercevoir les fondements originaires. Regardons donc. Ce qui veut dire : perçons la vitre opaque du réel afin que de l'indicible se révèle.
Bien évidemment nous serons saisis, en premier lieu, par l'évidence de toute forme suffisamment lisible pour qu'elle autorise quelque interprétation immédiate. Nous dirons la virgule de cheveux faisant sa courbe vers la pulpe des lèvres - arc pourpre de Cupidon ou bien fruit rouge du désir -; nous dirons le bel incurvé, tel une porcelaine, de la joue neigeuse, sa fuite vers la colline inversée du menton; nous dirons l'ébène des cheveux posée là comme pour jouer une belle partition avec le teint tellement semblable à celui de la Geisha; enfin nous dirons la presque inaperçue ascension digitale que couronne une tache de rubis, alors que le gonflement de l'épaule s'installe comme dans le retrait, à la façon d'un langage commençant à être proféré et demeurant en suspens.
Tout ceci nous l'aurons dit avec une belle assurance, sûrs de nos propres assises, de celles, aussi, de cette altérité nous faisant face, mais comme une donation tronquée, inaccomplie. Comme une invite à transgresser la cadre de l'image. Et si celle-ci, l'image, ne peut manquer d'en étonner beaucoup, cela tient au fait qu'elle s'auréole d'une belle singularité, dans sa figuration même, à savoir nous livrer simplement un fragment de la réalité. Geste de modernité qui, procédant par retraits successifs du réel, nous en livre une abstraction, donc une pure représentation intellectuelle de cette Existante dont nous sommes présentement occupés. Livrés à ceci qui dérobe à nos regards habituels la quadrature dont nous faisons la raison même de notre saisie du monde, nous sommes soudain conduits à voir différemment. Nos perceptions, nous devons les porter à un genre de dilatation, afin que quelque chose s'éclaire. Le réel est toujours une ténèbre compacte, un mur s'élevant au-devant de nous avec obstination, réel que nous devons nous efforcer de déconstruire de façon à nous distraire des contingences qui font notre siège.
Alors, cette épiphanie minimaliste, limitée à l'estompe de quelques traits, nous invite à un autre voyage. Nous y voyons, non seulement une pure symétrie qui nous livrerait, trait pour trait, un double, un calque de l'apparitionnel, autrement dit des yeux jouant en écho, une identique chevelure faisant la parenthèse du visage, une main portée à l'autre épaule afin qu'un juste équilibre soit visible. Non seulement morphologique, mais destiné à assurer les assises de notre raison. La raison il faut la cantonner à ce fragment d'une forme signifiante à laquelle, par nature, elle adhère. Quant à l'autre partie de l'être, celle qui se soustrait à nos sensations immédiates, il faut lui aménager un autre espace. Alors, ce que nous voyons, c'est ceci :
Les cheveux sont une eau, de simples filaments ruisselant depuis la cimaise du ciel; le front une falaise de craie arquée, caressée de vents longs et océaniques pareils au chant d'un subtil violon, aux modulations d'une harpe; les joues couchent leurs champs de neige, le lisse de leur écume sous la pureté verticale du nez; dans la rosée des yeux se lit l'événement du jour, sa transparente beauté, sa parution étonnée parmi les mouvements du monde; les cils sont de vivants insectes avec leurs pattes si fines - on croirait de simples tiges de verre - ; dans la conque ouverte des oreilles glissent les sons subtils à la limite de leur propre effacement, ellipses tellement semblables au vol du goéland; la pulpe des lèvres s'ouvre en grenade - on penserait au premier soleil, à son effusion dans la douceur -; des dents s'élève une harmonie d'ivoire, un souffle si ténu qu'on le croirait venu du profond d'une jarre, conte immaculé habité d'un temps immémorial; l'éminence des joues est si discrète, taillée dans quelque gemme lumineuse surgie des veines inconnues de la glaise, là où les bruits ont le silence des éponges; le cercle du menton dépasse à peine d'un fin brouillard et l'on croirait à une demeure cernée d'irréalité; les longs doigts effilés, surmontés de la braise des ongles, font leur lente reptation dans la vallée dessinée par la ramure du cou et la dune souple des épaules et, alors, c'est comme si l'on avait, non seulement la mappemonde du visage avec son lacis de fleuves étincelants, ses meutes de massifs boisés, ses hauts plateaux battus de vent et ses eaux claires tournant au creux des dolines; mais c'est la femme dans sa totalité qui surgit avec son corps d'albâtre, ses seins en forme de proue, la perdition presque inaperçue du nombril - comme un brillant étoilant la peau infiniment tendue du ventre -, l'amphore des hanches bruissant de mille désirs, la mélodie des reins que poursuit l'arrondi-Callipyge, le fuseau infini des jambes, la tension hiératique des mollets, la cambrure du pied dans son élégante esquisse. Tout cela, nous l'avons si près de nous que nous n'en percevons même plus l'infini poème.
Disant l'eau, la falaise blanche, les vents longs, le violon, la harpe, les champs de neige, l'écume, la rosée, les insectes de verre, le vol de l'oiseau, les grains de la grenade, la jarre et son gonflement, la ductile glaise, le fin brouillard, la dune à la si belle inclinaison, non seulement nous avons dit la femme, mais aussi, mais surtout, la belle liberté qui doit l'habiter à défaut de compromettre son essence, laquelle en dernier recueil est ressourcement du monde. On n'est pas jarre, amphore, conque, infinie courbure - donc langage à venir -, à seulement paraître sur la scène de l'exister dans la forme inaccomplie d'une source tarissant dans les plis de la terre. Disant cela qui fait de la femme, parfois, une "illusion de jamais vu", donc la certitude d'un toujours-vu, lequel se dissimule sous les traits de l'apparence, nous la reconduisons, grâce à une vision renouvelée de sa singularité à l'endroit des certitudes d'où, jamais elle n'aurait dû s'absenter. D'une simple considération fragmentée de son anatomie - son visage à peine au quart de sa présence -, grâce à notre imaginaire, à nos dérives oniriques, à notre fantaisie, nous lui avons permis de reconquérir l'entièreté du territoire qu'elle avait perdu et qui ne résultait que de notre propre distraction à son égard.
Le Poète Aragon avait raison qui disait :
Il n'aurait fallu
Qu'un moment de plus
Pour que la mort vienne
Mais une main nue
Alors est venue
Qui a pris la mienne
Qui donc a rendu
Leurs couleurs perdues
Aux jours aux semaines
Sa réalité
A l'immense été
Des choses humaines
Moi qui frémissais
Toujours je ne sais
De quelle colère
Deux bras ont suffi
Pour faire à ma vie
Un grand collier d'air
Rien qu'un mouvement
Ce geste en dormant
Léger qui me frôle
Un souffle posé
Moins une rosée
Contre mon épaule
Un front qui s'appuie
A moi dans la nuit
Deux grands yeux ouverts
Et tout m'a semblé
Comme un champ de blé
Dans cet univers
Un tendre jardin
Dans l'herbe où soudain
La verveine pousse
Et mon cœur défunt
Renaît au parfum
Qui fait l'ombre douce
Il n'aurait fallu
Qu'un moment de plus
Pour que la mort vienne
Mais une main nue
Alors est venue
Qui a pris la mienne
*****
La femme est toujours
cette "main nue"
qui prend la nôtre
et nous sauve
de notre propre dénuement.
Notre liberté est à ce prix.
En même temps que la sienne
qui révèle son être
au plein jour.
***