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19 mai 2013 7 19 /05 /mai /2013 15:51

 

LES MATINS BLEUS

 

 

 

  Beaulieu. Si loin déjà. Juste une ombre, une silhouette indistincte, un frémissement sur la toile du souvenir. J’ai laissé la voiture sous l’orme au feuillage sombre. Le jour n’est pas encore levé et la falaise blanche s’imprime sur la nuit, craie légère posée sur un grand tableau noir. Les cubes des maisons y dessinent dans le gris, une mince guirlande. Tout en bas, sur le cours fuyant de la Leyre, le Moulinavec ses fenêtres couleur bouteille, son arche menue qui enjambe la rivière, son île où le saule pleure ses feuilles vers le sol couvert de mousse.

  Tout cela a si peu changé. Comme si le temps avait arrêté sa course, s’était alangui, semblable à l’eau immobile d’une lagune. A la manière de l’ancienne Boulangerie, murs lézardés, fatras de pierres, grilles rouillées, portes envahies de lianes et de ronces. Un genre de mémoire prise au piège. Le vieux chemin en pente s’est couvert de bitume, de caniveaux de ciment. Un peu plus haut, le grand lavoir couleur de lichen – Maman y frottait le linge sur les pierres usées comme des galets -, et, en surplomb, le mystérieux trou noir sortant de la roche, son eau si claire qui cascade vers le bassin de briques. Des sangsues noires et visqueuses en tapissent les parois.

  Sur le fond du ciel qui commence à bleuir, les derniers bouquets de noisetiers, les premières maisons de Beaulieu. Il y avait, autrefois, à mi-pente, une large bâtisse du Moyen-âge, murs de torchis, colombages de bois piquetés au fer, grand avant-toit de planches où les hirondelles collaient leurs nids de boue et de brindilles. Maintenant, une simple villa blanche, aux vitres rustiques et étroites qui regardent vers les massifs de buis, le lavoir, les rives basses de la Leyre.

  Personne dans la rue à cette heure matinale. Les volets sont clos et les bruits réfugiés. Parfois, au loin, un aboiement, le chant premier d’un coq que filtre la brume, à la manière d’une étoupe. Je longe l’Eglise aux pierres meulières usées aux angles, maintenant coiffée d’un toit de tuiles qui lui donne cet air si étrange, gauche, métissé : son ancienne flèche de pierre menaçait de tomber. De grandes ornières traversent la rue, au milieu d’emplâtres de ciment gris. On a placé les égouts, enterré les fils; des réverbères sont perchés sur de hautes jambes de fonte, à la place des vieux luminaires de tôle. C’est donc là le nouveau visage de Beaulieu, celui qui ne me parle guère après tant d’années passées si loin. Une sorte d’amnésie.

  Je rejoins la Rue Principale, qui est aussi la route qui conduit de Neuville à Bastimont. Dans le petit matin, quelques rares voitures glissent sur le ruban de goudron comme au travers d’un rideau de pluie. Face à moi, maintenant, le cadre d’une photo magique avec, à l’intérieur, une maison ancienne, petite, couleur sépia, volets aux planches rouges, toit de tuiles moussues, entourée d’un mur crépi de chaux, portail de bois à deux vantaux, peint en blanc, grille aux losanges de fer rouillé. Et toujours, devant la fenêtre de mon ancienne chambre, le grand marronnier qui projette sur le mur son ombre tutélaire.

  La voilà donc, la maison de mon enfance, telle qu’en elle-même, sauf une petite marquise de tuiles rouges surmontant la porte-fenêtre qui donnait accès à la chambre des Parents. Je m’adosse à la clôture de la Maison Siloë, grande demeure de pierre au toit d’ardoises élevé, aux fenêtres minces, qui fait face à la Maison au Marronnier, celle qui fut, l’espace de quelques années, le centre de ma vie, de mes jeux d’enfant, de mes rêves insouciants. J’allume une cigarette, la braise rougeoie doucement, faible étoile dans le matin des souvenirs. Le silence autour, la terre comme si elle était désertée et mes yeux suivent les longs filets gris qui se fondent dans l’air. Alors, au moment où le jour commence à basculer, où les choses sortent insensiblement de l’ombre, ne livrant de leur être que des lignes abstraites, quelques traits de lumière, un frémissement, un vertige me saisissent, comme si, soudain, je tombais dans un gouffre sans fin, dans le goulet d’un tunnel avec, tout au bout, une étrange lueur semblable au clignotement d’une étoile.

 

  J’ai cinq ans, à peine. Je suis dans la chambre étroite que la nuit entoure de ses bras de suie. Les volets, à l’espagnolette, dessinent un toit ouvert sur l’ombre, un liseré plus clair à leur jointure. Rien n’est encore bien présent. Les hommes, les animaux sommeillent dans le silence, pareil au creux d’une ornière. De temps en temps, très loin au-delà du Village, quelques cris de dame blanche et peut-être le bruissement des bêtes nocturnes dans les bois, sur le dos des collines ou les plateaux de vent où glissent les oiseaux.

  J’aime cette hésitation du jour, ce moment où tout pourrait s’inverser, où le passé resurgirait, apportant avec lui les images anciennes. J’aime le matin quand il vire au bleu, qu’un vent léger agite les feuilles du marronnier et que la lune, sur le sol de bois clair, dessine de mouvants ocelles. J’ai si peu à faire pour percevoir les choses qui m’entourent. Tout vient à moi dans la simplicité, l’évidence, et ma tête se peuple d’images et mes oreilles bruissent de la mélodie du monde. Alors je ne bouge pas, je respire à peine, je laisse la vie couler le long de ma peau, y imprimer de légers remous, et tisser ma tête des fils ténus du songe.

  Reine, ma sœur, dort dans la même chambre que moi. Elle ressemble à une momie, le haut de son corps si peu perceptible. Je ne sais si elle sommeille vraiment ou si, à ma façon, elle se laisse dériver sur un radeau, tout près du jour, de son rivage de clarté. Cette heure est si mystérieuse, il lui faut son secret et les hommes ne le percent jamais, le cherchent toujours. Je sais les événements à venir, je sens leur vibration à l’intérieur de ma chair, de mon sang.

  Peu avant les premiers coups de l’angélus, Maman se lèvera, fera glisser ses mules sur le parquet usé du salon. J’entendrai bientôt le tisonnier cogner les bûches, les cercles de fonte se refermer sur les braises rouges, la bouilloire commencer à fuser. Alors, sans que personne le sache vraiment, le matin bleu se dépliera à la manière du printemps qui ouvre ses corolles à la douce insistance de la lumière. Puis ce sera au tour de Reine de se lever, de faire un peu de bruit, sans doute un brin jalouse de mon sommeil plus long que le sien. Elle traînera dans la salle à manger, cherchant dans son sac d’écolière le rouleau de réglisse avec la bille d’anis au milieu ; les petits papiers où sont écrits les secrets, les devinettes, les énigmes ; le cahier avec la poésie de Victor Hugo à apprendre.

  Se défroissant lentement, l’air portera sur ses membranes d’ombre, les odeurs neuves du pain grillé, du thé, du café. Ils seront les signes avant-coureurs de mon petit déjeuner en tête à tête avec Maman, quand ma sœur Reine, mon Père Armand auront déserté La Maison au Marronnier. Oui, Armand je l’entends, je le vois faire sa toilette, le visage couvert de mousse, se rasant à la lame, se vêtant de son pull à col roulé, de son costume de velours à larges côtes. Oui, Maman, Papa, Reine, je les vois attablés sous la lampe blanche cerclée de fer, ma mère Suzy ne prenant qu’une tasse de thé léger, ma sœur son chocolat, mon père son bol de café noir, brûlant, à l’odeur forte et épicée.

  Maintenant la clarté monte insensiblement dans le ciel, décolore les choses, confond tout dans un espace et un lieu communs. Alors, partout, sur l’immensité de la terre, naissent en une seule vague les gestes semblables des hommes, leurs déplacements, et leurs yeux sont des puits où se perd la clarté et leurs mains des gouffres où sombrent les rêves de la nuit. J’entends Reine, le crissement de ses galoches sur le chemin de gravier, le portail en bois qui grince, les recommandations de Suzy pour la rue où passent les voitures, pour l’école où Monsieur Sortin exige que les leçons soient sues, à la virgule près. J’entends la Traction Avant qui démarre, son bruit sourd de moteur comme un gros bourdon. Je vois Armand, ses gants de cuir ajouré, le grand volant noir, le tableau de bord avec ses chiffres blancs, son aiguille en forme de flèche, le levier de vitesse, sa boule de bois clair, les sièges de tissu marron, la roue attachée au coffre.

  Je reste alors immobile, au milieu de ma chambre, dans le jour qui dérive. Je regarde s’illuminer, de l’autre côté de la rue, le toit gris de la Maison Siloë, les parements de brique de sa façade, le mât de son magnolia dressé contre le vent, les fleurs pareilles à des mouettes blanches et aériennes. Je regarde l’immense plage du plafond, le lit défait de Reine, ses vagues d’écume échouées sur le mur gris. Je regarde les lames claires du parquet, les fentes profondes qui dissimulent les secrets de ma sœur, les miens, les histoires que Suzy nous raconte, le soir, avant de nous endormir, de livrer nos songes d’enfants au mystère de la nuit.

  Un bruit léger venu de la cuisine. Une voix, celle de Maman. C’est l’heure de notre « collation ». Un pot de confiture d’oranges et d’écorces confites, des tartines de pain grillé, du chocolat à l’eau, chaud, comme je l’aime. Juste un nuage de lait pour Suzy.

  Maintenant je suis dehors, dans le jardin. Habillé d’un pantalon de golf, d’un pull à grosses mailles et, aux pieds, des godillots à la semelle de bois. Sous le marronnier qui se balance sous le vent, je trace avec un vieux racloir rouillé, un lacis de routes pour mon camion de tôle, pour la Traction Avant modèle réduit que Papa m’a offerte pour mon anniversaire. Le soleil joue entre les feuilles du marronnier, projetant au sol des taches de lumière pareilles à des flocons. J’ai, tout autour de moi, mon univers en miniature : Maman à la maison, s’affairant dans la cuisine ; Papa dans la Traction dont les portières s’ouvrent, les roues s’orientent ; Reine dans le rouleau de réglisse qui tapisse le fond de ma poche. Parfois des sautes de vent arrachent les bogues des marrons qui roulent sur le gravier avec un bruit d’éponge.

  Alors, je sens comme une vérité première. Au matin bleu succèdera une après-midi blanche, puis une soirée entre chien et loup, enfin une nuit noire piquetée du chant des étoiles. Demain sera un jour nouveau, avec son aubehésitante, le tournoiement de l’ombre, l’attente délicieuse, et ce long rivage bleu parsemé de levers, de bruits, de départs et tout cela girera infiniment, comme la roue du Moulin sur la Leyre, tout en bas de Beaulieu, comme la lune dans la nuit, le soleil au centre du ciel.

 

 « Vous cherchez quelque chose ? ». 

Une voix douce et bienveillante m’a tirée de mon rêve. Je balbutie quelques mots. Je remercie.

  « Non, vraiment, je ne cherche rien… ».

Les volets de ma maison d’enfance sont encore fermés. Alors, comme mû par une sorte d’instinct, je traverse la rue, pousse le portail qui grince, comme autrefois. Je saisis à terre deux ou trois marrons à l’écorce luisante que je serre dans le creux de mes mains. Il ne manque plus, dans ce décor de carton pâte, que des silhouettes à jamais disparues, un camion de tôle, une Traction Avant, l’odeur du chocolat, la lampe blanche et son anneau de fer, le lit défait deReine avec son air d’océan abandonné. Je referme le portail. Je descends la rue où, déjà, les marteaux piqueurs sont à l’œuvre. La villa blanche. Les touffes de buis. Le lavoir où nous jouions, enfants, à pousser de fragiles bateaux, la Boulangerie et ses vestiges de pierre, le Moulin sur la Leyre où résonnent des rires d’enfants.

   Je remonte dans la voiture, comme dans un refuge, un abri. Je ne reviendrai plus à Beaulieu. Le réel poursuivra son chemin avec ses couleurs d’arc-en-ciel. Quant à moi, les matins bleus suffiront à combler ma mémoire, ils vivront leur vie imaginaire, ici ou là, ballottés entre passé et avenir, une "recherche du temps perdu", en quelque sorte…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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