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20 novembre 2012 2 20 /11 /novembre /2012 16:59

 

PERPETUUM MOBILE (4)

 

 Et alors que la grande beuverie prendra fin, du fin fond d’un silence abyssal s’élèvera alors une petite et amicale voix, suppliante et gémissante, pleine de crainte et d’espoir, une voix proprement humaine qui n’entend plus la clameur de ses frères et la réclame à grands cris, une voix qui ne veut plus prêcher dans le désert, qui veut à nouveau dire qu’on est pas seuls sur cette Terre, qu’on veut tous rester bien connectés entre nous, et cette voix si belle et si pitoyable à la fois réclame la restitution de son cordon ombilical, son branchement à la Mère-Langage, à la Mère-Parole, à la Mère-Comptine qui sauve de la solitude et de l’ennui. Je saisis donc le minuscule Mobile d’Henri. Ses yeux sont interrogateurs et suppliants. Vous croyez que vous pourrez les entrer les 14 numéros, j’ai presque plus de crédit, c’est comme qui dirait…une question de vie…ou de mort…vous savez, Philippe, quand vous y recevez plus RIEN sur votre Mobile, c’est comme si…, enfin c’est presque…, c’est enfin…je peux pas vous dire, c’est un peu comme si… on était plus soi-même…

  Henri me tend sa recharge Mauve à 50 Euros. Je suis vraiment ému. C’est la première fois que mes mains naïves et non consuméristes tiennent entre leurs dix doigts une aussi émouvante icône que des milliards d’humains sur la Terre vénèrent comme le Bouddha, Moïse, le Christ et Allah réunis. Je retourne la carte plein de crainte et de vénération comme si je portais le Saint-Sacrement. Alors Henri, balbutiant et souriant à la fois me dit vous voyez c’est ce numéro-là qu’il faut composer et après on peut téléphoner où on veut, le temps qu’on veut. Cette révélation il la fait un peu sous le sceau du secret, avec fierté et gêne en même temps, comme s’il venait de me confier des épisodes croustillants de sa vie intime, de l’ordre du lien conjugal ou peut être mieux de la liaison adultère, de l’érotisme crapuleux et je comprends que ça le gêne un peu aux entournures d’ôter avec une impudeur et un désir mêlés les dernières barrières de sa nudité. Je comprends à son regard que creusent deux pupilles sans fond que je dois me plier à sa supplique, qu’autrement il risquerait de défaillir là, devant moi, et que de ma part il y aurait comme non assistance à personne en danger. Alors je demande à Henri la marche à suivre. Il me dit d’abord vous tapez le 22, puis vous faites ce que vous dit l’Opératrice (il a dit « l’Opératrice » comme on dirait « l’Immaculée Conception » au milieu du silence recueilli d’une assemblée de pieux Evangélistes). Je tape le 22 et, en effet, l’Opératrice en chair et en os cybernétiques apparaît au bout du fil, sorte de voix anonyme qui semble venir d’au-delà du système solaire. :

  Composez le 0 sur votre Mobile.

  Ce que je fais sans plus attendre alors qu’Henri, pour me rendre service, me commente au fur et à mesure les procédures auxquelles je vais être confronté et dont il ne semble guère saisir les prémices.

  Si vous rechargez votre Mobile avec une carte Mauve, tapez le 1. Si vous rechargez avec votre carte bancaire, tapez le 2.

  Je m’apprête à obtempérer à l’injonction de la Muse du Cellulaire alors qu’Henri, commentant toujours ce que lui-même n’est toujours pas parvenu à faire, brouille un peu plus la communication.

  Nous n’avons pas reçu votre numéro composé de 14 chiffres. Vous n’avez droit qu’à 3 essais consécutifs.

Henri doit avoir vaguement entendu les propos sans équivoque de son « égérie » et ses yeux sont hagards de trop attendre et de ne rien recevoir. Je demande à mon vis-à-vis de bien vouloir se taire quelques secondes afin que je puisse mener mon entreprise à son terme mais sa logorrhée alimentée par l’angoisse du  Mobile coupé , du Mobile muet, scellé, plus jamais accessible ; le flot verbal est donc aussi difficile à enrayer que les marées d’équinoxe lancées à l’assaut des digues marines.

  Si vous rechargez votre Mobile avec une carte Mauve, tapez le 1.

  Je tape effectivement le 1 et je sens positivement les yeux d’Henri me transpercer le crâne pour savoir si les connexions que j’établis ont l’air d’être conformes à l’inébranlable volonté du Robot cybernétique qui, depuis un coin reculé de la terre, m’adresse ses mystérieux ordres. La procédure semblant correctement enclenchée, je commence à entrer les premiers des 14 chiffres sur le clavier et Henri me dicte les chiffres aussi vite que je peux les imprimer sur les touches si petites qu’un doigt d’enfant aurait du mal à y contenir tout entier. Je comprends alors que les gros doigts gourds d’Henri, plus habitués autrefois au jardinage qu’aux salons de manucure, aient du mal à pianoter les 14 chiffres sans empiéter sur les touches contiguës. Par bonheur il semble que le "deus ex machina" soit satisfait de la première étape que nous avons franchie sur son chemin pavé de bonnes intentions et qui, paraît-il, doit nous conduire au Paradis.

  Si vous voulez communiquer avec la France Métropolitaine, tapez le 12.

  Je demande à Henri qui acquiesce.

  Si vous voulez téléphoner hors France Métropolitaine, tapez le 00 121.

  Henri me signifie son accord pour toutes les procédures passées et même celles à venir. Je tape donc une invraisemblable suite de numéros, du 00 252 au 111 656 en passant par le triple 1, le triple 0, le triple 6, je confirme la réception des messageries et autres SMS, je souscris à l’illimité KDO, j’accepte le plan soir et week-end à la seconde, je valide le service visiophonie sur un plan tarifaire décompté à la seconde dès la 1° seconde, je zappe sur les communications WAP et WEB à la durée en CSD depuis l’Etranger (hors Monaco), je compose le #101# afin qu’Henri puisse accéder au menu des jeux SMS, puis le #111# pour qu’il puisse bénéficier des services SMS, puis le #102# pour atterrir en douceur sur les services du chat Mauve, enfin, après avoir activé les touches # et * dans un ordre bien déterminé, je confirme les options « journée infinie », « soirée infinie », « week-end infini », j’en rajoute même des options avec la spéciale « Maghreb », la spécifique « Europe », la classique « Internationale » et la « Satellitaire Interplanétaire », j’appuie enfin sur la touche haut-parleur afin qu’Henri soit bien informé de ses multiples avantages consommateur et alors, de tous les points de la pièce, des rainures du sol, des plis de tissu du canapé, des étagères où sont empilés les livres, des éléments de fonte du radiateur, des pieds de chrome du bureau, de sa tablette en stratifié noir, des pages blanches et noires des dictionnaires et des encyclopédies, des bigarrures des vitres martelées où se dessinent actuellement des étoiles de givre, des rideaux de lin léger, des blousons suspendus à la patère, des tiroirs, des classeurs, des tableaux et des sculptures, du tambour néo-calédonien à la grande fente longitudinale qui monte la garde à l’angle de la bibliothèque, du balafon malinké ramené d’un séjour en Afrique et présentement suspendu au mur, des figurines de terre et de plâtre patiemment modelées par mes mains hésitantes, des posters impressionnistes et expressionnistes, des figures abstraites qui hachurent les murs, du tube de néon à la clarté livide, des parois de plâtre, des lignes électriques qui courent au plafond, du revêtement de tissu des cloisons, des cartes de géographie en relief, d’une reproduction du « Cri » d’Edward Munch, enfin de tout ce qui m’entoure et m’est familier, de chaque  centimètre carré de matière sort un murmure qui ne fait que croître et embellir alors qu’Henri pleure de joie, comme Moïse sauvé des eaux, comme un enfant qui retrouve le giron de sa mère après une longue absence, comme un amoureux transi à qui son amante accorde enfin ses faveurs ; un murmure donc qui enfle et gonfle et se dilate aux dimensions de la ville, de la contrée, de la Terre entière et l’on entend un énorme bruissement, de puissantes vocalises qui s’enroulent les unes aux autres, des multitudes de sons qui ricochent et rebondissent, des vacarmes qui heurtent les tympans tendus comme des membranes de tam-tam, des mélopées, des tumultes jusqu’à maintenant proprement inouïs, des bacchanales de foules en délire, des huées qui réclament la mort de victimes dans de sanglantes arènes, des tohu-bohu d’écoliers, des plaintes et des soupirs de couples amoureux en détresse, des lamentations, des cris de saltimbanques, des voix d’hommes et de femmes, des voix d’enfants qui jouent ou se disputent, des voix hautes, aiguës, pointues, des voix graves, des voix caverneuses de quartiers en perdition, des voix sépulcrales venant de noires pierres tombales, des voix voilées, usées par l’alcool et la fumée, des voix tonnantes de maîtres, des voix vaincues d’esclaves, des voix cassées sourdes, nasillardes du peuple qui revendique, des voix adolescentes qui muent, d’autres aphones d’avoir trop crié, des rires aux éclats, des rires qui déchirent les gorges, des rires qui pleurent, des rires de fous, des rires qui se dissimulent, qui feignent, manipulent ; des plaisanteries, des loufoqueries, des sarcasmes, des persiflages, des rires convenus dans les Palais de la République, ceux plus circonspects des sociétés savantes, des rires déployés sur l’immense scène de la vie à la façon de la Commedia dell’arte, des rires grotesques comme s’ils étaient issus des monstres archaïques et rupestres de la Renaissance, des rires spirituels, ironiques, narquois, grivois, sardoniques ; des plaintes et des pleurs, des doléances, des réprimandes, des remarques chagrines, des amertumes de misanthropes, des constatations sceptiques, des réclamations, des protestations, des accusations, des dénonciations, des récriminations, des langues savantes aux termes compliqués, des langues populaires, des idiomes et des dialectes, des patois, de l’argot et des langues vertes, des onomatopées, des récits, des dialogues, des monologues, des soliloques, des opinions contradictoires, des pensées en forme de maximes, des réflexions censées, d’autres aberrantes, des commentaires sur l’art, la religion, la philosophie, la culture de l’hysope, la science héraldique, la généalogie, des proverbes et des aphorismes de moralistes, des plaisanteries grasses, des discours sophistiques, politiques, éthiques, des apostrophes, des digressions, des divagations, des banalités du Café du Commerce, de longues périphrases, des circonlocutions, des interrogations métaphysiques, des négations de vérités, des affirmations gratuites ou mensongères, des galimatias, des fadaises, des fariboles, des réparties d’amants et de marquises, des déclarations d’amour, des mots d’humanistes, d’autres de tyrans, d’agresseurs, des prières, des incantations, des mots magiques, des mots comme des vagues qui dressent leurs murailles, leurs hautes falaises et retombent soudain et alors, quand le Mobile s’arrête, que la Grande FraternitéMachinique s’interrompt, que tout le tumulte retombe, il y a sur la Terre, sur les montagnes et les fleuves, les mers et les rues des villes, dans les maisons aux murs de ciment, une sombre faille qui creuse son abîme et les hommes sont perdus, seuls, irrémédiablement seuls et soudain c’est comme s’ils n’avaient plus de pensée, plus d’yeux et d’oreilles, plus de peau pour éprouver l’air, plus de narines pour sentir, plus de langue pour parler, plus de mains pour palper, plus de pieds pour avancer, c’est comme s’ils n’avaient plus, au centre d’eux-mêmes qu’une cavité en forme de désarroi, de bonde irrémédiablement expulsée par où s’écoulerait tout le sens du monde et alors ça devient évident à leurs yeux exorbités, ils se vident d’eux-mêmes à la façon d’une amibe qui digèrerait sa propre substance et leurs oreilles hurlent de silence et leurs yeux s’aveuglent de clarté et leurs membres s’amputent de mouvements et leur peau se retourne sur un immense vide et c’est pourquoi Henri, en ce moment même, dans la pièce où nous nous faisons face tous les deux est si terriblement absent alors que son sourire semble dire exactement le contraire.

 

 

                                                                                                                             A suivre...

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