TERRE BLANCHE
Avons-nous une prescience des choses, des événements, l’avenir peut-il parfois se dessiner à l’orée de notre conscience, y imprimer par anticipation quelques signes dont nous pourrions déchiffrer le sens ? Nous n’avons aucune certitude à ce sujet, seulement une vague intuition. Saisissant une large feuille d’iris pour en faire un lien autour d’un bouquet de fleurs champêtres, nous nous entaillons le pouce et un peu de sang en surgit que nous étanchons en suçant notre doigt. Voulant franchir le ruisseau à gué, nous posons notre pied sur d’accueillants galets dont l’invisible limon nous a surpris, bleuissant notre cheville. Souhaitant profiter des premiers rayons du soleil, nous exposons notre fragile peau hivernale aux assauts de la lumière printanière, notre épiderme s’auréolant bientôt des irisations de la brûlure.
L’entaille du pouce, le bleu à la cheville, les auréoles de la brûlure, nous les portions déjà en nous, nous le savions, comme des plaies latentes qui attendaient de s’actualiser. Des plaies minimes, bien sûr, qui, sans doute, ne laisseraient que peu de traces, que nous aurions pu éviter. Mais nous avions le pressentiment qu’elles étaient, en quelque sorte, inéluctables, qu’elles devaient advenir, qu’elles faisaient partie de notre propre règle du jeu. Nous n’avons pas cherché à les éviter, souhaitant même qu’elles adviennent, à la façon d’un courant d’air, d’un tourbillon dans l’eau, quelque chose sans importance, que nous feignions d’ignorer, mais dont nous savions que les légères variations s’infiltreraient dans les replis de la mémoire, toujours prêts à resurgir, à sortir de l’ombre. Nous étions alors semblables à un animal tapi au creux de la terre, un lézard peut-être, en attente du réchauffement de l’air, d’un signal pour vivre au plein jour, faire palpiter notre gorge an contact des pierres tièdes, absorber la lumière par tous les ocelles de notre corps, nous débarrasser de notre ancienne peau, commencer enfin la métamorphose. La peau réelle, nous la laissions derrière nous, comme une guenille embarrassante porteuse de traces, de plaies, de sutures. Nous savions cependant qu’elle deviendrait bientôt peau imaginaire, qu’elle serait notre double, notre ombre portée sur les choses, qu’elle ferait écho à nos actes, modulerait nos gestes, influerait sur nos pensées.
C’est dans cette sorte de vague pressentiment de l’avenir immédiat, dans un genre d’attitude reptilienne préparatoire à sa propre mue, à son dépouillement, que je décidai, par ce bel après-midi de printemps, de rejoindre « Terre Blanche », ma maison d’enfance, à Beaulieu-la-Leyre. Ma mère y vivait, en compagnie d’Adeline, sa confidente, la gardienne du logis, en charge du ménage et de la cuisine, - qu’elle confectionnait toujours avec beaucoup d’attention - , s’occupant également des menus travaux, surtout d’intérieur, affichant peu d’inclinations pour les activités à l’extérieur, notamment pour le jardinage.
Passionnée par la botanique, Floriane, ma femme, était le portrait symétriquement inversé d’Adeline. Elle m’avait accompagné à Terre Blanche pour y effectuer, dans le grand parc attenant à la maison, ce qu’elle appelait, par une étrange habitude, des « saisonnements » — elle était familière de ces néologismes, dont je sus bientôt qu’ils résultaient d’une forme contractée de « saison » et « d’événement », ou, par paronymie, « d’avènement », et qui signifiait, ce qui, par la saison, arrive ou advient. Dans son esprit, cet avènement au sein de la nature, n’avait rien de messianique mais était le reflet d’une fête païenne et dionysiaque dont sa philosophie de l’instant était la plus pure illustration. Son dynamisme permanent, son matérialisme heureux, se traduisaient par ce contact simple avec les choses, par un émerveillement jamais altéré du spectacle continûment renouvelé du monde végétal auquel elle vouait une sorte de culte, puisant les sources de son inspiration quasiment liturgique dans « L’Encyclopédie du Jardinage », « Le Manuel de la Taille et des Boutures », « Le Guide de la Culture Ecologique ». De ses « mains vertes » naissaient des profusions de créations florales, herbacées, feuillues, des superpositions de mousses et de lichens, des tresses d’herbe, des enlacements de lianes, des liaisons d’écorces, des mobiles de branches, des éclatements de corolles, des éventails d’étamines, des tableaux d’écailles, des tournoiements de vrilles, des chapelets de capsules, des compositions épuisant la gamme des variétés végétales, céréalières, frugifères, oléagineuses, aromatiques, textiles, tinctoriales, médicinales, forestières, ornementales, fourragères, tout ceci dans une étonnante variété de formes, arborescentes, bulbeuses, ciliées, duveteuses, exotiques, géminées, grimpantes, lancéolées, lobées, naines, géantes, operculées, pubescentes, rampantes, tubéreuses, vivipares, zoocarpées. Prodigalité sans cesse renouvelée, à la façon d’une corne d’abondance, symbole de la diversité, du foisonnement inépuisable, du ressourcement continu, du cycle de la croissance, de la multiplication des espèces, générations spontanées, spirale sans fin des changements, des transformations, des transfigurations.
Située au lieu géométrique de cet étrange sabbat du végétal, Floriane apparaissait sous les traits emblématiques d’une nature brouillonne et enthousiaste, cette impétuosité la reliant, par son style, son tempérament, au-delà de la logique génétique, à notre fils Olivier, qui semblait avoir hérité de sa mère cette inclination au protéiforme, au déchaînement matériel; ils étaient l’illustration du passage de la puissance à l’acte, sous les traits d’une perpétuelle éclosion dont ils figuraient, selon la formule de Claude Simon, "les fragiles, turgescents et impérieux bourgeons."
Adeline, d’un naturel dévoué, toujours prête à rendre service, vivait cependant à son rythme, fait d’une alternance de périodes d’activité et de longs moments de pause qu’elle consacrait le plus souvent au tricot, se laissant divertir par l’ambiance lénifiante de longs après-midi télévisés; attentive à ma mère qui ne bougeait guère de son fauteuil et à laquelle elle servait quotidiennement, vers seize heures, une infusion de tilleul agrémentée de savoureuses madeleines qu’elle confectionnait elle-même et dont elle ne picorait habituellement que quelques miettes, soucieuse d’éviter un embonpoint qui commençait à faire de ses vêtements des tuniques martyrisées aux coutures distendues. Elle se rendait parfaitement compte de cette manière d’enlisement sournois qui la guettait, mais la seule compagnie de ma mère, dont l’accomplissement nonagénaire était proche, ne suffisait pas à éveiller en elle le sursaut d’activité dont elle aurait eu besoin.
Depuis la mort de mon père, nous venions régulièrement, Floriane et moi, entretenir le jardin d’agrément, le potager, tondre l’immense pelouse et soigner les arbres séculaires affectés des diverses blessures du temps.
Au début, Adeline prétextait du ménage à finir, du repassage en retard, une pâtisserie à mettre en route pour le dîner. Nous n’étions pas dupes de son manque d’intérêt pour les travaux agricoles et arboricoles et nous ne lui en tenions pas rigueur, conscients que sa tâche essentielle était de tenir la maison en ordre, de s’occuper du cadre de vie et, bien sûr, d’apporter à ma mère toute l’affection et les soins dont cette dernière pouvait avoir besoin. Elle s’acquittait de ses différentes charges avec aisance et naturel, témoignant pour son hôtesse des plus charmantes prévenances.
S’ennuyait-elle parfois, dans sa fonction de dame de compagnie ? Elle était une sorte de Pénélope recommençant sans cesse son éternel ouvrage, seulement distraite par les images et le son de la télévision, par les questions épisodiques, souvent réitérées et toujours les mêmes, que ma mère, perdant la mémoire et l’audition, lui posait sans même écouter ou entendre la réponse.
Toujours est-il que, les jours passant, au fur et à mesure des semaines qui étaient comme des jalons du temps dont les points de repère avaient pour noms : débroussaillage, élagage, taille, greffe, boutures, tuteurs, Adeline commença d’abord à venir voir les mutations du parc, à s’y intéresser, à ramasser quelques branches éparses sur le gazon, à les disposer sur le tas de feuilles à faire brûler, à nous demander quel était notre prochain projet concernant l’entretien du parc et du jardin. Il y avait eu, chez elle, au début du printemps, comme un léger frémissement dans son attitude, l’amorce même d’une curiosité et une implication physique, laquelle dans son esprit, - c’était une supposition de notre part -, lui permettrait d’effacer les « outrages du temps », d’amoindrir les rondeurs qui la menaçaient. Notre hypothèse se révéla juste; elle perdit du poids, retrouva une silhouette plus conforme à sa morphologie, « aidée » en cela par la reprise assidue d’un régime tabagique qu’elle avait interrompu, mais pour un temps seulement, et dont nous n’avions pas à juger, d’autant plus qu’elle ne fumait jamais dans la maison, mais dans le parc, toujours au pied du même arbre, un peu à la façon d’un rituel. Quelle que fût sa motivation, elle participait depuis peu à l’entretien de l’environnement de Terre Blanche, s’en trouvait bien et, pendant que ma mère rêvassait à l’ombre du tilleul, égrenant son passé comme on égrène un chapelet, nous maintenions, tant bien que mal, l’important patrimoine arboré du parc. Tout cela contribuait à une sorte d’harmonie, sinon de communion bénéfique pour tous, recréant de la sorte, sur le domaine de Terre Blanche, une communauté de vie à laquelle ma mère n’était pas insensible mais dont elle se détachait visiblement peu à peu, comme désinvestissant le quotidien à la faveur d’une trilogie existentielle se résumant à boire, manger, dormir. Sans doute s’agissait-il là d’une des astuces dont la vie disposait pour lui faire intégrer progressivement d’inévitables processus de deuil.
Arrivés à Terre Blanche dès la fin du déjeuner, nous avions trouvé Adeline adossée à son arbre favori, entourée des volutes de fumée de ses "Svenson", longues cigarettes américaines qu’elle affectionnait particulièrement. Entre deux longues aspirations, ayant précisé que Suzy, - elle avait pris l’habitude d’appeler ma mère par un diminutif dont cette dernière était porteuse depuis sa plus tendre enfance, son vrai prénom étant Suzanne -, se reposait sur la méridienne du salon, elle nous proposa de participer à l’entretien du parc. Floriane et moi, nous nous doutions qu’Adeline commençait à y prendre goût. Floriane accepta avec empressement, plus à la joie d’initier un nouveau disciple à l’art de la nature qu’au fait de disposer du renfort d’une « petite main ». Je n’avais pas très bien compris ce qui, dans l’esprit de ma femme, liait le jardinage à la couture. Peut-être la coupe et la taille étaient-ils à l’origine de cette étrange association, à moins que ce ne fût le rapport nature-culture.
Floriane précisa à Adeline, non sans une pointe d’humour et d’ironie, que notre trio habituel allait rétrécir comme peau de chagrin pour se limiter à un duo, pour la simple raison que j'avais opté pour un « pèlerinage » sur les terres de mon enfance. Le « sexe faible » se chargerait donc de présider à la destinée des arbres du parc. Avant que la discussion ne dégénère de la simple critique à une sévère remise en question, je saluai les deux déesses en charge du domaine sylvestre et me dirigeai vers la voiture pour y prendre l’appareil photo qui me servirait à immortaliser les paysages de ma jeunesse.
Hâtant le pas, le trajet ne dura pas longtemps, mais suffisamment toutefois pour que Floriane, spontanéité aidant, y glissât une réflexion sur le mode mi protecteur, mi satirique : "Céleste, n’oublie pas de prendre tes peaux de bête, il doit faire frais au bord de la Leyre !"