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8 décembre 2012 6 08 /12 /décembre /2012 11:19

 

COMME UN LEZARD

 

 

  Ma femme avait « visé juste » en mettant en évidence ma manie de superposer des blousons, des vieux de préférence, ce qu’elle interprétait volontiers comme un attachement au passé, comme l’interposition d’une frontière tangible destinée au reflux ou tout au moins à une mise à distance du présent et, a fortiori, du futur. Une recherche de l’immuable en somme ! Je ne sais pourquoi, - peut-être simplement la poursuite d’une méditation sur les métamorphoses lacertiennes - , mais sa réflexion m’avait soudainement fait froid dans le dos, et j’avais senti, bizarrement, le long de ma colonne vertébrale, comme le hérissement d’une épine dorsale. Quant à la partie antérieure de mon corps, c’était une sensation identique de fraîcheur intense, comme si mon sang s’était figé dans mes veines à la suite d’une brusque hypothermie, créant des zones différenciées sur mon cou, ma poitrine, mes cuisses, zones vaguement arrondies, à la façon d’écailles, alors que mes mains et mes pieds étaient en proie au même engourdissement générant un durcissement et un rétrécissement de mes ongles qui, en même temps, se recourbaient à la façon de griffes. Ce profond vécu interne, ce chamboulement métabolique, irradiait dans toutes les directions, altérant mon ouïe, troublant ma vision qui se décomposait en une myriade de facettes. Envahi par l’étrange sentiment d’une métamorphose ou d’une dissociation de la personnalité, j’ouvris la portière de la voiture dans une sorte de tremblement parkinsonien, me hissai difficilement sur le siège. Sans doute était-ce la nouvelle morphologie de mon corps qui donnait à ma progression une démarche quasiment rampante. Fortement angoissé à l’idée de constater l’étendue des dégâts, je sentais déjà un durcissement de ma peau, une dilatation de mes globes oculaires, un effacement du pavillon de mes oreilles au bénéfice de deux simples trous latéraux, un raccourcissement très net de mon nez qui avait subi une altération identique à celle de mes oreilles et dont je ne percevais plus que deux orifices étroits et palpitants. Ma position assise était malcommode, - j’avais pourtant repoussé au maximum vers l’arrière le siège du passager - , mais quelque chose de diffus, d’indéfinissable,  semblait prolonger ma colonne vertébrale, sorte d’éminence crantée, crénelée, qui avait du mal à trouver une position qui lui convînt. Je compris, il n’y avait désormais plus l’ombre d’un doute, j’étais devenu AUTRE, j’étais devenu un SAURIEN, et plus rien, maintenant, ne pourrait arrêter la métamorphose qui embrumait mon cerveau devenu reptilien, siège essentiel des émotions, de l’instinct à l’état pur. Le peu de conscience qui me restait, j’en usai l’énergie résiduelle pour constater avec stupeur la facilité du passage de l’humanité à l’animalité, me posant même la question de la prochaine étape qui me conduirait peut-être à la simple matérialité d’une excroissance tellurique, sorte de sillon d’argile parcourant la croûte terrestre.

  C’est dans cet état d’esprit, qu’au prix d’un effort surhumain, - mais que restait-il d’humain dans cette aporie ? - , je parvins à faire basculer le miroir de courtoisie fixé au pare-soleil et dans lequel je m’attendais à la brusque révélation qu’avait eue Grégor Samsa s’éveillant un matin, changé en un énorme cancrelat. L’imaginaire kafkaïen m’apparut à cet instant comme le réel lui-même, la scène quotidienne sur laquelle nous dansions cette sorte de pantomime grimaçante où, tous, nous portions des masques que nous ne voulions pas ôter, où, tous, nous étions revêtus de peaux multiples dont nous ne pouvions nous débarrasser. Cette « sauriennité » n’était donc qu’un effet du réel qui me concernait ici et maintenant, dans la plus compacte des réalités qui fût et qu’il faudrait désormais que j’assume.

  Portait-elle encore, en elle-même, une trace de l’homme que j’avais été ? Existait-il un cycle temporel propre à ce processus dont j’étais la victime, une sorte d’Eternel Retour qui me permettrait un jour de me retrouver sous les traits d’une humaine condition ? Fallait-il qu’Eros succombe à Thanatos pour créer les conditions d’une véritable métensomatose ? Pourrais-je, en un mot, retrouver mon corps, y demeurer d’une façon stable, en faire le lieu d’une fête à laquelle seraient conviés mes amis, scellant ainsi le bonheur d’une alliance nouvelle ? C’est dans cet état d’esprit décadent, pris dans le tourbillon de questions sans fin et sous l’effet d’une faible et mourante agitation neuronale que je me disposai, tant bien que mal, au choc que ma nouvelle forme ne manquerait pas d’imprimer à ma conscience, cherchant même, dans l’extinction progressive de cette dernière, la force de mon renoncement à figurer parmi les hommes.

La manœuvre du basculement du miroir constitua une épreuve autant physique que morale, une résistance mécanique s’opposait à mes gestes, sans doute aussi primitifs que la physiologie de l’arc réflexe chez les batraciens. Le déplacement lent du miroir, sous l’effet du soleil, renvoyait de faibles rayons vers le plafond gris anthracite, puis une lumière plus vive me frappa en plein visage, m’obligeant à cligner des yeux, regardant par l’interstice des paupières, apercevant le spectre que je redoutais,

 un visage, ou plutôt une sorte d’ectoplasme fugace, d’une nature indéfinie, zoo-    

 anthropomorphe, nimbé d’un brouillard qui paraissait immuable. L’état cataleptique  

 dans lequel je me trouvais aurait pu me figer pour l’éternité, me transformer en fossile, mais la chaleur qui filtrait au travers des vitres contribua peu à peu à me faire sortir de mon état d’hibernation, à retrouver un semblant de vigilance, à déciller mes paupières, à aiguiser mon sens de la vision, m’apercevant enfin que la buée qui s’était déposée sur la surface du miroir avait dû abuser mes sens, à la manière d’une hallucination, réalisant une anamorphose, une illusion, une amplification de mon imaginaire, créant une manière de bestiaire allégorique dont j’étais devenu, pour un instant, la figure monstrueuse et emblématique. Ce fut comme une vraie renaissance, une illumination des sens succédant aux ténèbres, à la torpeur et à l’inquiétude. Je sentis une énergie nouvelle parcourir mes veines, mobiliser mes muscles, amplifier ma respiration.

 

 

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