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10 mars 2020 2 10 /03 /mars /2020 10:26
De l'être à l'apparence .

Œuvre : Barbara Kroll.

De prime abord nous inclinons aux contingences de tous ordres. Nous disons : "Ceci est de telle ou de telle manière". Nous disons : "Ceci existe en raison de …". Nous fondons en raison et trouvons aux choses toutes sortes d'invocations terrestres, souvent inscrites dans une évidente présence. Nous voulons être rassurés par une logique de l'objet. Nous posons le monde devant nous - l'arbre, la montagne, la feuille, l'Autre - nous affirmons en tant que Sujets (cette "belle" invention de la raison discursive) et prêtons à tout ce qui nous entoure quantité d'esquisses que nous croyons signifiantes alors qu'elles ne mettent en jeu qu'une certaine habileté à occulter ce qui se dissimule juste au-dessous de la surface. Loin d'être une vue distale, laquelle prend recul et hauteur, notre point de vue sur les choses est partiel, partial et ne s'exhausse guère plus haut que les herbes de la savane que parcouraient nos ancêtres, les Homo erectus dont la vision proximale assurait la survie. Nous divaguons tout autour de nous comme l'abeille butine le nectar sans savoir qu'elle l'a vraiment fait. Nous sommes pures distractions de nous, de l'Autre, du monde.

Nous regardons et nous disons : "Ce sont de jeunes femmes dans un sauna." Nous disons encore : "Ce sont des danseuses avant la scène" ou bien : "Elles vont se vêtir avant de sortir en ville." Nous disons tout ceci et nous fabriquons une réalité qui, peut-être, n'existe pas. Mais qu'en est-il donc de ce fameux réel qu'à chaque instant nous évoquons, ne sachant trop en quoi il consiste. Mais, en tout état de cause, il n'est qu'un fragment de nous-mêmes en direction du monde, une configuration que nous lui prêtons, une esquisse que nous lui attribuons. Car, en-dehors de nous, pour nous, il ne saurait avoir aucun sens. Il s'agit toujours d'une question de face à face : moi face au monde et le monde en retour.

Nous regardons de nouveau et, avec une belle assurance, nous formulons : "Ce sont deux figures féminines face à face". Et nous nous pensons quittes d'autres justifications. Mais rien n'est moins faux que d'évoquer un tel face à face. Le seul face à face qui ait jamais lieu, c'est celui de soi avec soi. C'est seulement à partir de notre propre ipséité, à savoir de notre coïncidence avec nous-mêmes que le surgissement du monde est possible. En accord avec notre être nous dépassons le cadre de notre simple apparence, de notre figure lisible pour atteindre le seul lieu possible de notre liberté, transcender le réel, donner acte au monde, aux choses, aux Autres dans leur incontestable multiplicité. Ces deux jeunes femmes - situons-les dans l'atmosphère embrumée d'un sauna - ne se font face que de manière contingente. Là, sont-elles, dans cette posture, dans cette intimité propice aux révélations de tous ordres. Aussi bien auraient-elles pu se trouver dans un square ou bien assises à la terrasse d'un restaurant. Simplement de l'existence en train de dérouler ses anneaux, de tricoter ses mailles l'une à la suite de l'autre. Conversations, bavardage, confidences, mais jamais de l'être à l'état pur puisque celui-ci ne saurait exister en aucune manière. C'est nous qui lui donnons abri, c'est lui qui nous conduit vers ce temps dont il est tissé de manière si impalpable qu'il en est comme l'écho perdu dans quelque lande sertie de brume. C'est de l'indicible dont, pourtant, nous devons constamment nous assurer afin que notre cheminement dans la vie ne soit pas une simple hallucination.

Ces jeunes femmes qui devisent dans une apparente décontraction ont à se retirer, chacune dans l'antre ouvert de leur propre sérénité, à cet endroit où n'habitent que silence et coïncidence à soi, là où le battement de l'être devient perceptible comme peut l'être le bruit d'une source dans le sous-bois déserté. Car, pour que le bruit soit vrai, libre, assuré de sa propre parution sous les frondaisons du monde, il faut cette condition de possibilité du retirement, du silence, de la parole originaire se retenant jusqu'au bord d'un secret. La moindre effraction, le plus minuscule geste et tout serait compromis qui refluerait dans l'ombre fondatrice, dans le repli obscur du néant à partir d'où tout se révèle dans l'espace ouvert de la clairière. Ces jeunes femmes sont deux sources bruissant de concert dans la fraîcheur des ombrages. D'abord à l'écoute d'elles-mêmes en leur être, elles se déploient comme la crosse de fougère gagne l'éther, elles se déplient en direction de l'Autre, cet Autre dont l'étrangeté ne repose que sur le mystère de son propre être. Être contre être avant que l'existence ne fasse son pas de deux, voici ce que l'Artiste nous livre dans cette belle peinture pleine de réserve et de méditation en instance. Le sens est là, entièrement contenu dans la géométrie de quelques silhouettes fondues dans le jour, dans l'assourdissement de teintes venues nous dire la rareté de l'instant.

L'être, nous ne le voyons pas, car seulement "il y a être", tout comme il y a vérité, liberté, ces transcendances auxquelles nous nous devons de figurer sur l'avant-scène alors que dans les coulisses bruissent déjà tous les bruits du cheminement existentiel. Nous les entendons faire leur grésillement de flamme. C'est à une désocclusion de ce que nous sommes toujours, dans l'ici et maintenant du monde, que nous devons donner acte. La compréhension est dans le geste même qui se porte au-devant des choses, non dans leur chair muette. Dans l'oursin, c'est toujours le corail qui parle. Nous n'en voyons que la bogue aux épines violettes. Dans l'Autre, nous ne distinguons que sa bouche, ses lèvres, son corps, sa souplesse avenante. Figures de l'exister, modulations multiples, déclinaisons de ce que l'être, en retrait, nous livre de sa gamme infinie de possibilisations. Nous ne sommes jamais que cette vibration de corail, cette simple alternative du face à face de soi avec soi-même. Ce qu'est l'Autre en retour. Être est cette effervescence par laquelle nous nous donnons à nous-mêmes et à tout ce qui nous entoure, aussi bien cet Autre auquel nous croyons faire face alors que la dramaturgie humaine est entièrement contenue dans un jeu de miroir. Ego que le monde reflète, monde que reflète l'ego pour la plus belle fête qui soit : exister

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