" Le ciel pleure sur les Hemmes..."
« Il pleut, il pleut
et le ciel verse encore des larmes
sur la plage des Hemmes
et, malgré tous nos nuages,
toujours toujours
je t'aime et je t'aime ».
Les Hemmes de Marck
Par Alain Beauvois.
On est quelque part, dans une chambre obscure, on ne sait trop où et l’on sent, loin, là-bas, le monde dériver. C’est au fond du corps que tout se passe, que tout s’amasse en pelotes confuses. La crypte du ventre est lourde que cloue le grain de l’ombilic. Le massif de la tête, sous le flux du songe fait ses grises circonvolutions et c’est comme un vertige qui imprime son bruit de laine. Le jour est si bas, la clarté si étouffée dans l’antre du cortex. Dans la spirale de la cochlée ricochent tous les bruits de la Terre avec leurs signes pliés tels ceux des hiéroglyphes. L’incompréhension est grande et le tumulte partout présent. Le tronc des jambes s’éteint sous l’écorce abrasive de la peau. La peau, ce parchemin sur lequel inscrire le chiffre des heures, graver les joies et les peines, tracer les vergetures du désir. La voilà orpheline du monde, égarée parmi la mutité dense de la chair, empêtrée dans les fleuves de sang, absorbée par les humeurs vitreuses. C’est un tel égarement que d’être là au centre de soi et de ne pouvoir émerger dans la clarté, de connaître le rythme joyeux de l’heure, la rutilance des secondes comme scansion de l’être ! Si confondant et l’on sent, dans l’isthme de sa gorge, la meute pressée des larmes, le hululement long des sanglots. Les pieds sont révulsés qui disent l’absence de la marche, l’infernal fourmillement du surplace, la lame gélive du jour faisant sa schize, coupant la presqu’île de l’exister en deux parties égales. Ligne de partage autour d’un raphé médian. De part et d’autre, l’immémorial affrontement de l’ombre et de la lumière, du mobile et de l’immobile, de l’amour et de la mort. Les mains cernent le vide. Dans leur creux de silence, des copeaux de souvenirs, des éclisses d’étreintes, et la sciure compacte de l’ennui partout répandu. On est comme exilé de soi, les yeux lancent des éclairs, les pupilles clignotent avec l’impatience d’un sémaphore, les sclérotiques font leurs feux de porcelaine. Où sont les mots ? Où sont les phrases ? Où l’incantation dont le poème est le beau recueil, où la contemplation qui fait la conscience brillante et l’âme éclairée ?
Quelque chose a bougé. Quelque chose a tressailli. A la manière d’un dépliement, du surgissement d’une eau claire dans la faille de la nuit. On sait que cela va avoir lieu, qu’il y aura des hommes aux longues silhouettes, des femmes aux yeux emplis de beauté, des enfants aux cimaises desquels brilleront des feux de comète. On le sait depuis le profond de sa chair, depuis le battement de son souffle, la cadence souple de son cœur. C’est comme un flux qui aurait traversé les océans, comme une houle venant faire son écume blanche sur le rivage de nos corps. C’est une aube qui nous sculpte de l’intérieur, qui gonfle nos viscères, inonde notre territoire et nous dépose bien au-delà de ce que nous sommes dans l’orbe d’un pur ravissement. C’est cela naître à soi et en éprouver l’incroyable mystère. Plus rien alors n’est caché. Plus rien ne se dissimule derrière des voiles d’obscurité. Tout rayonne et se déploie jusqu’à l’horizon agrandi. C’est là, tout près, c’est une infime musique, un craquement de cristal, un crépitement de fils sur la toile immensément libre du ciel. La langue d’eau est là. Luxe d’or et de platine pareille à un lac immobile en attente d’éternité. L’espace s’est arrêté. Le temps est suspendu. Le grand sablier de la durée a interrompu la chute des grains de silice. Alors on peut s’approcher de soi. Alors on peut se connaître. La plage de gravier et de moraines est une souple étendue dans laquelle lire son avenir. Pierre après pierre. Goutte après goutte. Car, maintenant, tout est uni par la lumière, façonné en signes dont nous reconnaissons le visage familier.
Certes, de loin en loin, encore, des taches d’incertitude, des amas de questions irrésolues, des points de suspension, des failles à combler. D’amour, de jeux, de rencontres, de hasards. On est si bien là, sous ce ciel de cuivre, tout contre la suie des nuages, sous la chute diagonale de la clarté, en attente d’être. Oui, en attente car toute existence est suspens, hésitation, marche syncopée sur les chemins de fortune ou bien d’infortune. Nous n’avons jamais qu’à avancer sur ce filin d’irrésolution, tels des funambules entre deux lignes de crête lumineuses alors que, sous nos pieds, s’étend l’immensité sourde des choses non encore advenues. Nous souhaitons demeurer. Nous souhaitons figer les rouages du mécanisme d’horlogerie. Le temps d’une attente. Le temps d’une respiration. Juste au point d’acmé, entre diastole et systole et notre cœur s’arrêtant un instant nous serons maîtres de notre passé, de notre avenir et nous ferons longuement halte dans ce présent que nous souhaitons éternel alors qu’il n’est que cette basse lumière à ras du sol que, bientôt, une autre lumière effacera.
Mais où sont donc les ardoises magiques de notre petite enfance, ces manières de petites madeleines proustiennes dont, à notre gré, nous jouions à nous inventer un futur, griffonnant et griffonnant encore puis effaçant les stigmates du temps, reconduisant le passé dans les limbes et inventant de nouveaux présents, de nouveaux dessins, nos propres effigies dans l’ornière impalpable des jours ? Où sont les ardoises ? Où est le gris, cette teinte du passage de l’ombre à la lumière ? Où sommes-nous, nous qui toujours disparaissons alors que nous nous efforçons d’apparaître, qu’une pluie, parfois, suffit à reconduire au tremblement du néant ? Où ?