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27 août 2015 4 27 /08 /août /2015 08:26
L'Outre vide de l'ennui.

"La noia" (L'ennui)

Contribution à l'œuvre d'Alberto Moravia.

Katia Chausheva Photography.

Nul ne savait depuis quand et d'où La Noia avait lancé ses assauts. Mais, assurément, ceci avait eu lieu. Ç'avait été comme une longue rumeur qui sourdait des entrailles de la terre, comme une fissure faisant son énigmatique zébrure parmi les ramures de l'exister. C'étaient les racines, d'abord, qui avaient lancé l'assaut, ligaturé les mouvements, les déplacements qui surgissaient des rues, des places, des venelles aux gorges étroites. Les poitrines des hommes, larges mesas promises aux moissons de lumière, s'étaient courbées sous les meutes abrasives. S'étaient étrécies aux percussions des lianes invasives. Les bassins des femmes, larges amphores dans lesquelles leurs Compagnons d'infortune étaient appelés à déverser la semence prolifique, avaient été ceinturés, liés, réduits à n'être plus qu'un maigre vase seulement parcouru du vent acide de l'aporie. Partout, La Noia faisait ses battements d'outre-terre, ses gerbes d'incohérence, ses navettes étroites, ses houles sidérantes. Il n'y avait plus d'espace disponible, plus de temps ouvert. Seulement des tourbillons d'inconséquence, des scories de mémoire, des chutes cendrées d'imaginaire. Tout : le monde, les étoiles, les manèges des agoras, les carrousels de foire, tout girait avec la lenteur des cloportes à franchir un territoire inondé de clarté. Tout dans l'incompréhension de cela qui survenait et faisait sa lourde motte de silence. Les langues étaient scellées, le massif du corps lesté de plomb, le sexe envahi de misère urticante, les pieds soudés au sol dans une attitude quasiment végétative.

Puis les radicelles avaient tissé, serré, le réseau de mailles et il n'y avait plus un seul endroit de l'anatomie humaine qui se laissait voir selon ses aires de peau. Seulement une résille, une horde de bandes étroites et solidaires qui emmaillotaient les momies humaines dans le sombre d'une crypte. Dans l'étroitesse du jour. Dans la perdition du langage. Dans la démesure du signifiant. C'est de cette manière que La Noia se manifestait aux Vivants. S'ils attendaient un train sur un quai de gare; s'ils étaient postés dans la diagonale du jour, espérant l'arrivée de l'Aimée; s'ils se disposaient à quelque cérémonie solennelle et fondatrice, alors fondait sur Eux, sur Elles cette impérieuse Noia, laquelle avait tôt fait de les métamorphoser en outres vides, en outres à la peau battante, aux parois telles les membranes des chauves-souris, où l'air rare faisait ses grincements de scie, ses hoquets de rabot. En réalité, il n'y avait plus site pour les choses ordinaires ou bien extraordinaires. La spatialité réduite à la taille d'une peau de chagrin armait ses claquements sinistres dans le cul-de-sac des alvéoles. La temporalité était aussi mince que la feuille d'automne dans les glissures du vent. Il n'y avait plus que du présent, mais du présent dense, compact, pareil à un bloc de gélatine, à un maelstrom d'œufs glauques, élastiques, infiniment traversés de rien, ou bien alors, d'angoisse qui poissait les doigts et glaçait l'ombilic jusqu'en ses plus étiques perditions.

La gloire du jour, la démesure de l'instant bâtisseur de plénitude, on en avait cherché la signification dans les moindres recoins de l'existence, dans la plus petite faille des jours. L'argent, on l'avait thésaurisé, on l'avait entassé dans des bourses adipeuses, on en avait fait un dieu, une idole, l'air dont on emplissait sa caverne d'os. L'argent on l'avait dépensé sans mesure, sans égard pour les pauvres qui geignaient dans leurs camisoles d'effroi. Et le sexe, cette puissance par laquelle rayonner jusqu'aux confins de soi, jusqu'à la faille intime de l'autre, jusqu'à son dard cousu de turgescence. Le sexe ! On s'était accouplés sans égard pour les allées et venues de la morale. On s'était soudés, ventre contre ventre, pareils à des berniques sur leurs rochers visqueux, on avait fait gicler sa semence avec la violence de la possession sur les parois de la grotte destinale, on avait gémi aux étoiles, on avait aboyé en direction du monde, on avait écartelé les lèvres du désir pour connaître les limites, pour savoir leur étoilement rubescent.

Mais, parfois, souvent, l'amour se rebellait, se cabrait, on aurait dit un serf levé contre le seigneur, prêt à l'amputer de sa faucille vengeresse, à le désosser, à procéder à une dispersion claviculaire, à une diaspora ligamentaire, enfin à un génocide de manière que, de l'Autre, il ne restât plus qu'une guenille dont on pensait qu'elle ne nous tenterait plus, ne nous conduirait plus en enfer. C'était cela la vie sur terre en ces temps de mortalité outrecuidante et La Noia, qu'un instant l'on croyait avoir oubliée, voilà qu'elle avait pris ses quartiers d'été, aussi bien que d'hiver dans l'inconséquence majuscule des anatomies réduites à leur confondant périmètre. Cela qu'on voyait au hasard des rues, sous les lames noires d'un ciel charbonneux, c'était, par exemple, un couple arrimé à l'amour, dans une figure obstinément géologique, corps de lave et de cendre qui se distinguaient à peine des pierres tombales sur lesquelles ils commettaient leur forfait, comme des voleurs, s'essayant, dans des ahanements obséquieux à tirer de la vie une ultime petite joie, une dernière étincelle d'orgasme pur, une percussion finale en forme de diamant.

Mais rien ne se produisait que la germination tragique de la vie, rien ne faisait sens hormis les silhouettes lourdes des cyprès, les façades glacées de lassitude, l'obsolescence du ciel qui, bientôt, disparaîtrait sons des légions de nuées livides. On ne se possédait même plus dans sa propre intimité, à l'intérieur de sa forteresse de pierres et de moellons creux, on était une citadelle vide, une mine à ciel ouvert qui vomissait longuement ses dernières scories, on était un convertisseur à la gueule béante commis à disperser vers le rien son essence retournée comme la calotte du poulpe.

La Noia, on la sentait s'invaginer dans le moindre recoin, on la percevait lancer ses assauts dans les boules blanches des yeux, dans les bourrelets gercés des lèvres, dans le tube de plâtre de l'œsophage, dans la vessie charbonneuse de l'estomac, dans le labyrinthe grêle des intestins, dans les lèvres écarlates du sexe, dans sa colonne phallique sertie de gemmes de suif pleutres et intensément disséminés. Car le sexe était raboté, la généalogie compromise, et l'on ne serait plus usufruitier de quoi que ce soit sous ce ciel étroit, cerné d'envies décadentes alors que des dents affûtées commençaient à rôder alentour avec des sifflements de scies, avec des hoquets de bédanes. On ne sortait plus de soi, on se calfeutrait dans le sein de sa mince architecture. On sentait le gonflement interne, la dilatation des parois et l'on se déployait selon des lignes courbes pareilles aux lanternes de papier huilé. On était tout au bord de son corps, attaché à ses bourrelets de peau sans bien les apercevoir, sans même être conscient de ses propres limites. Mais ce qui érodait depuis l'antre de l'abdomen se trouvait en polémique avec cela qui poussait depuis l'extérieur et voulait coloniser la demeure invisible. Forces antagonistes qui s'annulaient. C'était comme si une jarre de terre cuite avait été creusée depuis ses flancs internes, en même temps que poncée de l'extérieur, sur sa paroi offerte à la lumière. Force contre force, puissance contre puissance. Alors, il faut imaginer la lente desquamation de la terre, sa chute dans la poussière d'une argile primaire, son usure constante, appliquée, par laquelle contenant et contenu ne deviendraient qu'une seule et même chose cernée de vide, enduite de rien. Car une jarre, fût-elle précieuse, dès l'instant où elle perd les flancs qui maintenaient la tension de son être, eh bien la jarre s'effondre et ne reste plus que du vide entouré de vide. Ce qu'il faut comprendre par là, dans la métaphore illustrative, c'est tout simplement la victoire de La Noia sur toute chose. Chaque chose, l'importante comme l'évanescente, rapportée à sa définitive vacuité. Il n'y avait plus rien que La Noia s'emboîtant dans La Noia, genre de monstrueux accouplement hors raison, incompréhensible, hautement métaphysique. La Noia, on l'avait voulue, on avait joué avec elle, on l'avait convoquée dans les allées de la littérature, dans la Nouvelle Vague du cinéma, dans les figures absentes d'elles-mêmes de la peinture. Et voici qu'il n'y avait plus que La Noia de La Noia, comme un ennui au second degré, balayant tout devant lui, ramenant l'existence à un simple hiatus, à une pure attente de soi qui, jamais, n'arriverait, jamais ne ferait apparition dans le moindre phénomène.

Lisant cela qui ne parlait que de la dérision d'exister, vous vous êtes constamment abreuvés d'ennui, la seule arme qui vous reste avant de mourir. Mais la mort n'est qu'un ennui définitif. Ennuyez-vous maintenant et jusqu'à la fin de votre temps, vous n'aurez guère d'autre ressource pour éprouver la densité à nulle autre pareille de votre cogito : "Je m'ennuie, donc je suis" !

"Mi annoio, quindi sono".

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Published by Blanc Seing - dans PHOTOSYNTHESES

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