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27 août 2015 4 27 /08 /août /2015 08:18

 

ICONE 7

 

                                                                                                Photographie de Marc Lagrange

 

 

 

     "JALOUSIE" : tel est le titre attribué à cette icône. De prime abord il semblerait que ce péché, pour n'être point capital, suffise à circonscrire son objet. Jalousie d'une énigmatique  Passante alors que le corps voluptueux de sa rivale semble promis au plaisir proche, sinon à une élégante luxure.

  Mais est-on bien sûr que ce sentiment si proche d'une revanche à prendre, peut-être d'une haine entretenue en sourdine, constitue le meilleur prédicat dont notre jugement puisse disposer ? Ne voyons-nous, de l'image, dans cette rapide approche, que la première apparence qui se présente à nous sous la figure d'une supposée vérité ? Que le brillant sous lequel s'abrite la matité, peut-être l'ombre ou bien même la face enténébrée des choses ?

  Car l'image, à être rapidement décryptée en perd sa dimension polysémique, sa signification seconde. La perspective du doute, le recueil dans une méditation, l'effacement de soi et de ses a priori devient le jeu nécessaire dont nous devons parer notre vision afin qu'elle s'assure d'une destination vers l'essentiel. Nous ne pouvons nous contenter d'une facile immersion dans une trop évidente esthétique; nous restons sur nos gardes, nous ôtant toute disposition à entendre le bruissement de la vengeance, à toucher du regard une soie noire nous inclinant au désir immédiat. Il y a mieux à faire que de succomber devant la vitrine où s'agitent les mille feux de la séduction. Si cette image nous plaît, c'est simplement en raison de sa puissance à évoquer, autrement que par le visible, la géographie de nos certitudes.

   Cependant rien ne nous empêche de mêler les différentes lectures afin que, de leur confrontation, naissent les prémices de ce qui s'y dit réellement, sans fioriture, pareillement à la flamme dont la base ne vacille qu'à mieux assurer sa combustion. L'Egarée, au-dehors, sous la cascade de sa toison laineuse dirige ses pupilles d'obsidienne vers le territoire à annexer, sinon à détruire. La condamnation est sans appel qui voudrait hisser au plein jour le corps lascivement abandonné à la braise ardemment érotique. La Séductrice, au-dedans, s'érige en une sublime statuaire, en une manière d'incandescence qu'une quelconque contingence ne saurait atteindre. Abrités par la coupole parfaite du front, rehaussés par le profil pur du nez, soulignés par le somptueux arc de Cupidon,  les charbons des yeux disent la perversité assumée, dominante, fière d'elle-même, que viennent encadrer les volutes de platine de la chevelure, alors que le corps de talc et d'albâtre surgit  de la nuit de la vêture avec la grâce du félin dont nul ne saurait contester la royauté, en même temps que la fascination qu'exerce sur nous la moindre parcelle dévoilée à notre naturelle curiosité.

  On ne saurait mieux camper les attendus d'une cérémonie dont, à peine, nous osons proférer le nom, tellement la quadrature des évidences nous saisit et nous intime à l'immobilité, nous occlut dans un silence, nous isole dans un lieu déjà hors d'atteinte. Le paroxysme est là qui va survenir, qui survient dans l'éternité des secondes au long cours. Et pourtant, malgré notre attente, sous la poussée de notre insatiable détermination à découvrir l'étrange, rien ne se produit que cet interminable suspens. Notre sublime et infaillible intuition aurait-elle manqué à sa tâche ? N'avons-nous pas été, à notre corps consentant, trop prompts à nous précipiter dans la faille que nous tend  souvent le réel et son cortège d'approximations, de tentations immédiates ?

   Portons à nouveau notre regard, mais avec plus d'acuité, plus d'exigence, sur la scène qui nous fait face en sa sobriété. La syntaxe utilisée par le Photographe est campée en une économie de traits; les attitudes sont comme figées dans une posture interrogative. Or, de ce parti-pris minimaliste ne peut résulter qu'une riche sémantique. Là est le prodige d'un vocabulaire simple, réduit à l'essentiel, qui entraîne le déploiement des possibles. Ce qu'un luxe de détails aurait dissimulé, la rareté, la précision de l'esquisse le révèle. Il nous faut donc interpréter au plus près ce qui nous est donné à voir.

  L'Esseulée, au-dehors, n'est nullement saisie d'un souhait de vengeance, pas plus qu'elle ne souhaite occuper la situation de celle qui, assise à l'arrière de la luxueuse berline, semble en attente de recevoir un don ou une manière de grâce. Les choses sont plus fondamentales, plus proches d'un questionnement existentiel. Dans l'habituelle dramaturgie de la vie quotidienne qui met en présence l'Amant, l'Aimée, la Maîtresse, les situations s'emboîtent avec une nécessité logique tellement conforme aux vœux d'un confort néo-bourgeois. Tout y est artificialisé, tellement ramené aux conventions d'une imagerie d'Epinal que chacun y trouve son compte, aussi bien les acteurs eux-mêmes que les spectateurs dont les identifications successives oscillent entre le plausible, le souhait, le fantasmatique. C'est selon.

  Ici l'image, bien plus dépouillée, se livre avec une  autre parcimonie et nécessite un nécessaire recul. L'Assise, au creux de la berline, n'a cure d'une hypothétique rivale, l'ignorant de toute sa superbe. Du moins peut-on en faire l'immédiate déduction. Pour autant est-elle à l'abri, dans son boudoir intime, de toute atteinte, de toute tentative qui l'amènerait sur de bien autres rives que celles du désir et du plaisir subséquent ?  Ce bras noir, endeuillé, porté à l'arrière de la nuque, n'est-il pas le chiffre d'une menace subie, d'une angoisse prête à surgir ? Quant à l'autre bras, accroché à la poignée de maintien, il semble bien peu disposé à l'offrande amoureuse. Et l'ovale du visage, sa pâleur, l'abritement derrière l'étoupe des cheveux, tout ceci n'est-il pas le reflet d'une crainte, sinon d'une tragédie qui pourrait, à tout moment, faire tout basculer dans l'incompréhensible ? 

  Mais interrogeons le regard, ce regard supposé pervers, cette sorte d'avant-poste de la luxure, peut-être même le lieu d'une illustration sadomasochiste, d'un travers de l'âme. C'est si signifiant, les yeux ! Si inquiétant ! Si mystérieux ! Mais ôtons un instant les masques de la convention, mettons nos visages à nu, face contre face, nous-mêmes contre l'Enigmatique, afin que la nullité de la distance nous enlève tout défaut de la vision, strabisme qui étrécit ou astigmatisme qui dédouble. Portons, en arrière de nos fronts insoucieux, juste à l'intersection du chiasma optique, si près de nos circonvolutions pensantes, portons donc nos regards conjugués d'où jaillira la source du dire dans sa primitivité. Ce seront de brèves illuminations, de rapides jaillissements, des feux de Bengale, des crépitements, des étoilements. Alors il n'y aura plus besoin de mots, de gestes, de contorsions. La gemme humaine, la pierre d'albâtre rassemblée dans sa gangue première nous livrera ses secrets comme la pierre de Rosette le fit aux yeux émerveillés de Champollion. Les hiéroglyphes se dénoueront. Il n'y aura plus, dressée dans l'éther, qu'une existence s'abritant, comme les premiers hommes, dans le sombre des grottes, cherchant à pousser dans la nuit les quelques braises témoignant d'un passage avant que ne s'éteignent les dernières étincelles. Sans doute cette image nous dit-elle cela, cette trace invisible que les yeux dessinent dans l'azur, ces gestes se dissolvant dans la cendre du jour, ces buées s'élevant de l'arc des lèvres pour proférer la vie, articuler ses battements, gonfler ses viscères, dilater le plissement de ses alvéoles. Sans doute nous dit-elle encore plein de choses que nos yeux infertiles ne perçoivent pas, que nos mains gourdes ne saisissent guère, que nos gestes dessinent sans bien en percevoir le sens.

   S'il fallait ne retenir de cette lecture de l'image qu'un seul indice, ce serait celui du regard de l'Hébergée, lequel s'anime d'une subtile flamme immatérielle dont jamais le désir ne peut être l'origine. Les yeux de la luxure se parent toujours d'une carnation où puisse se refléter l'Aimé. Or ces yeux sont certes  voués à l'amour, mais à l'Absolu qui est un Amour majuscule, vibration que l'esprit perçoit à peine, que l'âme s'ingénie à poursuivre sans jamais toutefois l'atteindre, le jeu étant la finalité elle-même. Dans cette image, aucune trace, aucun indice, même le plus évanescent qui rendrait possible la survenue de l'événement amoureux, fût-il sublime. Il nous faut nous contenter, en définitive, de ce repli sur soi de la question dont tout être est porteur, bien souvent à son corps défendant. La seule ouverture qui soit vers un début de compréhension adéquate !  L'Enigmatique est là, à la manière d'un bien mystérieux Sphinx, nous posant de troublantes questions qui, par essence, jamais ne se résoudront. L'Amour est là, lui aussi, mais dans son tremblement, son esquisse confondante, sa vertu d'abîme. Nous n'attendons que de nous y précipiter, consentant seulement au sacrifice afin de mieux connaître !

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