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15 octobre 2014 3 15 /10 /octobre /2014 07:56
La maison aux volets bleus.

Photographie : Blanc-Seing.

Ce pays si reculé de tout, avec ses collines de craie, ses buttes d'argile rouge, ses barres rocheuses m'avait séduit d'emblée. Et puis, la garrigue, sa naturelle désolation sous un ciel lavé de nuages, son odeur épicée, ses bouquets de thym et ses touffes de romarin coïncidaient avec ce besoin de solitude dont, depuis toujours, j'étais porteur. Comme mes yeux étaient bleus, ma peau claire, mes doigts longs et fins, ces terres aux confins de la méditerranée étaient logées en moi avec la force des marées. Toujours l'arche infiniment ouverte du ressourcement, toujours ces fondements auxquels je me confiais avec délice et candeur, pareil à l'enfant qui s'attache à sa mère avec la certitude de n'en être point détaché. Ce havre de paix - un hameau minuscule sur les hauteurs des Corbières -, je l'avais placé en moi comme une faveur dont, jamais, je ne devais me déprendre. Rythme lent des troupeaux de moutons à la laine blanche, vol de quelques éperviers en des cercles parfaits, chuintement des ruisseaux dans le frais des ombrages. Et si peu de bruit, hormis le passage d'une voiture, qu'on aurait cru à une manière de terre de l'extrême. Peu de voisins et des contacts limités à un couple d'Anglais à la parfaite discrétion : une osmose avec le paysage empreint de douceur. Quelques platanes aux larges troncs desquamés, des peupliers élancés dans le ciel, un tapis de feuilles jaunes, les lignes blanches des sentiers, la diagonale brisée des collines qui formaient un cirque et, au centre, un silence quasi-monacal. Ceci suffisait à dresser, sinon le cadre d'une retraite, du moins une nécessaire halte dans le cours du temps. J'avais volontairement omis d'emporter un téléphone, mon ordinateur était resté à Paris, ainsi que les notes de mes prochains articles. Quelques livres anciens dont je voulais faire une lecture neuve dans le calme d'une nature apaisée. Mes matinées, consacrées aux textes, coulaient dans le recueillement des pages de Supervielle, Fromentin, Huysmans. Poésie et idéalisme me disposaient dans un légitime reflux du social et du contingent. Je les redécouvrais ces écrivains, je les percevais avec un rythme différent, dans une manière de lenteur qui leur donnait une saveur nouvelle. On ne devrait lire ces précieux auteurs qu'environnés de silence, loin des mouvements de la foule, des agitations des villes. Le métro et ses nécessaires promiscuités n'étaient qu'un pis aller.

La maison aux volets bleus.

Kees Van Dongen

Femme en bleue au collier rouge, 1907-11

Source : Impasse des Pas Perdus.

Cet après-midi, le temps est uniformément lisse, le ciel teinté de gris, un vent léger agite les feuilles des peupliers, minces écorces semblant flotter entre deux eaux. Balizac-sur-Liès est à une demi heure de route. De profondes gorges taillées dans le calcaire dont les rives sont plantées de chênes verts, les eaux grises de la rivière, et, bientôt, le paisible village médiéval qui, en cette saison tardive, prend une allure d'enfant sage ayant remisé ses jouets. Au hasard des ruelles, quelques rares passants, des chats qui glissent en silence, des pavés brillant dans l'ombre. C'est dans une de ces venelles étroites, teintée de bleu, que je vous ai croisée, vous l'inconnue dont l'écharde se planterait dans ma chair alors qu'encore, vous n'êtes qu'une fuyante silhouette. Vous voyant, ce qui m'étonne : cette sage chevelure de jais qu'éclaire la tache blanche d'une pivoine, les deux traits charbonneux de vos sourcils, les yeux aux ovales parfaits dont la profondeur paraît le signe d'une inquiétude, ce teint d'argile - la garrigue s'en vêt souvent -, les joues plus pâles, les lèvres légèrement accentuées d'un pourpre éteint, cette sorte de châle pareil à la gorge d'un pigeon, ce jonc de velours rouge qui éclaire la naissance de votre gorge, et cette démarche souple, comme si vous étiez si peu affectée par le réel alentour. A peine vous ai-je perdue de vue, me retournant, vous n'êtes plus que cette hallucination, ce songe retournant à sa nuit. Par terre, sur le pavé, une photographie que, par mégarde, vous avez fait chuter. Un mur de pierres sèches avec une porte surmontée d'un buisson de roses. Une maison modeste à l'enduit couleur de terre, aux persiennes bleues, la guirlande des tuiles, puis, au fond, ce qui paraît être une remise. Etrange gémellité que celle qui vous relie à ce que je pense être votre habituel cadre de vie. Même modestie apparente, mêmes teintes assourdies, mêmes mystères vous habitant qui semblent ne devoir se résoudre qu'au prix de l'imaginaire. Tout ceci est tellement mutique, si peu affecté de réalité, à la limite d'un rêve éveillé. Tenant entre les doigts cette icône faite à votre ressemblance, je ne cesse de m'interroger sur le lien mystérieux qui lie les hommes à leurs demeures. Ces dernières sont-elles façonnées par leurs hôtes ou bien s'agit-il de l'inverse, un genre de mimétisme dont l'habitation projetterait l'empreinte sur les existants qu'elle abrite ? Mais ces pensées sont vaines dont on ne sait jamais d'où elles proviennent, ce qui les a inspirées, quelle conclusion en tirer. L'image, je ne vous la restituerai pas pour une double raison. Vous vous êtes effacée dans l'anonymat des ruelles et, quand bien même je vous aurais aperçue, cette douceur du jour, je veux la faire mienne, la poser sur le seuil du temps afin qu'elle illumine mon présent de sa précieuse humilité. La visite du gros bourg, ses théories de maisons anciennes perchées au-dessus du Liès, son pont en dos d'âne, son immense abbaye de pierres claires, sa halle montée sur des pilotis de bois, je n'en ferai qu'une rapide parenthèse, portant en moi, le secret désir de vous retrouver. Lequel, bien évidemment ne sera qu'une suite d'espoirs vite ternis, de déceptions cédant la place à la lame de la lucidité. Jamais on ne retrouve le livre précieux égaré, le stylo de nacre, le timbre en caoutchouc de son enfance. Jamais on ne rencontre l'espace de ses rêves.

La route du retour est un chemin étroit parmi les vignes, les chapelets de grappes noires, les rochers qui montent à l'assaut du ciel, les anciennes terrasses encore visibles à flanc de collines. Votre photographie, ou plutôt celle que je suppute être le portrait de votre maison - tellement il y a d'évidente ressemblance -, posée sur le siège du passager, fait ses menus clignotements sous la coulée de la lumière. Les jours sont courts en ce milieu d'automne et, maintenant, dans le déclin de la clarté, les teintes sont celles de l'ambre. Parfois de gemmes translucides. Bientôt un village que je ne connais pas, où je décide de faire halte. Le temps de prendre quelques photos. Une manie. Au cas où l'une d'entre elles pourrait illustrer un de mes futurs articles. Déjà, vous n'êtes plus qu'un feu vacillant sur l'orbe bleu de la mémoire, une lueur de phosphore. Village presque désert, sauf quelques chiens méfiants, de vieilles personnes disparaissant à l'ombre d'une moustiquaire, des enfants dont on entend les jeux derrière les façades. Soudain, au détour d'une ruelle, votre maison. Oui, c'est elle à n'en pas douter. Même mur de pierres sombres avec les étoiles rouges des roses, même crépi couleur mastic, mêmes persiennes bleu usé fermées sur d'invisibles fenêtres, même remise dans la perspective de la rue. L'émotion, sans doute, non de vous avoir retrouvée, mais au moins l'écrin qui vous abrite, et le rythme de mon coeur s'est accéléré, une moiteur perlant sur le front. C'est étrange, tout de même, cette tendance de l'âme à s'enflammer à la seule vue de cela qui ne saurait, du moins encore, recevoir le moindre prédicat dans l'ordre des relations. Une apparition et l'imaginaire en feu et le carrousel infini des images sur la toile claire du rêve. La maison, cette pierre angulaire sur laquelle mes désirs s'écartèleront comme la vague sous la poussée de la proue, j'en fais le tour. Juste pour la rendre lisible, pour la doter de lignes sûres à partir desquelles un événement pourrait survenir. Derrière, un petit jardin entouré d'un liseré de pierres. Des massifs de fleurs dont la plupart fanées. Le cercle d'une margelle, sans doute un vieux puits. Des tresses de lierre. Des cheminements de lianes. Un aspect abandonné, à moins qu'il ne s'agisse d'un savant désordre. Une table de jardin, blanche, avec des taches de rouille. Trois chaises assorties en métal ajouré, les montants dessinant des arabesques. Sur l'une d'elles, comme posé dans un geste d'habile négligence, le jonc de velours rouge fait son lacet pourpre pareil à une ligne de sang. Sur l'assise, le bouillonnement bleu, telles des vagues venant y mourir, de la cape de laine qui semble reposer dans une éternelle attente. Oui, et puis, dans cet abandon qui convient si bien aux demeures closes pour l'éternité, la neige immaculée de la pivoine qui, il y a peu, ornait le buisson de vos cheveux. Etrange image passéiste, démodée, venue d'un autre temps, comme si j'avais fait votre connaissance dans une vie antérieure ou bien alors dans ma prime jeunesse alors que ma mémoire vierge engrangeait jusqu'au moindre fragment du réel. Que faire dans cette fin de jour, dans ce presque crépuscule qui noie tout dans une indistincte myopie ? Il serait si tentant d'adresser un clin d'oeil au destin, de lui prendre la main, de le forcer un peu, de faire en sorte de devenir, pour une fois, le maître du jeu et de décider du cap sur lequel se diriger ! Il serait si tentant.

Je m'approche de la façade, tout près de la porte de bois marquée par le temps. Une pierre usée en limite le seuil. Un carillon au bout d'une chaîne aux maillons distendus. Du bruit, à l'intérieur, comme si quelqu'un, peut-être, derrière les lames des persiennes, cherchait à voir qui approche. Mes doigts montent en direction de la chaîne. Le métal en est froid, pareil à ces objets anciens pris de vieillesse dans les ombres des greniers. Il y a si peu de chemin à faire pour connaître une vérité, déboucher dans l'aire d'un secret. Le carillon résonne avec des sons métalliques, sourds, profonds, pareils à ceux habitant l'aire noire des puits, les pierres lisses des cryptes. Cela résonne dans les profondeurs du sol, cela suit les failles, les plissements du sol, s'enroule autour des tubes des racines, des cheveux des rhizomes. La chaîne dans les mains, médusé, je regarde la bâtisse aux volets bleus s'enfoncer dans la lave terrestre. Ce sont des magmas de bruits, des crépitements, des cataractes d'éboulis. Au fond, tout au fond d'un oeil immensément circulaire, est la demeure de ce qui n'a pas de nom et ne saurait en avoir. Une simple disparition de ce que l'on croyait pouvoir saisir dans les orbites de ses mains, enlacer dans les cordes de ses bras, étreindre dans les ramures de ses jambes. Ce sont des ondes bleues, des crépitements rouges pareils à des braises, des taches blanches en gerbes infinies. Je suis sur la pierre du seuil, en équilibre au-dessus de moi-même. Je vois ma naissance, le film de mon existence, les images saccadées en noir et blanc, en couleurs, les dernières séquences, le mot FIN inscrit sur la bannière noire de l'au-delà.

Un bruit intense, une stridence, une corne de brume. Une voiture s'approche dans le grésillement de son moteur. La mienne. La voiture s'arrête. La portière du passager s'ouvre. On m'invite à monter. Je m'assois sur le siège. N'osant regarder ce qui pourrait me fasciner et me conduire à ma propre dissolution. L'auto démarre dans un nuage blanc. L'habitacle, empli d'une sorte de brume, est presque illisible. Des doigts étroits sont arrimés au volant. Un air bleu entoure le corps de la conductrice qui enclenche la marche arrière et, alors, dans une fulgurante remontée, nous nous précipitons vers les lointains du temps, vers le passé qui frémit et aveugle. Nous voyons tout. Tout ce que nous avons été et jusqu'à notre anatomie interne, sacs de viscères et empilements d'os, lacs de sang et mers de lymphe, hululements et cris de désir, tensions du sexe et orgies sacrificielles, rédemptions et chutes dans les trappes cintrées des heures. Nous voyons jusqu'à l'étincelle primitive qui nous donna la vie et nous intima l'ordre d'avancer dans l'océan mortel, parmi les blancs dauphins, les raies manta et les squales aux dents acérées. Nous voyons notre premier accouplement, cette explosion nucléaire par laquelle des millions de scories humaines commencèrent à pulluler et à peupler la planète. Nous voyons l'infini faire ses éclatements en spirale, nous voyons les longs tunnels parcourus d'absolu, les nervures de l'être, ses milliards de fragments, ses irisations polychromes. Je vois la chaise rouillée sur laquelle je suis assise, mon passager à ma droite dont je cueille le sexe dans la braise de mes lèvres. Je vois la conductrice, son sexe ouvert, veuve noire mortelle qui m'étreint dans sa résille dense. Nous voyons des milliers d'étoiles fulgurer au firmament. Elle voit mon corps, la hampe de mon désir qui vrille son visage, pénètre son buisson de jais, piétine la blanche écume de la fleur virginale. Nous voyons la foudre et les éclairs et nos yeux sont des lampes à arc, des fleuves incandescents. Je vois le lacet rouge qui orne son cou faire ses contorsions, ses convulsions, pénétrer mon ombilic fou, ressortir par l'antre poivré de ma bouche. Je vois mon passager sur la margelle du puits, de mon puits, ourdir la chaîne de ses envies et écumer mon eau claire et s'abreuver à la fontaine des jouissances. Nous voyons les bosquets de thym courir sous la lune blanche. Je vois les aréoles enflammées, les comètes des hanches, la danse du pubis, les pentes luisantes du mont de Vénus. Je vois les mains longues et fines entrer dans l'orbe de mon plaisir. Je vois la faille longue, la cicatrice ombreuse qui me porte au-delà de moi-même dans la contrée des rêves éblouissants. Nous voyons un cirque de collines bleues, le dos argenté des moutons, une fenêtre éclairée, un dôme de lumière, une ombre penchée sur le parchemin des livres, des pages que le vent fait s'envoler, le crépitement nocturne de la garrigue. Je suis sous l'inquisition de la lampe blanche, une photographie entre mes doigts diaphanes, c'est à peine s'ils peuvent soulever le poids de l'image, d'une fille aux cheveux sombres, aux yeux perdus, au visage de terre jaune, à la bouche fendue sur la fraise légère des lèvres, au menton à peine apparu, au cou gracile entouré d'un lien de sang, à la vêture pareille au ciel pommelé de nuages. Je suis, suis-je, cet homme inaperçu dans la lumière jaune qui attend d'être, qui attend qu'on l'accueille, qui attend qu'on lui dise qu'il est, qu'il est dans l'attente d'être, qu'il est être en attente de lui-même, il fait si froid sur terre, parmi les convulsions de la matière, il fait si froid et je ne suis sûr de rien. Aurais-je au moins existé le temps d'une romance, alors que la nuit avance sur ses jambes de suie et que demain, peut-être, n'existera pas ? Aurais-je au moins ... ?

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