Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
16 octobre 2014 4 16 /10 /octobre /2014 07:56
Voluptissimo.

Oeuvre : Eric Migom.

Ce qu'Adam aimait faire, parfois, c'était ceci : se disposer face au cirque de montagnes, mettre ses mains en conque devant sa bouche et crier, en modulant sa voix "Vooo - Luuuup -Téééé", puis marquer une pause et recommencer "Vooo - Luuuup - Téééé". Alors les syllabes, comme prises de folie, revenaient à lui avec une manière d'exaltation, de hâte à retrouver le lieu de leur résurgence. Elles s'invaginaient dans le profond de la chair d'Adam, pareilles à des balles traçantes; elles foraient la cuirasse de peau, faisaient leurs étincelles tout contre le cuir du derme; elles cognaient contre le limaçon de la cochlée avec une infinité de bruits spiralés - percussions de gong, rafales de claquettes, soupirs d'accordéon -; elles descendaient dans le tube de la trachée avec des sifflements; elles allumaient dans le cortex des dendrites de feu, des étoiles de myéline, ressortaient au bout des doigts pareilles à des feux de Bengale, à des éclairs de tungstène.

Ce qu'Adam aimait faire, parfois, c'était ceci : prendre une pomme dans le compotier, et croquer à pleines dents dans le luxe de la chair. Cela inondait son palais, cela faisait de longues effusions dans le canal de l'oesophage, cela débouchait dans la conque de l'estomac avec plein de gaieté, plein de notes pareilles aux trilles de Scarlatti. C'était comme un soleil qui rayonnait, qui lançait dans l'espace ses millions de phosphènes blancs, ses infinités de quarks éblouissants, d'atomes nucléaires aux cheveux fins et poudreux. Mais aussi, Adam faisait des liquides qui hantaient le silence de sa desserte, liqueurs vertes et jaunes, ambroisies musquées, eaux de vie et marcs, pruneaux confits dans leur jus, le prétexte à une fête, à une manière de communion qui, pour être insérée dans le siècle, n'en revêtait pas moins un caractère sacré. Ainsi, lorsque le soir tombait, que l'heure inclinait à une douteuse mélancolie, une douleur de l'âme, Adam débouchait avec douceur et application une bouteille de Fine Champagne. Dans le verre oblong, face à l'opaline blanche, le liquide des dieux flambait de tout son rutilement ambré et il n'y avait aucune papille du dégustateur qui ne participât à la cérémonie, par anticipation. A seulement regarder l'alcool faire ses girations contre les parois de cristal, à seulement voir le liquide monter le long de la bulle de verre en de minces filaments et la bouche, les lèvres, le palais étaient inondés d'un suc qui frémissait comme l'eau de la source. Et le feu délicieux, la brûlure de piment, la rugosité de poivre métamorphosaient l'antre gustatif en une cornue alchimique où se déroulait un bien étrange sabbat. S'inclinant sur le cuir patiné du fauteuil, Adam laissait venir à lui ce qui voulait bien se présenter : les cercles blancs des goélands sur le bleu du ciel, les jaillissements de la lave dans les îles lointaines, le gonflement des geysers, quelques diables enrubannés, quelques démons qui venaient rôder dans la pénombre de la pièce. C'était facile, comme un jeu d'enfant, un empilement de cubes de bois.

Ce qu'Adam aimait faire, parfois, c'était ceci : se saisir d'une paquet de "Bridge" à la couleur de brique, tirer lentement, très lentement sur le lien rouge qui retenait la pellicule de cellophane, pencher son oreille en direction du jouissif crépitement, soulever les ailes de papier d'argent - une odeur de miel et de noisette s'en échappaient -, prendre délicatement du bout des doigts le filtre couleur de liège, l'insérer dans le tube des lèvres - il pensait à toutes les Eve de la Terre -, lisser le papier blanc autour du tabac, faire tourner la molette du briquet, rapides petits coups secs qui dégageaient une odeur de pierre brûlée, voir le mince grésillement au bout de la cigarette, le sublime braséro, le filament de fumée qui, lentement, religieusement, se dissolvait dans l'air gris. La première goulée, longuement mâchonnée, pareille à la mastication d'une mie enduite de levain, longuement roulée entre langue et palais, puis la longue inhalation, la cascade de la buée blanche, de l'écume bienfaitrice dans le goulet sans fin des petits bonheurs. Le gris des yeux d'Adam se faisait plus sombre, la pupille plus aiguë, comme si un nouveau savoir venait de se révéler dans une pure verticalité.

Ce qu'Adam aimait faire, parfois, c'était ceci : allumer un feu de cheminée, tout contre le brouillard hivernal, prendre un livre dans la bibliothèque, un livre vierge aux pages attachées, à la couverture de cuir ivoire, à l'odeur de parchemin et de document ancien. Un livre rare de préférence, déniché dans quelque grenier ou bien dans le bric-à-brac d'un brocanteur anonyme. Dans la brume du soir, le coupe-papier en laiton faisait son mince crissement en séparant les pages les unes des autres, comme une défloration - Adam pensait à elles, les belles paginées du monde...-, les caractères d'imprimerie plaquaient, sur le vergé, leurs fourmillements intimes, leur minces translations d'insectes, leurs amoncellements de brindilles discrètes. C'était si émouvant, soudain, de surgir dans cette intimité, de découvrir le volume comme on découvre l'aimée, de sentir sa peau infiniment douce, pareille au satin de la pêche, de parcourir le tranchant des pages aussi vif que les incisives mordillant les lèvres, de sentir les craquements du maroquin et l'on aurait dit l'odeur musquée de l'amour, de percevoir dans l'ombre des lettres les infimes mouvements des corps portés au-delà d'eux-mêmes dans l'arche souple des rêves. Adam s'endormait souvent, livre posé sur la poitrine, et l'on aurait dit, dans la pénombre de la pièce, comme un recueillement, une longue méditation, une aire nouvelle s'ouvrant à la cimaise de sa fontanelle.

Enfin, ce qu'Adam aimait faire, parfois, c'était ceci : fouiller longuement dans son carton à dessin et en extraire des esquisses tracées en un temps dont il n'avait même plus le souvenir ou bien redécouvrir, au hasard de ses fiévreuses recherches, ce pastel ancien, cette aquarelle fluide, cette encre enfin qu'on lui avait offerte et qui portait en elle l'empreinte d'une Eve d'autrefois, d'une aventure passagère dont le parchemin, dans le filigrane, avait conservé la troublante mémoire. Adam, dans le soir finissant, dans la perte de la lumière, demeurait longtemps, comme fasciné par le pouvoir de l'image. Cela venait doucement, entre chien et loup, entre Charybde et Scylla, comme si cette image, venue des profondeurs de la mer, des fosses abyssales, là où vivent les énigmatiques baudroies, avait soudain déplissé les meutes d'eau marine pour faire phénomène dans son antre secret, la pliure intime de son corps. C'était étrange ce sentiment d'être possédé depuis le sol de planches, de percevoir ce fourmillement pareil à l'invasion de milliers d'insectes invisibles, milliers de piqûres d'aiguille, milliers de percussion d'oursins. Mais c'était agréable, cela ressemblait à la morsure d'une veuve noire, à un venin instillé dans les fibres, anesthésiant les territoires les uns après les autres dans une manière d'ivresse. Les jambes de sa lointaine compagne, il en sentait les mouvements de lianes, les souples ondulations et les gestes étaient si précis, animés d'une telle volonté, guidés par une telle maîtrise qu'il commençait à ne plus faire de différence entre cela qui s'annonçait comme une annexion de sa chair et lui-même posé au bord d'une possible dissolution. Il y avait un chant de sirène, envoûtant, proche et lointain à la fois, issu d'une conque de nacre aux eaux blanches. Il y avait une encre de poulpe violemment excrétée à partir d'une faille invisible - était-ce le sexe de l'aimée, puis délaissée, qui jetait sa douloureuse potion, sa mortelle ambroisie ? -; il y avait la profusion de cristal et de coraux qui l'enlaçaient, serraient sa taille dans une tunique étroite - étaient-ce les jambes des étreintes anciennes qui s'agrippaient, ne voulaient pas lâcher leur proie ? -; il y avait tout contre sa poitrine la meute de deux bogues urticantes - étaient-ce les seins, les aréoles dures comme des diamants ?- et Adam s'enlisait en lui-même, comme quelqu'un qui s'ensable, cherchant encore à grimper la vis sans fin de son escalier intérieur, s'agrippant à la moindre faille, se hissant sur le plus étroit éperon, cherchant à gagner le centre de sa raison afin qu'une logique s'installât qui, enfin le libère de cette infinie colonisation, de cette quasi-disparition qui s'annonçait comme l'hypothèse la plus atteignable; il y avait, tout contre sa bouche violacée (les vagues mortifères avaient fini par l'atteindre par les voies internes), une sorte de large ventouse, des pièces buccales annelées, de puissants buccinateurs qui manduquaient inlassablement ce qui, de lui, demeurait visible, préhensible, mince archipel flottant à la surface d'une eau pleine de bulles délétères; il y avait, enfin, deux antennes érectiles, deux yeux globuleux, deux pupilles atteintes de mydriase qui l'engloutissaient dans le corridor sombre de leur regard - était-ce celui de l'amante enfin parvenue à retrouver, sinon l'amant, du moins l'amour puisque tout acte de dévoration ne pouvait résulter que d'une infinie volupté trouvant son épilogue ? Eurydice rejoignant Orphée pour des noces définitives ?

La mort d'Adam fut douce, comme l'étaient pour lui le son de sa voix réverbéré par la falaise, le suc de la pomme cascadant dans sa gorge, la lénifiante fumée de cigarette, les pages veloutées des livres. Sa mort fut douce aussi dans cette rencontre avec l'encre qui sonnait comme la métaphore d'un amour perdu et retrouvé dans la douleur d'une disparition. Toute volupté ne s'inscrit qu'à l'aune du dépassement d'une souffrance, laquelle n'a de cesse de resurgir après que la noce a eu lieu. Adam était mortel, infiniment, mais rien ne pouvait l'amener à la conscience de ceci que l'exigence d'un absolu, l'autre nom de l'amour. Relisant mes notes, dans le calme souverain du soir, dans la lumière qui décroit, croquant dans le délice sucré d'une pomme, verre de fine à la main, fumée rejetée par les narines, livre posé sur les genoux, j'attends l'amour qui me reconduira à l'être. Où est-il cet instant de la dernière volupté couronné de l'étincelante mort ? Où est-il ? J'attends que son nom soit proféré dans l'ultime vision du monde. Où est-il ?

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher