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21 avril 2016 4 21 /04 /avril /2016 07:53
L’étrange clignotement du monde.

Œuvre : Sophie Rousseau.

Alban était un enfant d’à peine neuf ans, à l’étrange tête faisait penser à celle du furet, deux oreilles courtes et mobiles, visage en pointe, nez au vent et deux yeux comme des grains de café. Toujours en alerte, flairant le monde comme s’il s’agissait de lire un livre et d’y déceler la moindre ligne, la plus infime trace signifiante. Il y avait tant de choses à voir, dans le tremblement de la feuille, le déplacement du lézard, la brume sur le bord de la rivière. On disait volontiers d’Alban qu’il était omniscient et qu’il décelait à cent lieues ce que les autres ne percevaient qu’au bout de leur nez. Un des volcans d’Auvergne eût-il menacé de surgir de sa longue mémoire et il en eût été alerté, ressentant jusque dans les fibres de son corps la caravane des cendres, les blanches fumeroles se dissipant dans l’eau claire du ciel. Un glacier des Alpes eût-il entamé une course plus rapide qu’à l’accoutumée et il eût entendu, tout contre le limaçon de sa cochlée, le bruit de râpe des moraines sur l’échine des roches. Le niveau des océans se fût-il accru et aussitôt ses vagues hauturières se seraient portées autour de ses chevilles avec leurs battements d’écume.

C’est un jour de printemps, pendant les vacances, Alban est pour quelques jours dans la ferme de ses grands-parents. Il est encore tôt, peut-être quatre heures du matin, et rien ne vibre à l’horizon que les nappes sourdes de la nuit, leur faible clapotis en attente du jour. Alban aime cette heure entre deux temps, cet instant alloué au doute, cette faille propice à la rêverie. Alors tout devient possible. Aussi bien la simple beauté des choses, le goitre vert de la grenouille, tout là-bas, dans le clos envahi de brumes, cette gorge pleine dont pourrait s’élever un chant aussi doux que celui du vent glissant dans les chênes. Aussi bien le trou à la lisière du pré qui conduirait, par un étrange souterrain, au lieu même du mystère de la terre. Aussi bien les sentes de la garenne abritant en leur sein quelque animal fantastique, peut-être une chauve-souris aux membranes immenses et le ciel serait un infini domaine immédiatement accessible. Et ce qu’aimait par-dessus tout cet enfant livré aux prodiges de toutes sortes, c’était le jeu subtil de l’ombre et de la lumière, son alternance entre jour et nuit, et, aussi, le clair-obscur qui s’installait dans leur parage comme pour dire une union, célébrer la rencontre, combler le vide entre sommeil et état de veille. A ce sujet, Alban avait édifié sa propre théorie, sa propre contemplation des secrets du monde. La lumière était la vérité qui brillait comme les étincelles au bout des brins d’herbe quand le soleil les atteignait de sa vibrante certitude. L’ombre était le réceptacle de la non-vérité, l’outre dans laquelle s’assemblaient les vents mauvais, se réfugiaient les décisions inopportunes, se dissimulaient le manque à être des hommes, leur fourberie, souvent, leur inconscience, parfois. Et, dans l’entre-deux de l’ombre et de la lumière, dans le bleu de l’aube, dans le rouge du crépuscule, dans ces demi-clartés inclinant aussi bien à une disparition qu’à une renaissance, l’enfant voyait le lieu des demi-vérités, le logis habituel des hommes, leur propension à s’inscrire dans la vacuité, à différer leur choix, à se poster sur une seul patte, tout comme les flamants rose, avant que de décider la nature de l’empreinte qu’ils déposeraient dans le limon.

Car vivre c’était cela, sortir de l’ombre, surgir dans la lumière, passer par cette pénombre qui ponçait les angles, atténuait les rigueurs du blanc, diluait la densité du noir. Vivre, c’était donc cela, s’inscrire, toujours, dans cette alternance, dans ce clignotement et ne jamais faire halte dans un domaine plutôt que dans un autre. L’humanité en quête de vérité depuis l’origine des choses, se sustentant, en réalité, de demi-mesures, d’approximations, d’approches, jamais de certitudes qui l’eussent installée dans l’orbe signifiant d’une réelle compréhension du monde. L’homme-microcosme était donc ce simple reflet de l’univers-macrocosme, ce lointain sourire des étoiles avec son tremblement de luciole, son cillement de feu-follet.

Cinq heures maintenant et le premier chant du coq, cette trille, ce cliquetis venant dire à l’homme la nécessité de la conscience, l’ouverture du jour, la rencontre de la dure réalité. Dans la chambre contiguë, un faible remuement, quelques mouvements dans la cendre de l’heure. Grand-père Oncel et son premier rituel, bientôt. Gagner le puits, actionner le levier qui fera couler l’eau limpide, asperger son visage, effacer les songes de la nuit. Dans l’étable, les garonnaises à la robe beige sont averties de l’imminence de la fable quotidienne, du joug qui ligotera leur garrot, de la charrue à tirer dans la glèbe lourde et luisante. Des coups d’aiguillon dont leurs fessiers seront la cible afin que la matrice fouillée soit commise à être maîtrisée, à nourrir ensuite, les hommes et les bêtes sur ce lopin de terre aux confins du monde. Geste immémorial du laboureur, turgescence du soc pareille à la défloration de celle qui distribuera sa provende dans la plus belle des générosités qui soit. Terre qui, elle, ne ment jamais, va au bout de sa vérité et donne aux hommes leur essor et leur empreinte sur la face des choses. L’homme, le sol, immense poésie, rhétorique du simple, donation de la semence, du grain de froment qui sera farine, qui sera pain, qui sera vie.

Six heures ont sonné dans le lointain, depuis le clocher de Lamothe, depuis les collines qui commencent à se teinter de corail assourdi. Le soleil est ce disque de feu que quelques lignes de brume retiennent encore dans une parole en voie d’accomplissement. Alban est dehors, maintenant, sous la galerie face au levant. Il est vêtu d’une simple chemisette à manches courtes, d’un bermuda de toile claire et ses pieds glissent dans des tongs légères comme l’aile de la libellule. A peine une vêture, à peine une ligne floconneuse sur les contours du corps. Car il faut sentir jusqu’à la racine de soi le rythme de la plaine, le moutonnement des pechs semés de chênes rouvres, la fraîcheur tout océanique du printemps naissant des herbes embuées d’effluves nocturnes.

L’étrange clignotement du monde.

Alors il est temps d’ouvrir le chemin au devant de soi, de gagner l’espace libre du ciel et de la terre, de se disposer à comprendre quelques tremblements de la vie qui font leur sourdine à cette heure matinale, dans l’étrange vacuité du monde. Alban marche sur le chemin de poussière, seulement traversé par la brise neuve, les sens aux aguets, peau tendue comme la feuille du parchemin. Si près, dans le bosquet de chênes et de châtaigniers, le tapis de feuilles couleur d’argile dont grand-père Oncel fait la litière pour les vaches à la robe tellement semblable aux flancs des jarres antiques. Parfois Alban y tresse des colliers de glands, parfois y entrelace des lianes qui deviennent un nid où rêver longuement. Puis, bientôt, les premiers feux de la Gélise, son ruban comme une langue de métal. Mais, d’abord, il faut longer cette manière de bras mort qui dessine une sombre lagune, un dense marécage. Bizarre attirance-répulsion de l’enfant lorsqu’il s’approche de ces rives boueuses semées des lames de roseaux, des quenouilles brunes des massettes, des nénuphars aux larges feuilles qui dissimulent à la vue l’étrange monde du dessous de l’eau. C’est le domaine de l’ombre et du mystère. C’est le territoire, pense Alban, où se dissimule tout ce qui rampe et existe un cran en dessous du réel : les actes mauvais, les fourberies, les esquives, la honte de paraître dans la lumière du jour. Là est le monde des loutres qui glissent et disparaissent dans les failles de l’eau. Là est le refuge des tritons à la peau noire tachée de lunules jaunes. Là est l’abri de l’insaisissable anguille, du silure à la gueule dentée, des poissons aux yeux aveugles pareils à des gemmes mortes. Dans l’eau glauque aux couleurs d’aquarium, dans les plis d’une lumière éteinte, voici ce qu’Alban imagine de la faune de ces lieux aux contours indéfinissables. Les théories de bulles qui crèvent à la surface ne sont que les exhalaisons des péchés des hommes, des capitaux, s’entend, ceux qui entaillent l’âme et font marcher de guingois comme les crabes.

Alban n’a guère d’effort à faire pour y reconnaître la pléthore des processionnaires le long des boyaux de l’enfer. Toutes les images qu’il aperçoit sur l’écran de son imaginaire, toutes ces agonies cherchant à s’extraire de leur gangue mortifère, toute cette pitoyable marche vers un possible purgatoire, ce n’est, en réalité, que l’écho de la « Divine Comédie » de Dante avec ses pauvres hères enfermés dans les cercles de leur inconséquence native. Il y a les orgueilleux ployant sous un joug trop lourd pour eux. Il y a les envieux dont les yeux cousus de fil de fer font songer à une étrange chrysalide prisonnière de ses fibres. Il y a les colériques, leurs nez crachant une fumée âcre. Il y a les paresseux exténués par les milliers de pas qui les séparent d’une possible félicité. Il y a les avaricieux, face contre terre avec leurs bas de laine emplis de vide. Il y a les gourmands qu’un régime frugal a rendus aussi étiques qu’une lame de couteau. Il y a, enfin, ceux qui s’adonnaient à la luxure et à la sodomie, qui vivent leur sexe sous les espèces d’un mur de flammes. Il y a tout cela et encore plein de choses emmêlées comme le sont les racines des palétuviers dans la nuit des mangroves.

Maintenant, l’enfant franchit le pont. Il s’arrête un instant et observe le miroir de l’eau, sa surface polie, la vibration de la lumière sur les écailles liquides. Il y a des cercles sur l’onde, de minuscules spirales, une infinité de reflets comme sur la carapace lustrée des scarabées. Des libellules couleur turquoise glissent, le tube de leur corps touchant à peine les gouttes, la mince vapeur montant de la rivière alors que le soleil fait sa courbe oblique dans le ciel lavé d’ombres. Là est la gloire de l’homme : ceci est la pensée qui traverse la tête d’Alban avec l’agilité que met l’hirondelle à fendre l’air de ses ailes aiguës. Là, sur la pellicule diaphane de l’eau, l’enfant peut lire l’espace ouvert de la poésie, le chant souple des sources, le susurrement de la musique, les voix multiples de la fable. Plus haut, dans une bande plus claire, encore légèrement teintée de gris, se détache la falaise sur laquelle sont posées les maisons de Beaulieu, leurs entrecroisements de colombages, leurs façades de boue et de paille, leurs seuils luisant comme des lames de faux. Le village se reflète dans l’eau. L’eau reflète le village, comme pour dire la nécessaire communion, le ressourcement réciproque, l’harmonie nécessaire à la paix des hommes.

Le chemin grimpe, rapide, tortueux et Alban s’arrête un instant pour reprendre haleine, sa vue portant au loin, tout là-bas vers la meute de champs serrés où, déjà, grand-père Oncel a dû entamer le labour, piquant les garonnaises de son aiguillon acéré. Bientôt la colline avec son pan de nuit à peine estompé. Bientôt l’ancien monastère avec ses bâtiments délabrés, son escalier aux marches érodées qui conduit sous le toit à claire voie que soutiennent des poutres mal équarries. Alban s’assoit sur un vieux banc, face à la fenêtre à meneaux dont il ne reste plus que la croisée de pierre usée. C’est, pour lui, un jeu de regarder le paysage divisé en quatre rectangles égaux, comme s’il s’agissait tout simplement d’un livre d’images avec ses vignettes colorées, ses images d’Epinal limitées par leur cadre noir. Comme si le monde était interprétable d’une manière simple, géométrique, avec ses coordonnées infrangibles, ses certitudes enfermées dans la rectitude des lignes. Tout en haut, à gauche, la surface de jeu de l’air, le glissement blanc des oiseaux dans l’onde céleste. Puis, immédiatement à droite, la case du feu, le sublime disque rouge, puis blanc, puis rouge à nouveau avant de disparaître dans les brumes violettes du soir. Puis, en bas, à gauche, le bassin pour l’eau, les fleurs tout autour, les lianes du volubilis, la fraîcheur du patio derrière les grilles en fer forgé. Enfin, en bas, à droite, pareil à un chromo ancien aux teintes pastel, l’étendue infinie des champs, les sillons incisant l’argile de leurs lignes noires, les plateaux arrondis des pechs où souffle le vent, les chemins ombreux en partance vers quelque fontaine dissimulée à la vue.

Puis Alban quitte son jeu de marelle et gagne, par un chemin serpentant entre des haies, les derniers degrés de la colline. Là est le sommet le plus haut, le plateau des Arbeilles d’où, parfois, se laissent voir au loin, dans l’immensité du ciel, les crêtes enneigées des montagnes, un peu comme l’enfant peut les admirer dans son manuel de géographie, avec ses glaciers étincelants, ses cols entaillant la roche, ses plaques de schiste gris. Longtemps, Alban emplit ses yeux de cette pure merveille, l’espace libre où vogue, sans entrave, la pensée, où se déploie jusqu’à l’ivresse, l’imaginaire. Ici, en haut, sont encore des demi-teintes, des gris d’ardoise que le soleil n’a pas encore atténués. Ce n’est ni le blanc virginal et le repos éternel de la Gélise, ni les sombres contrées des marécages où nagent les poissons aveugles. Ici, ni paradis, ni enfer. Seulement un genre de purgatoire où les âmes regardent le monde avec bienveillance mais aussi avec lucidité. C’est une idée de ce genre qui fait ses douces confluences dans la tête d’Alban, dans le corridor de son corps disposé aussi bien à s’ouvrir au mystère de la nuit qu’à la promesse du jour. Là, parfois, sous la couronne protectrice des chênes rouvres, alors que l’air fait tinter ses feuilles métalliques et que dans l’indistinction de l’heure le paysage s’alourdit de brumes, l’enfant s’endort bercé par le chant d’un oiseau. Commence un rêve habité de multiples splendeurs que seule l’aube surprendra.

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