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22 avril 2016 5 22 /04 /avril /2016 08:03
Le souci de la terre.

« Soumission ».

Œuvre : Sandrine Blaisot.

Ryan était un gaillard de douze ans à la constitution robuste, au visage semé de taches de rousseur, aux cheveux pareils à la flamme, à la voix flûtée comme le vent. Sa nature vigoureuse, il la devait, sans doute, à un patrimoine familial - on était solides chez les Dáire Mac Lochlainn, descendants naturels des Vikings -, mais aussi à son adhésion à la terre d’Irlande, laquelle semblait se lire dans presque tous les actes du jeune garçon. Tous les jours que la nature faisait, plutôt que de demeurer sous un toit de bruyère et de confier son destin aux lueurs de l’âtre enfumé, il sillonnait le réseau dense des tourbières, parcourait le damier des dalles plongeant dans l’écume de mer, longeait le miroir étincelant des lacs que le ciel reflétait dans des teintes de cendre. Epris de liberté on n’aurait pu l’être plus que lui, sauf à se métamorphoser en ces chevaux martelant le sol de leurs lourds sabots, crinière ondulant sous les tornades de l’air blanc comme neige. C’était une ivresse qui s’emparait de lui dès le seuil de la maison franchi alors que le chemin sinueux et semé de pierres lançait son appel. Chaussé de lourds godillots de cuir, vêtu d’un simple tricot et d’un pantalon de toile, il empruntait la voie vers l’infini, longeant les murets de pierre qui couraient au ras du sol. Une herbe courte, semblable à la laine usée des moutons descendait en pente douce vers la plaque d’argent d’un lac et le ciel se perdait, là-bas, au loin dans des teintes de gris. Il n’y avait plus de maisons, plus de bruit, plus de présence sauf, parfois, les trilles aiguës des alouettes des champs ou le cliquetis du cisticole des joncs. Et, surtout, le vent, ses hurlements parfois pareils à des aboiements, à des plaintes, à de longs sifflements sur les arêtes des rochers. Ici était le lieu de la vie sauvage, le site minéral couché sous la ligne d’horizon, la volonté farouche d’être parmi la douleur du monde, mais aussi son étrange beauté car il y avait alliance des deux, mariage intime de la terre et du ciel dans une manière d’éternité.

Marchant, Ryan sentait sous la plante des pieds chaque pliure du sol, chaque caillou, chaque fissure comme une présence lui appartenant du-dedans même des choses. Chaque pas l’installait davantage dans une poétique du lieu, chaque souffle était empreint de l’air dense et brumeux qui planait comme un oiseau de proie, chaque pensée s’enroulait autour du moindre bois éolien, du calvaire à contre-jour de la lumière, de la ligne de cairns perdue dans l’immensité du monde. Tous les jours ou presque, le jeune garçon gravissait la colline que clôturaient des murs de pierres vives. Parfois des moutons y paissaient. Parfois les pâtures étaient libres d’animaux, seulement livrées à une lente érosion pareille à l’écoulement d’un temps insaisissable.

Le souci de la terre.

C’est à la confluence de deux murs que se trouvait « l’arbre plié » - c’était le nom spontané que Ryan avait donné à cette silhouette antédiluvienne -, dont on aurait pu penser qu’elle était une racine déployant en plein ciel sa ramure d’effroi, mais qui, en réalité, se montrait comme l’une des déclinaisons de l’âme d’Eire, cette immense désolation à la recherche d’une esthétique. Le promeneur faisait halte auprès de ce vieux compagnon aussi discret que modeste qui, chaque jour davantage, inclinait vers le sol qui semblait l’attendre comme sa note complémentaire et son ultime message : celui d’une disparition prochaine. A califourchon sur la digue de pierres, se sustentant d’une pomme ou bien de quelques noix, Ryan s’installait dans le territoire du songe. Nul ne sait si sa méditation le conduisait dans la demeure des Vikings, ses ancêtres, ou bien dans le courant fluide et régénérateur de quelque fable seulement connue de lui. Un jour cependant, comme surgies d’une mémoire géologique, résonnent dans sa tête les étranges paroles de gens de passage - sans doute des touristes venus du continent -, l’un d’entre eux déclarant à la vue de « l’arbre plié » : « Etrange image de soumission, tout de même ! ». Puis les visiteurs avaient rebroussé chemin comme après avoir découvert une vérité irréfutable, on s’éloigne vers l’horizon d’autres certitudes.

Ryan ne savait pas ce que voulait dire ce mot de « soumission » et, de retour chez lui, il avait demandé à grand-père Ó Ceallaigh de le lui expliquer. Ce dernier, bien qu’il ne fût point sot, était plus versé dans la culture du sol que dans celle du beau langage. Tirant sur sa pipe, au coin de l’âtre, il usa d’une métaphore afin que la connaissance des choses, pour Ryan, ne demeurât pas une simple abstraction. Il lui expliqua qu’autrefois, du temps des rois, il y avait deux types d’hommes : les seigneurs qui possédaient les châteaux et les terres et les serfs qui ne possédaient rien d’autre que leurs bras et donnaient leur travail en échange de la protection à l’intérieur d’une fortification. La « soumission » des serfs était la condition même de leur survie. Ryan avait bien retenu ce que lui avait dit son aïeul et, longtemps, les images du fort et du faible tournèrent dans l’enceinte de sa tête comme des brindilles emportées par les rafales de vent. Mais quelque chose le chiffonnait et, dans la figure du serf, dans sa disposition permanente à servir un maître, à être taillable et corvéable à merci, il y avait comme un sens que « l’arbre plié » ne pouvait endosser. La vérité lui paraissait être d’une nature bien différente. Voici comment les choses se présentaient à lui, ici, sous le ciel de schiste d’Irlande, le long des théories de pierres levées ou bien couchées pour enclore les troupeaux, dans un silence qui paraissait sans limites, sauf l’haleine froide du vent. Pour le jeune garçon, loin d’être une « soumission », la chute de l’arbre vers le sol était un simple souci de la terre, une inclination à rejoindre une origine - c’est bien de là, de ces lames de pierre qu’il avait surgi, un jour -, une volonté de faire bloc avec cette nature sauvage, indomptée, immensément libre et Ryan eût volontiers comparé la silhouette du vieil arbre à celle du lion ou bien à la langue de feu du dragon. Fixant de ses yeux grand ouverts la figure séculaire ployant sous les coups de boutoir du temps, Bryan voyait dans cet affrontement des éléments, un genre d’harmonie, de sens commun à édifier plutôt qu’une lutte désignant vainqueur et vaincu.

Oui, c’était cela l’Irlande, une fusion continuelle des présences : des hommes, des bêtes, des eaux, des brumes des tourbières, des roches usées, des musiques mélancoliques au creux des pubs cernés de vent, des galets lissés d’écume, des pierres tombales rongées de vert de gris, des carcasses de bateaux échoués sur la plaque sombre des grèves, des filets de pêche pareils à des monceaux de racines, des maisons blanches et basses émergeant à peine d’une nébulosité trouée par la présence d’un soleil blanc. Comprendre l’Irlande, c’était ceci : se saisir d’un paysage neuf avec ses multiples effigies dressées un peu partout : ses arbres plantés dans la toile de l’air, les fiers clochers des églises, les falaises abruptes, les collines tutoyant le ciel, les bateaux aux voiles déployées, de hautes demeures imprimant sur l’aire libre du monde la majesté de leur emprise ; comprendre Eire c’était donc prendre tout ceci et gommer les aspérités, effacer les angles, raboter les hauteurs, poncer tout ce qui pouvait l’être afin que tout se dissolve dans une même unité, une même teinte douce et grise, blanche aussi, que tout se lie dans une fraternité indissoluble. Et ne resteraient plus alors que cette tristesse heureuse, cette infinie mélancolie tissée de voiles de brumes, de chansons autour de l’accordéon et de la flûte, de libations de bières brunes, couleur de goudron, dans des verres givrés de pluie. C’était cela, cette disposition de soi à se fondre dans le réel afin que de cette métamorphose naquît quelque chose comme une berceuse à faire sienne, dans la chaumière blanche, sous le glissement des étoiles. C’était cela « la soumission » au sens le plus inapparent qui soit, lequel était la seule vérité dont on devait conforter ses rêves. Ryan s’y adonnait avec une joie simple et entière. Nul ne doute que c’était le début d’un grand bonheur !

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