Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
22 avril 2016 5 22 /04 /avril /2016 08:16
Fille boréale.

Superbe Anastasiya.

Œuvre : André Maynet.

On la regardait - mais pouvait-on vraiment la voir, en tracer les subtils contours ? -, et l’on était comme en lisière de soi, une vision en-dedans, une autre en-dehors, sur cette illisible frontière de peau où naissait le monde, où mourait la sensation pareille à un vol de phalène dans la chute du jour. C’était toujours à la limite d’un évanouissement, comme si se manifestait l’inatteignable dans ses voiles de songe. Jamais on ne se fût risqué à franchir le pas, à s’écarter de soi, à esquisser le moindre mouvement, à tendre la main en direction de …, à forer de la pointe de son regard ce territoire sans début ni fin. C’était sans doute cela, cette illusion vibrant dans le lointain de brume qu’on pouvait prédiquer sous l’irritante formule de « rêverie boréale », cette manière d’égarement constant, de divergence de soi dont les rêveries solitaires de Jean-Jacques eussent été bien incapables de rendre compte. Parle-t-on du silence ? Bâtit-on des châteaux de grésil ? Assemble-t-on des grains de lumière ? Traverse-t-on la flamme de la chandelle afin que nous soit révélée la nature du feu, son essence indescriptible ? S’immisce-t-on dans les feuillets d’eau à des fins de connaître la source ? Lit-on le vol de l’oiseau de façon à s’approprier la texture de l’air, son inapparente résille tellement semblable à la fuite du souvenir, au chatoiement de la mémoire ? Il y a tellement d’incertitude à être lorsque l’aube de la conscience se lève et que le monde fait son bruissement de ruche, l’univers son raclement de fond pareil à l’orage. Et pourtant nous n’entendons rien, sinon notre flux intérieur, le rythme de nos affections, la pente déclive de nos humeurs. C’est si bien de mettre son ego entre parenthèses, de sentir lever sur son épiderme les picots de l’esthétique, de vivre juste au niveau du sol, là où l’air et la terre ne font qu’un, où la poussière est un langage inaperçu, où le grondement de l’argile est pareil à une naissance, au dépliement d’une promesse. C’est si bien de s’oublier et de laisser paraître ce qui s’ourle de discrétion, la plainte du vent, le glissement du nuage, l’onde bleue dans la crique baignée de blancheur.

Mais nous disions « rêverie boréale », pensant à l’aune de cette étonnante formule énoncer ce qui jamais ne se dit car il faut du mystère, de la pudeur, du voilement sinon tout croulerait sous une telle chape d’évidence que nous n’aurions plus rien à connaître que la pesanteur des certitudes et la clôture des questions avant même qu’elles ne fussent posées. Alors, à nouveau, telle digression dont nous pensions qu’elle nous mettrait à l’abri du face à face, de l’insondable apparition de Superbe, bien au contraire ne fait que nous interroger davantage sur le fait de savoir qui elle est, d’où elle vient - d’une étrange planète, d’une brillante Sirius au regard double, d’une pluie de météores ? - et alors il n’est plus possible de différer la rencontre, de dissimuler ce qui, par nature, ne saurait attendre, à savoir l’unique rayonnement de la beauté. Alors, à défaut d’avoir une donnée immédiate de ce qu’elle est, de surgir au plein de sa conscience et de l’apercevoir de l’intérieur même de sa gemme de chair, autrement dit de devenir Elle, sans distance, sans l’ombre d’une hésitation, dans l’absence du doute, il ne nous reste plus que la possibilité de la décrire, comme on le ferait d’un paysage rencontré dans la totalité de son être. Ne demeure plus que la métaphore. Certes elle n’est qu’une approche, la vibration du regard devant l’énigme de l’apparition, l’essai de proférer dans la proximité, sorte de réverbération nous disant la présence du réel, sa dure compacité, l’irréfragable désir que nous manifestons toujours afin de ne pas demeurer seul au milieu du désert avec les mains vides et les yeux emplis de vent. Alors nous disons comme si. Cette Fille est comme si une forêt nous regardait, comme si un lac émergeait de la brume. Pathétique saisie des choses dont nous nous croyons nous approprier alors que la nature du langage ne fait que médiatiser ce que nous souhaiterions enfermer dans notre propre citadelle de chair et de sang. Pour décrire, il faut consentir à tutoyer les latitudes extrêmes, les terres battues de vent, les océans bordés de glaciers bleus, les finistères se perdant dans la brume de leurs invisibles archipels. Jamais on ne possède quelqu’un comme on s’approprierait la matière d’un livre ou la densité pulpeuse de la pomme. L’humain est le lieu d’une telle singularité qu’il ne peut y avoir, à son sujet, qu’attouchements, contacts à fleurets mouchetés, art de l’esquive et chorégraphie selon de discrets pas de deux.

Nous sommes tout au bout du monde. La lumière est crépusculaire, pareille à une pluie de flocons, à la chute de plumes dans le grisé du jour. Une onde si évanescente qu’on croirait à un décor de théâtre alors que les projecteurs ne sont pas encore allumés, que les acteurs sont dans les plis d’ombre et les spectateurs en attente de cela qui va arriver, qui les emportera loin d’eux, dans ce lieu sans espace ni temps qui est le sceau le plus apparent de l’art, de ses manifestations mondaines, à peine un souffle, une haleine, l’exhalaison d’un frimas dans le poudroiement de la saison. Une aventure sans pareille qui fait l’âme belle et le corps diaphane. Au bout du monde où tout se confond dans une si douce harmonie que le paysage est une femme et la femme un paysage sans même que se laisse deviner une césure, une ligne de partage, un adret s’opposant à un ubac. Les cheveux sont des filets d’eau, de minces ruisselets qui courent, dévalent avec bonheur la pente d’une montagne dont le sommet se confond avec la pureté de l’air. Visage blanc, poudré, pareil aux masques des tragédies antiques, confluence des dieux et des hommes d’où devait naître la signification du destin, sa justification parmi la turbulence du quotidien et la finitude en tant qu’essentielle condition des Errants sur Terre. Puis les deux traits des sourcils comme une mince broussaille, un discret taillis en surplomb du lac des yeux. Les yeux, l’eau y est si pure, la forme étirée si parfaite qu’il ne peut s’agir que d’une onde matricielle d’où tout surgit, où tout s’abîme pour dire la nécessité du regard juste, du dessillement, de l’exactitude de l’être lorsqu’il se met en devoir de paraître mais dans la douceur native, l’à-peine insistance, le pli sur soi qui est le gage de sa sincérité en même temps que le signe de son ouverture au monde.

C’est de ce regard à la consistance de rien, d’étonnante transparence, de parution à la limite d’une perte que les choses font phénomène sur Celui, Celle que nous sommes. Jeu en écho, ultime réverbération par laquelle nous nous saisissons. Si notre propre regard est important, combien celui de l’Autre est nécessaire à notre propre révélation. Nous sommes un paysage que le lac dans lequel se reflète notre image, - cette métaphore visuelle transcendant la catégorie de la Nature -, porte à une manière d’accomplissement. Regardés autant que regardant, ici se réalise la synthèse de l’être-avec qui fixe les polarités de notre cheminement. Telle une lumière boréale qui se lève et envahit le champ entier de la conscience sans même qu’on puisse en connaître le lieu d’élévation, la nature qui la pousse à faire sortir de l’ombre tout ce qui s’y dissimulait et s’y tenait en réserve. Aussi bien le peuple silencieux des bouleaux et des épicéas, aussi bien le chant de l’amour qui donne aux yeux cette sublime apparence de solitude pareille à l’éclat assourdi d’une Pierre de Lune. Tout paysage est un mystère et non seulement pour les âmes romantiques ou bien les esprits tourmentés. Tout regard est un mystère pareil à ce lac bleu qui s’irise de teintes indéfinissables entre l’émeraude et l’améthyste, comme s’il fallait une confusion, un mélange, une constante hésitation afin que l’illisible continuât à nous interroger et nous mît en quête du sens qui nous fait hommes et nous maintient au-dessus de l’abîme.

Superbe, nous l’aimons comme nous aimons la courbe de notre front, la plaine de notre joue, notre bouche disant les mots du poème. Osmose de l’être avec ce qui l’entoure et le révèle à lui-même dans un geste unique de donation. Je ne suis moi que par l’autre qui n’est lui que par moi. Image spéculaire qui se perd à l’infini dans le jeu de son propre kaléidoscope, milliers de fragments qui tissent la merveille hiéroglyphique du monde. Comment, dans un visage aussi dévoilé qu’une aube, ne pas voir, d’abord son propre reflet, ensuite tous les paysages que nous ne rencontrons qu’afin de connaître et d’être connu ? Il y a une telle évidence de la beauté que ne pas la voir résonnerait comme une offense faite aux dieux eux-mêmes, fussent-ils les plus proches des comédies humaines, Dionysos barbouillé de jus rubescent et croulant sous les pampres échevelés de la vigne ? La trace du dieu est toujours apparente, non seulement par la vertu d’une antique mythologie, mais parce que nous portons en nous l’empreinte indélébile du sacré, les stigmates des sacrifices, le fronton du temple dans l’enceinte duquel se disait l’essentiel en direction de ce fascinant empyrée, qui ne l’est, fascinant, qu’à la mesure de son constant voilement. Mais nous voulons dévoiler, tout comme des explorateurs, des Magellan en quête de nouveaux territoires.

Superbe, nous voyons le frémissement de son oreille que dissimule en partie la végétation des cheveux. C’est nous dont le regard poinçonne le pavillon de l’oreille et y dépose cet imperceptible colifichet, à peine la patte d’un scarabée, pour dire le précieux et le rare de ce qui se dissimule et fait son murmure à l’horizon des yeux, comme le mot choisi par le poète brille de mille feux dans l’ode ou le sonnet. Puis le jour s’est levé qui brille et illumine l’arête du nez, en effaçant presque la forme, douceur venue nous dire combien l’instant est suspendu qui, jamais ne se reproduira. Ce que nous voyons, là, dans ce genre de luxueux clair-obscur, ce visage-paysage lissé de clarté boréale, jamais nous ne l’oublierons, fût-il recouvert de milliers d’images plus incisives les unes que les autres. Car nous n’oublions rien. Chaque événement est une braise enfouie dans la crypte du corps qui fait sa sourde clarté quand bien même nous la penserions éteinte depuis une éternité. En nous le jeu de l’enfance, la caresse maternelle, la haute stature du père, le vol du papillon dans le rai de soleil, la mare glacée sous l’œil blême de la Lune.

Nous sommes parvenus au terme du voyage. Et déjà, voici que nous nous sentons orphelins. Les ramures blanches des bouleaux ont enlacé leurs branches-sortilège afin que, dans la bouche, les mots fassent silence. Clôture des lèvres livrées à la seule parole qui soit, lourd recueillement que rien ne saurait distraire comme si une secrète injonction venue d’un temps immémorial les joignait à jamais dans une généreuse immobilité. Tout secret est ce poids infini d’un sépulcre de marbre qui rend le Sujet qui en est dépositaire infiniment semblable à ces gisants de pierre dormant dans le froid d’impalpables sanctuaires. Plus de distance à franchir qui nous permettrait de décrypter un message. Plus de vision à mobiliser puisque plus rien ne bouge et que les feuilles des arbres cèdent la place aux aiguilles huileuses, noires, des conifères. Dès que le promontoire du menton est franchi, atteint de la dernière lumière, nous plongeons irrémédiablement vers l’anonymat des terres sombres livrées à la convulsion des glaises, au tellurisme de l’humus primitif. Tout devient si sombre dès que l’aire boréale est délaissée. Les mots qui dansaient et chantaient, voici qu’ils retournent leurs gants et confinent au mutisme. Ici plus de bouleaux qui disent le ciel et l’ouverture infinie de l’air. Ici commence le domaine du vert occlus, refermé, confondu avec son propre étonnement. La végétation est dense où la lumière pénètre si peu qu’il s’agit d’une éternelle nuit, celle des épinettes, des sapins et des mélèzes, leurs palmes scellant tout dans un même mystère. Superbe est déjà devenue illisible, identique à sa vêture noire, empilement de signes comme dans les antiques manuscrits qui se protégeaient à l’aune de leur étrange fourmillement. Puis, bientôt, alors que nous aurons dépassé le cadre même de l’image, seront les terres humides, les tourbières gorgées d’eau, le réseau dense des mousses, les étoiles éteintes des sphaignes, les cheveux hirsutes des carex. Il fera tellement noir, l’ombre sera si épaisse que nous tendrons les mains en avant, tels des somnambules à la recherche de l’ombilic des songes, cette terre que nous essaierons de lacérer de nos canines aiguës car, encore, nous voudrions voir la lumière, la boréale si proche d’une vérité qu’à seulement la regarder, le prodige se produit, nous devenons Superbe elle-même, cette belle énigme du jour dont les yeux tristes à la langueur infinie sont le foyer d’un étrange savoir, là où les choses deviennent si pures qu’elles s’éclairent d’elles-mêmes. Alors ne reste plus que cela : contempler et contempler encore. Tant que nos yeux seront ouverts à la beauté du monde.

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher