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23 février 2015 1 23 /02 /février /2015 09:04
L’œuvre était sublime.

C’était comme d’être seul au monde et d’en être affecté jusqu’à l’absurde. Que faisais-je, là, dans cette ville inconnue, derrière ces ferrures verticales qui ressemblaient tant aux barreaux d’une geôle ? Ressemblais-je à Roquentin errant dans le jardin public de Bouville après qu’il a pris conscience de ce qu’exister veut dire ? De la terrible contingence. De la nausée qui, toujours, se loge dans la racine des choses. Savais-je, au moins, que j’étais vivant ? Qu’un possible projet existait ? Que la finitude n’était pas pour encore. Savais-je cela ou bien vivre n’était-il qu’une manière de longue errance, de fuite sans fin ?

Le soleil d’automne faisait sa flaque diffuse, les feuillages viraient au jaune, à la rouille, parfois au cuivre. C’est dans cette lumière levante, à peine posée sur le contour des choses, que soudain, tout s’est éclairé. Le tram a glissé sur les rails avec son bruit de feutre. Carrosserie brillante teintée de mauve, grandes vitres panoramiques comme sur les modernes ferries. Plusieurs personnes en descendent, pressées d’aller nulle part, sans doute.

Et vous, que faisiez-vous dans cette foule anonyme ? Vous, pareille au rayon du soleil surgissant de la brume. Grande, aux longs cheveux cascadant sur les épaules, votre robe s’est un instant entr’ouverte. L’œuvre était sublime. Sur l’éclat blanc de la peau, l’éclair d’une soie noire, l’invite au secret puis la fuite du temps et plus rien de visible que ces passants absents d’eux-mêmes, quelques enfants jouant à se poursuivre. Oui, de cela j’étais sûr, l’origine du monde, je l’avais vue. Oh, certes, je n’étais pas Courbet lui-même. Ni un démiurge. Pas plus qu’un visionnaire. Cependant je ne pouvais en douter, j’étais né, là, derrière ces barreaux, né à moi-même dans la plus grande des certitudes qui soit. Celle de pouvoir, un jour, être aimé de vous.

Dix ans, déjà, que j’attends votre retour. Dix ans de dévotion à votre image. Et nulle douleur, nul chagrin qui entailleraient l’âme. Seulement quelques taches de moisissure, quelques ilots de lichen, quelques attaques à la périphérie du corps. C’est si fragile la pierre, lorsque passent les nuages, que frappe la pluie, qu’étrécit le gel à la taille de ce que l’on fut, un jour, dans l’éblouissement d’une apparition. Si fragile, la pierre !

L’œuvre était sublime.
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