Combien de fois étais-je passé devant la maison rose ? Je ne saurais le dire. La seule certitude, ne vous avoir jamais vue. Pas même aperçue. Votre silhouette eût suffi à mon bonheur. La simple vision d’une fuite, l’envol d’une écharpe, la corolle souple d’une robe et, à défaut, peut-être, l’image d’une bicyclette que j’imaginais haute, pareille aux vélos de légende des Hollandaises près de l’eau d’un canal. Oui, il fallait toujours que, d’une manière ou d’une autre, je sois rattrapé par cet incorrigible romantisme. Pourtant le XIX° était si loin, Musset un simple souvenir dans les arcanes de la mémoire et « Les Caprices de Marianne » semblaient bien au-delà de Naples, dans un monde révolu. De nos jours il n’y avait plus guère de Cœlio pour déclarer leur flamme à l’épouse d’un juge et faire son siège, espérant sa chute prochaine.
Peut-être n’existiez-vous qu’à l’horizon de mes chimères et il faudrait, un jour prochain, me résoudre à emprunter un autre itinéraire et faire mon deuil de celle que vous n’étiez qu’à l’aune d’une espérance. C’est bercé par ces idées sombres que je gagnais les quartiers de la ville où se trouvaient la plupart des restaurants. A l’angle d’une rue, surmonté d’un pignon en encorbellement, un café aux vitres dépolies derrière lesquelles des gens consommaient des boissons d’un air rêveur. « La Causerie des Jours », telle était l’enseigne de cette halte pour âmes romantiques. Mon inclination naturelle au sentiment, ma complexion mélancolique, ma sensibilité aiguisée comme la faux, tous ces états d’âme, que je jugeais stériles, me rattrapaient et me clouaient à l'incontournable réalité de mon être.
C’est en proie à ces dérisoires pensées que je tournai le coin de la rue. A peine oubliée « La Causerie », une jeune femme dont je pensais qu’elle était l’exacte réplique des « Jeunes filles en fleurs » de David Hamilton, me dépassa, juchée sur un haut vélo au cadre noir. Je ne pouvais en douter. C’est vous qui pédaliez avec cette belle aisance. Votre robe rose et fleurie faisait ses cercles printaniers dans le vent qui se levait. Vos cheveux attachés en queue de cheval flottaient et vos ballerines blanches dessinaient, en tournant, l’espace du bonheur. Je me hâtai de remonter en direction de la ville haute. Bientôt la minuscule place, son unique chêne à la large ramure, bientôt la maison rose. Contre le mur, un vélo : le vôtre, assurément. Sur le trottoir de ciment une carte avec l’enseigne de « La Causerie ». Oui, c’est bien là qu’il me faudrait aller, bientôt. « Causerie », ce vocable un peu désuet et précieux qui me faisait penser à Balzac, bizarrement, ce réaliste social dont vous paraissiez éloignée, tellement un vibrant sentiment, à l’évidence, vous habitait. Soudain vous deveniez cette Marianne dont je rêvais, soudain je devenais Cœlio, cette âme exaltée ne vivant que de vous savoir proche. Oui, proche dans le jour qui baissait. Je n’avais plus que ce souhait et je savais que, bientôt, vous l’exauceriez ! Les causeries n’ont que ce seul but. Lier en un seul mot deux destins séparés !