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12 février 2015 4 12 /02 /février /2015 09:15
Mince supplique en direction du monde.

Œuvre : Antoine Josse.

C’était à peine s’il s’agissait d’une présence. Ou alors tellement inaperçue qu’on aurait pu croire à une simple risée de vent ou bien à la trace du scarabée sur le sol de poussière. C’est comme cela, dans le monde, parfois, s’instaurent dans la discrétion des colloques qui s’effacent à mesure qu’ils sont proférés. Oh, bien sûr, ces minces effractions de la parole ne sont nullement dommageables. Du moins le croît-on et l’on continue sa progression de fourmi dans le sombre des ruelles et l’on ne perçoit guère, au-dessus de sa tête cernée d’ennui, la couronne solaire qui fait son cercle blanc. C’est une constante de l’humanité que de marcher, le regard posé sur l’horizon et de ne jamais le porter au zénith, là où la vérité brille de son éclat de pure gemme.

C’est quelque part, sur la courbure de la Terre, loin des polémiques et des bruyantes agoras, loin des magasins polychromes où brille l’avidité des hommes, et leurs yeux sont des trépans qui entaillent la chair du visible. Disons, c’est au sommet d’une montagne, avec quelques émergences de roches brunes et des plaques blanches à la consistance de neige. Noir - Blanc, comme pour dire fausseté et vérité ; dissimulation et ouverture. Mais le moment n’est guère venu de disserter et il faut voir ce qui se présente dans la simplicité. Au sommet de la montagne, à son bord extrême à partir duquel se tutoient aussi bien le vide que le néant ou bien la transcendance, se tient une silhouette si mince qu’on la confondrait avec la vibration de l’air. Oui, c’est bien d’un homme dont il s’agit. D’un homme dressé contre la falaise virginale du doute, dans une manière d’oubli de soi, à la limite d’une possible disparition. Observant cette si fragile effigie faisant fond sur la grande plaine immaculée, couverte de givre et saturée de blancheur, nous éprouvons comme un vertige, nous demeurons figés et notre parole reflue dans les mailles serrées du corps. Nous sommes soudain inquiets du monde, de soi dans le monde, de cela même qui pourrait advenir si, d’aventure, nous nous résumions à cette étique nervure et notre conscience ne serait plus que cette étincelle que le moindre souffle d’air réduirait au trépas. Alors nous résistons, nous nous insurgeons contre cette vision tellement semblable à cette image de Simon perdu dans le désert et sa parole tournant au-dessus des sables illimités, finissant par se noyer, quelque part, au sein d’un éblouissant mirage. Le diable serait-il partout, qui veille ? Car, là où les hommes vivent, l’idée du vide est insupportable et l’on n’a de cesse de la dissimuler, faisant l’hypothèse que, de cette manière, elle ne nous importunera plus.

Donc, il était une fois un homme si peu visible parmi la multitude qu’on lui avait donné le nom de « Candide ». Du reste ce dernier nom lui allait à merveille, tant sa présence était discrète, toute faite de modestie, semblable à ces dentelles que les jours animent plus que le coton qui en fait la trame. Candide vivait de peu, se sustentait d’air et de nuages, buvait les gouttes de rosée, se vêtait de brouillard, écoutait le chant de l’air et respirait les effluves que font les colombes lorsqu’elles décrivent leurs paraboles d’écume. Tout allait pour le mieux dans « le meilleur des mondes possibles », sauf que Candide avait des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des mains pour toucher et une infinité de sensations qui, à chaque instant, percutaient les minuscules étendues de sa peau. Et Candide était curieux, et Candide, depuis la montagne où il résidait était, en quelque manière, un genre de Petit Prince qui aurait regardé les hommes depuis la merveilleuse fenêtre de l’Astéroïde B 612. Ce qu’il voyait, tous les jours que la lumière faisait, c’étaient des milliers d’agitations, de trajets convulsifs pareils à de migrations de fourmis, des millions de petites déflagrations qui résonnaient longuement, entre ciel et terre et semblaient ébranler jusqu’aux limites infinies de l’univers.

Ce que Candide voyait, c’était ceci : des océans agités comme s’ils étaient pris de fièvre, avec de longues traînées noires pareille à du bitume ; des montagnes pelées comme le Mont Chauve, lesquelles semblaient en proie à quelque bouillonnement interne, peut-être une prochaine éruption volcanique ; des arbres en feu, longues torches brasillant dans le ciel mauve ; des rivières charriant des lots d’immondices, rubans moirés de taches luisantes ; des villes aux hautes tours dans lesquelles les hommes s’entassaient comme dans des boîtes à chaussures ; des caravanes d’automobiles, exodes sans fin vers les plages abruties de soleil ; des files hagardes d’hommes tendant leurs mains afin qu’on leur donne à manger ; des explosions, des bombes qui trouaient les immeubles, éventraient les façades et l’on voyait des peuples entiers d’orphelins errer au hasard des ruines dans l’espoir que quelqu’un les adopte ; des rafales d’armes automatiques ; des pillages, des exactions ; des meurtres, des viols ; des ateliers où le travail tuait ; des terres où les récoltes mouraient.

Et, à côté de cette mutilation de la vie, paradaient, comme au cirque, les oligarques et les importants, les bien lotis et les monarques, les usuriers et les banquiers véreux, les entremetteurs et les proxénètes, les sectes et leurs pléthoriques gourous, les bonimenteurs et les voyants, les thaumaturges et les marabouts, les aruspices et les magiciens, les jeteurs de sort et les cabalistes, les marchands de bonheur et les officiants de la cour des miracles, les chamans et les camelots de toutes sortes. Candide voyait tout cela et en était affecté comme un enfant assistant à un spectacle de marionnettes où Guignol reçoit une correction en bonne et due forme de la part du sinistre Gnafron ou bien de Madelon l’acariâtre. Et de cela, le pitoyable spectacle que lui offrait le monde, Candide en était si bouleversé que, petit à petit, cette immense désolation qui parcourait les avenues de la Terre avait produit son effet, laminant chaque jour davantage la conscience généreuse de son hôte. Tant et si bien que Candide dont le corps était fragile et la constitution sujette à végéter, s’amenuisa petit à petit, pour devenir ce sujet si éthéré qu’il en devenait presque diaphane, transparent.

Mais, pour autant, il ne se résolvait pas à s’effacer et il était monté au sommet de la montagne, un bouquet de roses à la main, bouquet qui faisait sa lumière de luciole, sa minuscule braise rouge et l’on voyait son fanal pareil aux feux des ports, percer les ténèbres dès que le crépuscule basculait, se teintant d’encre profonde. Le soir, quand les enfants dorment, il n’est que de mettre son nez à la fenêtre pour apercevoir, loin, au milieu des yeux des étoiles, cette minuscule flamme qui nous parle de nous, des autres, du monde. Il suffit. Puis de se confier à l’espace des rêves et d’y chercher avec bonheur cette image du « meilleur des mondes possibles ». Elle n’est pas une utopie. Dites-moi, elle n’est pas une utopie ?

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