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9 mai 2016 1 09 /05 /mai /2016 08:24
Grises étaient les heures.

Photographie : Blanc-Seing.

Grises étaient les heures. Blanche ma solitude. Pourquoi fallait-il que tu aies élu cette ville d’eau pour dernier refuge ? Car, après, il n’y aurait plus rien que le vide et l’absence. Le jour était une poussière sale, une chute de pluie sans fin, la perte du jour dans une faille si étroite qu’on eût dit l’extrémité d’une île, la pointe avancée de quelque septentrion qui, bientôt, serait pris de glace. Etonnante la dérive des êtres, leur soudain éloignement quand la césure a eu lieu. Tu sais, comme dans les alexandrins. Mais eux l’appellent, la césure, comme une pause, une respiration, le point d’équilibre de leur rythme. « Hémistiche », tel était le nom qui m’accompagnait, battant mon flanc avec la régularité de l’heure à s’écouler, entaillant mon âme de son scalpel. Pour moi, la césure était devenue abîme et, sur ses flancs, plus rien ne paraissait qu’un morne paysage privé de sons et de couleurs. L’exact contraire de la joie, l’amplitude de la tristesse lorsqu’elle confine à la mélancolie. Et, sous la pluie si fine qu’elle noyait en elle toute volonté de parution, aussi bien du ciel, aussi bien de la terre, voici que surgissait dans l’aire libre de ma tête le vers entêtant, le bourdon aux ailes mordorées avec son bruissement d’étoupe :

« La chair est triste, hélas! et j'ai lu tous les livres. »

Oui, tous les livres, je les avais lus, depuis les Antiques, depuis Sappho la poétesse jusqu’à Proust le moderne, en passant par les romantiques, les réalistes, les naturalistes. Mais, de cela, que demeurait-il, sinon une phrase, une mélodie, un titre, l’évocation d’un paysage, le goût d’une « Petite Madeleine ». Que restait-il ? C’était, étrangement, Mallarmé qui survivait au naufrage. C’étaient ses vers si musicaux, son invitation au poème, son effroi de ne plus le voir paraître, cet « Ennui » majuscule qui appelait l’exil vers cette terre d’outre-poésie que, sans doute, l’âme du poète habitait lorsque le corps se serait absenté. Existe-t-il une lointaine Thulé où l’on se sustente de mots, où le vent est une ode, l’eau une cantilène, les nuages une prose légère ? Existe-t-il ?

Je descends cette rue d’escaliers où brille la lame coupante du jour, pareille au silex. Rien ne me sera donc épargné, comme si la pluie, à l’unisson de ma tristesse, voulait m’exiler bien au-delà de moi- même, m’entraîner dans une irréversible chute. Faut-il que les métaphores soient parlantes, bavardes, pour qu’elles nous intiment l’ordre d’interpréter, avec autant d’acuité, le chiffre de leur symbole ! Aucune lucidité ne se mettra entre parenthèses, aucune vérité ne se dissimulera à la clarté de mon entendement. Aucune fuite à l’horizon qu’un fin brouillard noie dans le doute et l’approximation. La lumière est si basse, à peine une vague blancheur dans le réseau serré de l’heure, une ligne tremblant à l’idée même de sa native ambiguïté. Vois-tu, toi qui dois lire dans quelque chambre d’hôtel, sous « la clarté déserte » d’une opaline - je connais tellement tes petites manies, tes infinies obsessions -, toi qui dois lire une histoire romantique, tes yeux, au moins, perçoivent-ils ce que je perçois, la fin d’un cheminement, le saut irréversible dans un inconnu qui, nécessairement, deviendra notre commune geôle ? Je le sais, pas plus que moi, tu n’échapperas à tes tourments. Ton regard, sous ton casque de cheveux courts, est parfois si semblable à l’insondable mystère de Baudelaire, comme si, depuis le pli de ta conscience, depuis la source de ton intimité, tu ne pouvais serrer dans tes doigts fragiles, que ces « Fleurs du Mal » qui s’invaginent en toi avec la puissance de quelque esprit maléfique. Tu sais, ces fleurs qui croissent en nous, elles ne repoussent jamais, elles ne sont nul Phénix qui pourrait renaître de son propre flétrissement. Rien ne s’exhausse de soi qui a été perdu par insoumission ou bien par une insuffisance de la vue. Oui, je sais combien mon discours te paraîtrait « décalé », moralisateur. Pourtant il apparaît comme le seul possible dans ce que nos vies sont devenues, cette sente étroite qui disparaît à même son apparition dans la complexité du monde. Des sentiments, surtout, qui sont si solubles dans l’eau, cette eau qui tombe du ciel avec une belle insistance.

Mes pensées, si envahissantes, m’ont porté jusqu’au bas de la ville sans même que j’en sois conscient. Un pont enjambe l’eau. Je m’approche du bouillonnement blanc et gris de la Nive. Je pense à Bayonne, vers l’aval, à l’Espagne si proche où nous avions passé des jours heureux avant que les Fleurs ne se fanent. L’air est toujours si poisseux, le ciel si bas qu’il n’est habité ni de lueurs, ni traversé du tumulte des oiseaux, du criaillement des mouettes, l’océan est si proche, on croirait entendre son balancement sourd, ses cognements contre la barrière de rochers. Ta lettre que je tenais, froissée au creux de mes mains, semblable à une corolle usée par le temps, voici qu’elle flotte maintenant entre deux eaux, deux hésitations, avant que le courant ne l’emporte bien au-delà de nous dans les tourbillons de bulles et les théories de brindilles qui cascadent vers l’aval. Ce qui demeurera de toi, dans l’illusion du jour, dans l’usure du temps, cette mince flottaison ne pouvant dire son nom. Hasard toujours innommé qui nous entraîne, pareils à des fétus de paille, vers nos propres rivages. Ce qui demeurera de toi, dans cette ville d’eau, de pluie, de pleurs, ceci :

« La chair est triste, hélas! et j'ai lu tous les livres.

Fuir! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres

D'être parmi l'écume inconnue et les cieux! »

Ceci que le poète disait en vers alors que ma vie s’écoule en prose, semée ici et là, de césures, de ruptures, d’hémistiches que les dés ont jetés dans l’insondable marée des jours. Césures, seulement, intervalles, comme ce temps silencieux qui flotte entre les grains du sablier. Dans celui-ci, les grains de silice se sont métamorphosés en cilice. C’est cela qu’il me faudra endurer, cette chute si lente qu’elle semble ne pas avoir de fin. Ne pas avoir de fin !

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