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16 mai 2016 1 16 /05 /mai /2016 08:03
Perdue dans l’ombre des regards.

Photographie : Blanc-Seing.

Vous étiez, dans la traversée de la rue, la glaciation de l’air, la rumeur inventive du jour, cette forme inaperçue, cette perte, cette parution au bord d’un possible évanouissement. D’où veniez-vous, silhouette que nul ne voyait ? Etiez-vous au moins réelle ? Pouvait-on vous saisir, faire votre portrait, tracer votre esquisse et dire de vous, la beauté du visage, la grâce des mains, le casque des cheveux pareils à la feuille d’automne, le corps conquérant qui traversait les lames d’air comme le fait la sirène à la proue du galion ? Pouvait-on faire tout ceci, tenir un langage sur vous ou bien fallait-il se contenter de vous voir glisser sur le trottoir gris pareil à une neige fraîchement tombée ? Les hommes étaient là, les femmes étaient là, les glaces aussi qui reflétaient les images, habillaient d’illusion les formes si peu constituées, buées en partance pour un terrible destin. Oui, il était douloureux de se tenir sur le bord de l’exister, mains engoncées dans les poches, casquette retournée, genre de cariatide du temps, ineffable sablier que l’heure comptait de ses doigts invisibles. Et ces corps soudés au luxe des vitrines, et ces envies polychromes que jetaient les yeux en direction des dentelles vestimentaires, des minces colifichets disant l’impérieux besoin de séduction, la braise de l’envie, l’urgence à paraître, à briller, mais aussi le désir de posséder, d’être possédé. Oubli de soi dans l’autre, oubli de l’autre en soi.

Oui, dans la pente déclive de la lumière, dans l’air tendu comme une lame c’était l’oubli qui avait tendu son piège, affuté son tranchant de yatagan. Chacun le savait mais nul ne voulait le dire ou même le penser, voix silencieuse dans l’espace dévasté de l’être. Vous ne regardiez nullement les autres qui ne vous regardaient nullement. Chacun dans son bloc de résine, chacun, chacune puisant à sa propre fontaine l’eau de la présence. Nulle confluence qui eût fait se rejoindre autour d’une table la possible libation, le repas frugal, la plongée réciproque des yeux dans le puits mystérieux des pupilles. Nulle émergence d’une altérité dont l’effusion eût été un baume, une caresse, la soudaine palpitation d’une brise sur la plaine de la peau. Non, le coupant du réel, la verticalité d’une vérité qui laissait la foule dans son incontournable solitude. Regards perdus dans leur propre dérive, pensées vrillées sur leur intime inconséquence. Je vous suivais à quelque distance, ombre de vous que vous ne deviniez pas, aruspice pressentant votre avenir alors que votre présent fuyait au-devant de vous dans la multitude étroite de l’air.

Et, soudain, plutôt que de vous perdre dans les volutes d’un songe creux, de supputations sans fin ni but, voici comment vous m’apparaissez. Petite fille faisant rouler son cerceau sur le chemin de la vie, insouciante d’être, sans doute, mais mystérieusement habitée d’une inquiétude métaphysique, laquelle parfois vous fait vous retourner, cherchant à deviner si quelqu’un vous suit. Dans le rêve m’apercevez-vous inscrit dans votre sillage, soucieux de vous, de ceci qui vous porte à la question dans la mesure de l’étrangeté que vous offrez au monde ? M’apercevez-vous ? Non, vous êtes trop occupée de vous. Du reste, est-on jamais occupé de l’autre autrement qu’à recevoir le don de sa présence, autrement qu’à jouir de lui et d’en tirer usage ? C’est si terrible, parfois, de tendre devant son regard le scalpel de la lucidité et de poursuivre son chemin comme si de rien n’était. Devant vous est une roulotte peinturlurée en jaune. Les portes en sont ouvertes. L’intérieur, sombre, ne laisse rien voir de ce qui pourrait y paraître, mais peut-être est-elle vide. De choses. D’êtres.

Derrière la roulotte un haut bâtiment à arcades dont l’ombre portée traverse la diagonale de la rue, ménageant une partie supérieure claire et solaire, une partie inférieure étrangement habitée d’un clair-obscur lumineux, sorte de demi-jour où pourrait aussi bien se loger l’étrangeté, le toujours possible surgissement d’une dette à acquitter, d’une douleur à prendre en compte. Ceci est-il la représentation symbolique des joies et des peines, des moments lumineux, de ceux qui s’ourlent de teintes tragiques ou seulement de peines longues à s’enfuir ? Au loin, dans la longue perspective d’une rue qui semble n’avoir pas de fin, l’apparition - je ne l’avais pas aperçue de prime abord -, d’une silhouette étendue au sol comme si quelqu’un gisait à terre dans l’attitude de la chute, à moins qu’il ne s’agît de la mort. Il est si difficile de distinguer dans l’éclatement de la lumière, dans la rutilance blanche du long bâtiment à arcades qui clôture la vision côté jardin car c’est bien d’une scène de théâtre dont il s’agit. Et au-dessus de tout cela un ciel bleu lavé de ses couleurs avec des teintes de plus en plus défraîchies à mesure qu’on progresse vers le bas. Comme une image ancienne que la lumière aurait dégradée.

Sur l’immense praticable, seuls deux personnages. Vous et l’ombre. Puis vous sans l’ombre. Puis vous sans vous. Oui, vous avez disparu, profitant sans doute d’un moment d’inattention de ma part. Je suis si distrait lorsque je poursuis des ombres ! Si distrait. Vous retrouverais-je jamais alors que je peine à me retrouver moi-même ? Mais peut-être ne suis-je qu’une brume, l’élévation d’une vapeur dans le glissement crépusculaire, un mot proféré dans l’ombre d’une crypte. Comment savoir ?

Perdue dans l’ombre des regards.
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