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15 mai 2016 7 15 /05 /mai /2016 07:42
Doline de l’ombre.

Photographie : Sylviane Girard.

C’était trop cette lumière qui tombait du ciel à gros flocons, cette clarté qui bourgeonnait sous les quatre horizons, consignait au silence et clouait les yeux dans une gemme native. Partout étaient les lueurs, les feux-follets, les lucioles dont l’éclair agrandi zébrait les nuages de lourdes phosphorescences. Aux cimaises des branches, sur les arêtes des montagnes, dans les corridors des maisons, partout le jour semait ses échardes, partout les nappes coulaient avec la lourdeur de l’airain. Dans l’enclume des têtes, dans le golfe des bassins, dans le pilier des jambes, les murmures gagnaient, les murmures s’étoilaient, gonflaient et les corps devenaient de simples baudruches à la dérive. On flottait longuement parmi les cicatrices blanches de la terre, on longeait les lézardes du sol, on suivait le cours des fleuves asséchés, des fleuves pareils à de grises racines que la poussière lustrait de son éclat de cendre. Partout était l’infinie douleur qui clouait les hommes à la glèbe meurtrie. Dès l’aube, déjà, la rutilance était là, le mercure se dilatait tel un poulpe géant aux lourds tentacules, le feu couvait, les geysers assemblaient leurs colonnes de vapeur, les volcans affûtaient leurs bombes, les meutes de soufre s’aiguisaient dans le jaune, lames de tournesols qui, bientôt, moissonneraient la terre. C’était cela, en ce temps-là, une immense confusion qui gagnait tout, une sourde parole née des entrailles de la glaise, un lexique de stupeur et d’effroi. Bientôt il n’y aurait plus de glaciers, ces seigneurs des hautes solitudes. Bientôt disparaîtraient les lacs aux rives d’argent étincelant. Bientôt les mers ne seraient plus que d’étiques flaques regardées par l’œil sanglant du soleil. Bientôt.

Et, parmi cette désolation, ces confluences mortuaires, ces giclures d’ennui, un ilot de calme et de sérénité s’était recueilli au plus secret du monde. Au creux d’une doline, dans l’aire étroite des incertitudes, « Doline », tel était son nom, avait trouvé refuge et demeurait là, dans le temps immobile d’une contemplation. Oh, il y avait si peu d’agitation, une à peine respiration soulevait l’étroite poitrine et les cheveux faisaient leur buisson noir qu’éclairait la tache d’une rose. C’était une inapparence, une simple comptine s’élevant du chant assourdi des pierres, une fable légère disant le précieux, le rare de l’instant. Ici, à l’ombilic de l’ombre, les pensées faisaient leur chute d’éponge, les rêves tissaient leur résille de brume, les espoirs fleurissaient tels des pétales dans la douceur de l’aube. On était bien, en soi, dans le pli des heures. Le visage était une simple esquisse, une illumination de l’intérieur, une joie pleine pareille au bourdonnement d’une résine avant qu’elle ne s’écoule du tronc semé d’écailles.

Nul besoin de tracer les yeux au fusain, nulle nécessité d’ombrer au graphite la pulpe des lèvres, nulle précipitation à cerner d’une huile lourde l’éperon du nez, à faire se détacher dans le blanc la falaise du cou. Une simple logique de soi dans l’évidence d’être. Tout ceci naissait de l’ombre, de son inclination à chuchoter, à faire savoir dans la pente du silence. Tout s’ouvrait de soi, sans effort, sans tumulte, sans souffrance qui se fût métamorphosée en déchirure. Tout était dans tout sans limite qui eût tranché au scalpel l’unité déjà atteinte que rien, désormais, ne pourrait entamer. Une fleur, dans un voile bleu, laissait paraître son lent dépliement ; la lumière d’un bras que traversait la buée brune des cheveux laissait s’écouler vers l’aval du temps le luxe de l’heure ; la lanière verte d’une bretelle disait la persistance de la vêture à enclore la grâce du corps. Et pourtant, dans ce qui paraissait n’être qu’un oubli - Doline était sans doute seule au monde -, il y avait infiniment de présence, infiniment à connaître. Il suffisait d’être là, dans l’abri primitif, lovée au centre de soi, écoutant les battements de son cœur, éprouvant la dilatation du torse, suivant les rivières de sang, la pliure blanche des ligaments, le réseau serré des nerfs et plus rien ne comptait que cet infini poème s’ouvrant sur la certitude que rien ne pouvait arriver que d’heureux, de souple, d’accordé au rythme des choses.

Bientôt serait la nuit, la longue nuit et son lac infini, la nuit oublieuse de la douleur des hommes. De ceux, rares, qui demeuraient. De ceux, nombreux, qui avaient renoncé à paraître. Des hommes repus de fatigue, ivres de la chaleur accumulée depuis des siècles, sourds aux bruits des villes, aux rumeurs des campagnes, pris de cécité face à l’immémorial balancement de la mer, à la croissance des montagnes, à la marche arquée de l’astre blanc, à son bouillonnement dément. Des hommes qui déjà n’existaient plus, tellement ils étaient usés par des millénaires d’une marche épuisante, sans but, avec, au bout, la gueule béante de l’abîme. Dans les gorges des rues, sur les larges plaines de villes, sur les places dévastées ne paraissaient plus que des vestiges des travaux et des jours, ici un banc traversé de doute, là un réverbère cloué dans la gangue de ciment, là encore des bris de vitre où dansait la clameur solaire, ici encore un escalier suspendu dans le vide ; là, le squelette blanchi d’une construction laissée à son propre destin. Dans les larges avenues, d’étiques platanes semaient la croûte purulente de leur écorces ; aux balcons des maisons pendaient, tels des drapeaux de prière, des linges qui avaient, autrefois, été le réceptacle de corps joyeux, exubérants, animés du flux puissant de la vie. La Terre contemplait le déluge humain avec un œil amusé : ceux-ci partaient, d’autres arriveraient. Il était temps de démonter la scène, de la remonter ailleurs, là où d’autres Existants joueraient le jeu, le temps d’une pirouette. Cependant, quelque part dans l’immensité de ce qui, encore, trouvait un langage pour s’exprimer, figurait cette pure figure du bonheur, cette dimension ouverte au sens, cette petite musique de jour : Doline qu’un rêve visitait comme au premier jour du monde. Comme au premier jour !

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