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18 décembre 2015 5 18 /12 /décembre /2015 08:44
Sous le feu de la lampe.

" Côté sombre, côté lumière : le Phare de Calais ".

Photographie : Alain Beauvois.


« Au lever du soleil
quand le phare s'éteint et se repose
quand se lève le photographe... »

A.B.

Nuit. La ville dort drapée dans ses étoiles de lumière. Dans la brume qui monte, les lampadaires sont des yeux de Cyclope qui font leurs boules blanches. Dans la tête des hommes sont de multiples clignotements qui disent la mise en veilleuse de la conscience, sa remise aux déflagrations des archétypes, aux illuminations du rêve. Monde nouveau, Terre émergeant de quelque Atlantide. Volées d’escaliers à double révolution, neige de balustres blancs, toits d’étain flottant dans la perdition de l’heure. Châteaux en Espagne. Île d’Utopie du bon Thomas More. Mystérieuses catacombes où courent les lueurs ossuaires, où les réseaux de nerfs dessinent l’architecture grise du vivant. Longs couloirs du métropolitain parcourus par l’échine noire des rats. Réseau d’égouts habillés d’une clarté pareille à celle des abysses, lueurs vertes fouettées par les cheveux d’algues. Nuit.

Nuit. Les sillons de glaise sont parcourus de filaments clairs et la Lune gibbeuse sourit dans l’air passé au tamis. Si calme la nature. Si étrange la chouette, « l’oiseau de Minerve » veillant sur le sommeil des hommes, initiant le cycle d’une nouvelle philosophie. Dans les chaumières les poitrines se soulèvent au rythme du vent. Rapide parfois, puis long à s’éteindre, à mourir, comme si l’exister tenait à un fil d’Ariane disparaissant dans le secret d’un labyrinthe. Les hommes sont pliés en boule. On dirait des duvets d’oiseaux, des cocons légers flottant au gré de la volonté d’un démiurge. Des troncs échoués sur le rivage en attente d’être repris par la marée avant de cingler vers le large, là où vivent les dauphins au bec facétieux. Joie sans pareille de la rencontre avec ce qui s’annonce dans la simplicité et ne demande rien en échange. Longue nuit qui conduit les Errants parmi les mailles serrées de l’univers onirique. Longue nuit, dérive sans fin alors que les soucis abolis se terrent dans une confondante bogue d’ennui. Et plus rien alors ne paraît que cette marche allongée des corps somnambules oublieux d’eux-mêmes, de leurs souffrances, des cals qui recouvrent leurs mains laborieuses, perdues, ne griffant le plus souvent que des lames d’effroi et le souffle glacé de la mort. Nuit.

Nuit. Immense d’un horizon à l’autre. Nuit-aile recouvrant la nasse liquide de la mer. Nuit-étoupe engloutissant les bruits, les dissimulant au creux souple de ses aisselles. Nuit-mère dont les seins allaitent les poètes, les astronomes, les buveurs d’étoiles. Nuit souveraine. Sur le dôme glacé de la mer sont les bateaux, les ferries avec leurs grappes humaines, les porte-containers et leurs milliers de cubes multicolores, les tankers au ventre lourd d’huiles grasses, les chalutiers traînant leurs filets pareils à des queues de comètes. Partout, sur les ponts des navires, dans les cales à l’odeur de graisse, dans les soutes emplies d’écailles d’argent, dans les salles de jeux où brille l’envie des Possédants, partout s’agite une sourde angoisse, partout s’allume l’envie d’assurer son corps de la quadrature exacte où enfin se reconnaître. Ballotés par les flots, perdus au milieu du lac de bitume, l’on ne sait plus bien qui l’on est, où l’on va. Alors les yeux s’ouvrent en mydriase, les pupilles forent leurs puits, sur les sclérotiques s’allume l’envie de posséder un point de repère, de découvrir l’amer terrestre disant sa qualité d’homme, le luxe de la conscience, la souveraineté du regard lorsqu’il rencontre du familier, un lieu, l’émergence d’une polarité, lorsqu’il se fixe à l’aiguille bleue de la boussole, s’éclaire de la lueur de Vénus, la « Belle Etoile », celle du Berger, celle qui fixe un repère, décide d’un habiter sur Terre.

Alors les hommes de la mer quittent les soutes enfumées, les salles au tapis vert, les bars où brillent les cocktails multicolores, les cabines étroites à la lumière avaricieuse. Les hommes, les femmes, les enfants envahissent les ponts, ils se pressent en grappes compactes, tout contre le pavois d’avant, ils jouent des hanches, des bassins, ils veulent voir, ils veulent croire qu’ils existent encore sur l’immense flaque prise de soubresauts avec la brume flottant au ras de l’eau. Alors les hommes de la terre sortent de leurs couettes endolories de sommeil, envahissent les balcons aux glycines, se coulent dans l’exacte rainure des rues, vont sur les larges places entourées de platanes. Tous, les Terriens et les Maritimes se livrent à une étrange cérémonie, à un rituel aussi vieux que l’humanité. Ils mettent leurs mains en conque au-dessus de leurs fronts, étirent leurs nuques, raidissent les cordes de leurs cous et, soudain, la merveille se produit. Une grande lame blanche balaie le ciel de son mouvement régulier, éclats lumineux qui font leurs oscillations avec la précision d’un métronome, cataracte de lumière inondant le ciel que suit le bleu-marine profond entre deux rotations. Le phare est là, dressé tout en haut de son fût blanc tatoué d’une étoile, celle qui dit la route aux marins, grave l’empreinte de leurs destins parmi les milliers de trajets hasardeux, les milliers de doutes et de dangers guettant l’aventure humaine. Alors les poitrines se soulèvent d’aise, le rythme des cœurs s’alanguit, la tension diminue et c’est comme une étoile qui s’imprime sur le front des hommes, comme un tilak, cette braise de la spiritualité indienne qui dessine l’hymne des retrouvailles de l’homme et de ce qui l’abrite de la désespérance : un lieu où habiter dans la certitude d’être et de s’y maintenir aussi longtemps que durera le voyage. C’est cela que nous dit le phare en langage lumineux. C’est cela que, chaque nuit, nous attendons et redoutons de perdre, cette si belle lumière disant la marque insigne de l’homme, son empreinte sur l’aire libre des choses.


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