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20 novembre 2015 5 20 /11 /novembre /2015 09:01
Du haut du ciel ils voient l’invisible.

Nuage à remonter le temps.

Œuvre : Marc Bourlier.

En ces temps d’errance et d’approximation les gens se déplaçaient avec les yeux rivés au sol et le cœur en chamade. C’était tout juste s’ils voyaient la pointe de leurs chaussures, s’ils percevaient leur lente progression vers l’abîme fatal. Le pire, livrés à eux-mêmes sans qu’ils en fussent alertés, cloîtrés dans la geôle de leur chair. Ils avaient si peu d’espace, si peu de temps et la flamme de leur conscience menaçait à chaque instant de se réduire à la taille de l’étincelle. Ils avançaient au hasard des rues, entraient dans des magasins où coulait une musique sirupeuse, où les barres de néon multicolores imprimaient sur leur anatomie d’albâtre les stigmates de leur aliénation. Car les hommes n’étaient pas libres, car les hommes étaient guidés sur des rails dont ils n’apercevaient pas le tracé, qui se perdaient dans les limbes de l’inconnaissance. Pareils à des hiboux que le jour aurait surpris, leurs yeux étaient comme atteints de cataracte et il s’en serait fallu de peu qu’ils ne disparussent dans les mailles d’une étroite cécité. Ainsi allait le monde, à petits coups de queue, à impulsions de nageoires caudales, à frétillement d’écailles identiques aux ondulations des poissons des abysses glissant dans les eaux lourdes du mystère. Autrement dit la Terre était prise de doute et les arbres eux-mêmes, au printemps, hésitaient longuement à se vêtir de feuilles neuves pareilles à des myriades d’yeux sondant la bogue serrée des choses.

Eussent-ils levé les yeux, les humains, de leurs préoccupations ordinaires et alors se seraient révélées à eux les meutes de nuages dont le ventre frôlait la ligne d’horizon avec un bruit de râpe. Et ces nuages, malgré leur apparence débonnaire n’étaient pas de simples accumulations de gouttelettes en suspension dans l’air. Ces nuages étaient habités. Habités de l’intérieur par un régiment d’âmes, mais d’âmes paisibles ouvertes à la contemplation du monde. Topographie d’un inoffensif cumulus : au milieu des volutes et circonvolutions d’écume, d’étonnantes silhouettes. Genres de bâtonnets avec un corps simple et droit que surmonte une tête rectangulaire portant les trous des yeux, de la bouche et une brindille en forme de nez. Rien de bien étonnant penserez-vous et, en ceci, vous serez aussi inattentifs que vos acolytes terrestres. Car ces inapparentes voliges ne sont nullement ordinaires, ce que vous dévoilera la suite du voyage. Oui, du voyage, car ce Nuage est un « Nuage à remonter le temps » et les Petits Boisés des navigateurs au long cours, de téméraires explorateurs de continents inconnus.

Donc le début de la navigation. Au bas du nuage une équipe de six timoniers tenant la barre conduisant au passé. Au-dessus, accrochés au bastingage ou bien plantés sur les coursives, un bataillon de marins attendant que l’ancre se lève. Ecoutez donc les pignons faire leur bruit d’acier, les roues hoqueter, les viroles faire leurs syncopes, les ressorts et cliquets agiter leurs cymbales. C’est cela la symphonie d’un retour vers le passé, le cheminement au terme duquel se signalera l’origine comme source et fondement de cela qui s’agite ici et maintenant avec l’insistance d’une gigue. La goélette cingle maintenant vers le large avec des troupeaux de bulles collées à ses basques. On reçoit des embruns, les yeux s’emplissent de larmes, le sel pique le visage. Mais qu’importe, c’est si essentiel de savoir d’où l’on vient, quelles sont les racines sur lesquelles on a fait pousser sa tige de bois. L’avenir est loin derrière, perdu dans un rideau de brume. Le présent fait un curieux surplace et l’on n’en distingue plus que quelques copeaux se dispersant aux quatre vents.

Le passé avance, fait ses éclaboussures, ses sauts carpés, ses cabrioles, ses équerres, ses infinis saltos. C’est comme un vertige de remonter en direction de la case départ, de croiser ses formes successives, ses propres images que l’on avait archivées au creux de quelque nostalgie, ses postures existentielles figées dans la glu du temps. Mais voyez donc comme ces modestes éclisses vibrent à la seule idée de se retrouver au hasard des pérégrinations, des boucles et retournements. Les voici, simples échardes flottant dans l’eau savonneuse d’une plage de galets, leurs ventres érodées par le flux de l’eau, la fuite du sable, l’insistance du gravier. Et puis ici, branches agitées en tous sens par les caprices de l’océan, écorces que les vagues mordent avec l’insistance d’un roquet. Puis, encore plus haut dans le passé, grume que crible une nuée de ramures, immense épave que la tornade a prélevée du sol dans un craquement de racines et a déposée sur la face de l’eau dans un grand bruit de tonnerre. Bientôt le voyage arrivera à destination et les Petits Boisés auront levé un immense coin du voile et leurs yeux seront éblouis de connaître. Les voilà maintenant parvenus au pied d’une colline, titubant sur leurs membres de fibres, cela fait si longtemps qu’ils n’ont pas marché sur leurs merveilleuses échasses de buis ou bien de hêtre. Puis les voilà au sommet, arbres fiers que le vent traverse de ses doigts rugueux et les cheveux de leurs frondaisons frissonnent longuement sous la caresse du jour. Ils sont les génies tutélaires des hommes. Ils sont chênes avec leurs colliers de glands qui tintent joyeusement, ils sont figuiers qu’une laitance blanche parcourt de l’intérieur à la façon d’une lumière ; ils sont pins sylvestres juchés en haut de leur mât crénelé comme la peau d’un saurien ; ils sont acacias avec leurs couronnes d’épines. Enfin ils sont les arbres, ceux qui nous nourrissent de leurs fruits, nous abreuvent de leur suc, enduisent notre peau d’une buée cosmétique douce au corps, généreuse à l’âme.

Les arbres ont un secret. Les arbres ont une passion, celle de l’invisible. Voyez leurs hautes architectures, leurs éblouissantes cimes tutoyer les cirrus, plonger dans le ciel comme on plonge dans l’eau d’un lac. Ils sont au contact des dieux, ils volent comme des oiseaux, pareils à des aigles royaux à la vue perçante. Ils forent l’éther de l’intérieur, ils s’immiscent dans la moindre molécule d’air, parcourent les couloirs célestes à la vitesse des éclairs. Par la résille de leurs racines, l’étendue de leurs rhizomes, ils s’invaginent partout où une faille existe, une fêlure s’annonce. Les lianes de bois avancent, forent à la manière du museau d’animal fouisseur, marmotte, musaraigne, taupe dont ils percent le tunnel, fourrure qu’ils pénètrent de leur insatiable curiosité. Les tubes sylvestres traversent les couches de sédiments, font effraction dans la gemme, là où le cœur de cristal vibre de mille lueurs. Les arbres n’ont pas de limite. Ils défient les lois du temps, déplient l’espace qu’ils portent à la limite de l’exister. Ainsi, les Petits Boisés ont remonté le ruisseau jusqu’à sa source et s’y désaltèrent longuement. Quelque part, bien dissimulé dans l’anonymat de leurs anatomies, ils portent ce don de l’arbre qui est le sceau apposé sur leur minuscule présence.

Qui a appris à connaître le ciel, la terre, connaît aussi les hommes. Leurs gloires aussi bien que leurs faiblesses. Les failles intimes qu’ils portent en eux comme une discrète cicatrice. Alors, voyez-vous, depuis la sagesse dont ces petits bouts de bois sont les dépositaires, eh bien rien ne leur reste étranger, rien ne leur reste inconnu. L’invisible transformé en objet de contemplation, voici ce qu’ils voient de plus apparent au travers de l’effigie humaine. Certes les mains habiles, celles qui informent la beauté, prodiguent soins et réconforts, se tendent au-devant de l’autre afin de le porter à la dignité d’une reconnaissance. Certes les Petits Boisés voient tout cela comme ils verraient l’évidence de la montagne dressée devant eux. Mais ce qu’ils aperçoivent aussi, c’est cet irreprésentable qui ourdit ses complots, affûte ses lames : la perdition du monde dans de bien basses œuvres, les ravages de la drogue, les attaques de la maladie sournoise, les chausse-trappes de l’égoïsme, les plans des guerres, les manigances des barbares, les poings tachés de sang des criminels. Oui, ils voient tout ceci comme la radiographie traverse le corps pour aller y recueillir une troublante imagerie. Oui, l’envers des choses est souvent cet insoutenable qu’il faut dévoiler, afin qu’avertis du danger, nous commencions à déciller nos yeux, à ouvrir notre âme à l’absolu de l’art, au chatoiement du langage, à l’événement de la rencontre.

Une falaise surplombant la mer, un éboulement de blocs de rochers, des galets à l’infini que battent continûment les flots, le bruit incessant, assourdissant du ressac, la brume de mer qui dissimule en partie à nos yeux cette silhouette penchée qui, à intervalles réguliers, prélève ici un bout de branche, là un morceau de planche usée, là plus loin une volige, un bois flotté aussi clair qu’un os poli par le temps. Oui, nous l’avons reconnu, c’est l’Artiste, celui dont l’habileté, la sensibilité donnent vie à ces minuscules présences qui portent en elles la longue mémoire des arbres. N’oublions jamais de voir dans ces infimes personnages non seulement l’imitation d’une figure humaine, mais le lexique de toute allégorie qui, en termes imagés, nous intime l’ordre d’y voir plus clair. N’aperçoit l’invisible que celui qui s’y est préparé. Non, vraiment, nous n’avons plus de temps à perdre ! Les Petits Boisés nous attendent.

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