Vanité, nature morte au cœur de cochon.
Œuvre : François Dupuis.
« La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. (…). Le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte. Il n'y a rien de mal en la vie pour celui qui a bien compris que la privation de la vie n'est pas mal. »
Michel de Montaigne - Les Essais.
A supposer que l’immortalité de l’âme ne se limite nullement à être une théorie, une contemplation, mais une réalité dans l’ordre du religieux, du philosophique ou bien du spirituel en général, pour autant nous ne saurions nous contenter de regarder l’art à l’aune de son principe. Sortant du continent invisible il nous faut faire effraction dans le préhensible, la chair du vivant. Si l’illusion pouvait se maintenir, en des temps bibliques, entre les rives de l’Eden, celle-ci, l’illusion, trouva son épilogue avec la première faute de l’homme qui l’exila de son royaume pour le conduire dans de bien étroites ornières terrestres. La gravure de François Dupuis, il faut la lire en inversant le sens normal de tout déchiffrage, partir de la droite, cette nouvelle origine, pour rétrocéder vers l’événement actuel dont nous sommes le chiffre, ici et maintenant. Donc partir de la Genèse, cette fable, cette mythologie dont, un instant, nous ferons l’espace d’une vérité. Adam et Eve, (donc nous par voie de conséquence qui en sommes les descendants), vivaient en parfaite harmonie dans cette Terre Promise que Yahvé avait déposée entre leurs mains comme l’offrande la plus précieuse. Rien de fâcheux ne pouvait se produire en ce Lieu de félicité et de bonheur absolus. Rien qui entamât une sérénité au long cours. Sauf que le Très-haut avait oublié que l’homme n’a jamais attendu que le moment de sa propre chute.
Premier signe : la pomme. La pomme en fut le premier signe, celui qui fit basculer l’éternité en une rivière dont le cours devait, un jour, trouver son terme, sans résurgence possible. Le signe essentiel dont la pomme est affectée quant à la destinée humaine consiste dans le passage de l’éternel à l’instant-limite, à savoir la fuite en avant et la précipitation entre les bras irréfragables de la finitude. Pomme de la gravure, statique, comme en attente d’une infinie glaciation.
Deuxième signe : le cœur. Situé au centre de la composition de François Dupuis, il se met à rayonner d’un sens tout particulier. Il est ce symbole du vivant, cette incontournable image dont l’homme se saisit habituellement afin que se manifeste son sens de l’altérité, son amour, sa passion, sa générosité, tous signes dessinant l’espace d’une sémantique joyeuse, déployante, liée de très près au rythme d’une pulsation vitale : diastole-systole disant en mode physiologique ce qu’exprime l’art en mode esthétique, la mesure de l’homme portée à ce qui le dépasse et l’accomplit en tant que tel. Mais ici le cœur a abandonné, en même temps que le sang qui l’irrigue, sa force symbolique. Il n’est plus qu’une relique sans idole, une meute de chair que ne parcourt plus le fluide de l’exister.
Troisième signe : le fragment anatomique. Ici où se dessine le territoire de l’inconnaissance (nous ne savons pas vraiment à quoi nous avons affaire, fragment de la gauche de l’image si peu interprétable qu’il nous reconduit inévitablement à la représentation d’un territoire morcelé, d’une parcellisation de notre effigie dont l’idée-même est vidée de toute signification), ici donc est le début de l’interrogation qui ouvre les portes de l’effroi et d’une insoutenable angoisse. Notre volonté d’unité, notre recherche constante d’équilibre et d’harmonie ne sauraient se satisfaire de cette partition qui sacrifie le texte à la parution d’une phrase mutilée, de quelques mots jouant dans une aire totalement dévolue à la mise en exergue d’un nihilisme fondateur d’une infinie tristesse. Jamais l’homme ne peut s’imaginer sous les traits d’un Ravaillac dont l’écartèlement est la figure même de la déchirure, de la perte totale du sens. Or, ici, le démembrement est la mise au pilori de tout processus du vivant, sa condamnation à ne paraître que dans les limites étroites d’un non-sens.
Signe qui effectue la synthèse : la mouche. Si pomme, cœur et fragment apparaissaient comme les prémices ouvrant les portes d’une compréhension de l’œuvre, la représentation de la mouche en totalise les effets, en effectue l’ultime lexique dont nous devons nous munir de manière à nous situer dans la convergence des intentions plastiques. La position même de la mouche, sa précision topologique où s’abîme le regard en montrent les nervures saillantes, en dévoilent la nature d’opérateur sémantique, en livrent la clé compréhensive. C’est en elle que se recueillent tous les sèmes dont nous devrons nous munir, en elle que se trouve le point d’incandescence. Si la mort (en effet, il n’est question que de cela dans cette « œuvre au noir »), se révèle comme la réalité qu’elle est, c’est bien en raison de ce point focal qu’en constitue la mouche dont la vibration semble abolie, dont la vie paraît s’être retirée, comme elle a déserté l’ensemble de cette nature morte.
Ici il convient de préciser ce qui justifie l’attitude de Montaigne citée en exergue, ce qui paraît sous l’assertion dont il se fait le héraut. Préméditer la mort, la regarder en face, lui dire en quelque façon « je ne te crains pas », c’est la mettre à distance en un geste vertical de stoïcisme. Nous ne contribuons jamais mieux à déstabiliser nos propres ennemis qu’à leur faire savoir que nous les connaissons, eux et leurs stratagèmes et sommes préparés à affronter leurs coups bas. Ainsi se gagne une liberté par laquelle la finitude mise à distance nous pouvons consacrer notre vie à l’exercice d’une joie pleine et entière, à savoir adopter une attitude épicurienne, au pire sceptique. Mais faisant semblant de remiser la mort en un lieu où elle n’est jamais (elle surgit toujours au moment où nous nous y attendons le moins), nous laissons percer sous le masque d’une feinte indifférence ce qui nous taraude et nous mine de l’intérieur, cette sourde angoisse qui signe l’essence même de notre condition mortelle. Ces fluctuations au sujet de Thanatos sont nettement perceptibles au cours de la chronologie de l’œuvre de Montaigne. Avançant en âge, se rapprochant de l’ultime coup de dés, sa foi inébranlable en la possibilité transcendante de l’homme de philosopher se mue peu à peu en une posture plus contingente derrière laquelle se dessine la concrétude d’une indépassable réalité dont la mort fait sonner le tragique tocsin. Toute destinée humaine se déroule sous le sceau d’une telle ambivalence. Car la mort, en effet, n’est pas un bloc monolithique que nous pourrions considérer à l’aune d’une unicité de la vision. La mort, cet insoutenable, ne peut être visée qu’au travers d’une ambiguïté, de conduites aussi étranges que douées de contradiction, tissée de subits retournements, de volte-faces de la méditation à son sujet. Nous pouvons regarder la mort en tant qu’objet philosophique, nous pouvons la poser devant nous, en observer avec fascination le cristal, ses multiples facettes éblouissantes, en éprouver le luxe de la contemplation jusqu’au bord du vertige. Mais là où le bât blesse, c’est lorsque l’une des arêtes du cristal entaille l’œil de l’esprit, le reconduit à sa nature charnelle, l’oblitère et le ramène à la simple perception d’une sclérotique de plâtre, d’un iris coloré et fragile, d’une pupille que l’on peut réduire à néant d’un seul coup d’aiguille. Toutes ces métaphores oculaires, optiques, veulent simplement dire la limité de toute théorie, de toute contemplation qui, toujours, s’abîme contre le mur têtu du réel. Si nous pouvons méditer à loisir sur la mort comme le philosophe Montaigne le faisait dans le calme de sa Librairie, il nous devient impossible, ceci est une indépassable aporie, de la considérer en tant qu’événement existentiel. Pour deux raisons : toute mort s’invaginant dans la chair est insupportable. Ensuite toute mort signant la fin d’une vie, une réflexion à son sujet ne pourrait avoir lieu qu’au moment même de notre propre disparition, ce qui constitue une gageure inatteignable.
Mais il est temps, maintenant, de revenir à la mouche et d’en tirer quelques enseignements. La mort est moins mortifère si on la regarde sous l’angle de l’absence, du vide, de l’abîme, du silence, du retrait, toutes images disant dans un même effort l’abolition du langage humain. Ce en quoi la mort devient inconcevable c’est le fait qu’elle se manifeste sous les traits de la corruption, de la dégradation, du pourrissement. Putréfaction de la chair qui, d’un seul trait de scalpel, nous ôte la primauté à laquelle, étant hommes, nous pensions avoir affaire pour les siècles des siècles. Prenant conscience de ceci, que la pomme est mortelle, que le cœur se fige dans un glas immanent, le fragment se solidifie en une confondante éviscération, la mouche butine pour l’éternité la meurtrissure définitive de la chair et alors nous sommes cloués sur une planche que le premier déluge emportera à jamais en dehors du temps, à l’extérieur de l’espace. A peine venus au monde et déjà commence, à bas bruit, la danse cellulaire qui, à rebours, initie le retour au chaos dont nous provenons. Le cosmos dont nous aimons à nous entourer pour paraître et amener notre être à la figuration n’est qu’une manière de gigue dont bien vite se dévoilent les grimaces, les pas hémiplégiques dont notre marche est atteinte. Le sang s’épaissit en stases perfides, les os craquent sous les assauts de la décalcification, les émonctoires s’enlisent dans des eaux putrides, les sexes s’étiolent, la respiration est à la peine. En ceci se rejoint la marche universelle des choses. Le corps se délite comme la roche s’érode, la plante flétrit, l’animal se courbe vers le sol qui sera son dernier domaine.
L’art, tout art ; le langage, tout langage ; l’amour, tout amour ne sont que des essais de dire en dessins et esquisses, en romans et poèmes, en vrilles de la passion ce qui, à proprement parler est indicible, hors d’atteinte, irreprésentable, cet effacement à nous-mêmes dont l’entropie nous affecte comme le dernier mot d’une fable cernant le monde depuis que celui-ci se manifeste comme ce qu’il est, un éternel retour du même, une palingénésie où ne renaissent jamais les existants qu’à l’ombre des cendres de ceux qui les ont précédés. Tout rituel ne s’abreuve qu’à cette source-là de l’apparition-disparition.
De la mouche écrite à la mouche gravée. Parfois, notre principe de raison en fût-il atteint, il convient de mettre en relation des objets de signification nécessairement confluents. Ainsi de la mouche d’Ecrire de Marguerite Duras, de la mouche gravée de François Dupuis, « Vanité, nature morte au cœur de cochon ». Mais d’abord donner sens au titre de l’œuvre. Si l’homme, tout homme, n’est debout qu’à la mesure des coups de boutoir de sa vanité ce n’est qu’à euphémiser et même oublier ce qu’exister veut dire : avancer chaque jour un peu plus vers la trappe destinale qui est trappe finale. Alors quelle meilleure allégorie faire apparaître que celle qui assène une vérité en forme de coup de fouet ? Nous ne sommes vaniteux qu’à oublier notre destin humain, notre essentielle vulnérabilité. Le héros n’est que ce personnage ourlé de fierté jusqu’à se jouer à lui-même la farce de l’immortalité. Les héros sont des colosses aux pieds d’argile. La fissure est en eux comme elle est en chacun de nous, éternel talon d’Achille dont notre orgueil veut dissimuler la faille, la blessure ouverte. Tomber en humilité c’est renoncer au miroir des illusions, c’est se disposer à regarder avec lucidité cette pomme déjà condamnée, ce cœur qui ne bat plus, ce fragment de corps retournant à son germe initial d’indistinction, à cette mutité avant que n’apparaissent les prédicats mondains, à se sentir une étrange parenté avec cette mouche qui ne vivait qu’à s’abreuver à la putréfaction, à la mort dont elle vient de faire le dernier lieu de sa propre possibilité.
Dans son œuvre autobiographique Ecrire, Duras, dans une manière de geste héroïque voulant dire les limites mêmes de l’écriture en même temps que la grandeur de tout sujet existentiel, parût-il aussi dérisoire que la mort d’une mouche, mérite d’être porté à la dignité de geste littéraire. Duras donc médite sur la mort. Car tout signifie avec la démesure dont l’art sait user pour frapper les choses dans l’esquisse essentielle qui les fait être. Dans la contemplation de la mort d’une mouche se dessine en creux la silhouette de notre propre mort. En réalité il ne saurait y avoir d’antagonisme majeur, en termes de signification, entre deux morts, celle d’un insecte, celle d’un homme. Toujours le même degré d’incompréhension, toujours la même trappe par laquelle s’enfuit irrémédiablement la vie, cet insaisissable qui s’ouvre à nous l’espace de quelques respirations, de quelques battements de cœur, de quelques pas sur la face énigmatique et silencieuse de la Terre. Ci-dessous cet extrait de ce qu’une littérature pensante peut produire d’ineffable beauté en même temps que de tragique qui en est l’inévitable revers :
« Une maison seule, ça n’existe pas comme ça. Il faut du temps autour d’elle, des gens, des histoires, des « tournants », des choses comme le mariage et la mort de cette mouche-là, la mort banale - celle de l’unité et du nombre à la fois, la mort planétaire, prolétaire. Celle par les guerres, ces montagnes des guerres de la Terre.
Ce jour. Celui daté, d’un rendez-vous avec mon amie Michelle Porte, vue par moi seule, ce jour-là sans heure aucune, une mouche était morte.
Au moment où moi je la regardais il a été tout à coup trois heures vingt de l’après-midi et des poussières : le bruit des élytres a cessé.
La mouche était morte.
Cette reine noire et bleue.
Celle-là, celle que j’avais vue, moi, elle était morte. Lentement. Elle s’était débattue jusqu’au dernier soubresaut. Et puis elle avait cédé. Ça a peut-être duré entre cinq et huit minutes. Ça avait été long. C’était un moment d’absolue frayeur. Et ça a été le départ de la mort vers d’autres cieux, d’autres planètes, d’autres lieux ».
Marguerite Duras - Ecrire.