« Moi ».
Photographe non identifié.
Nul ne peut, après « La Recherche », faire comme si Marcel Proust n’avait pas vécu. A partir de lui s’installe une autre vision de la littérature mais aussi une autre manière d’éprouver son vécu, de solliciter sa mémoire, de faire de ses propres réminiscences le mode de lecture privilégié de sa vie intime. Je ne sais si une vue proustienne de l’univers constitue l’un des paradigmes de la modernité, en tout cas l’expérience d’un cheminement, celui qui nous est propre, se trouve maintenant à l’origine d’une fable que nous écrivons chaque jour comme si nous tenions un journal que nous n’aurions plus qu’à feuilleter afin de suivre les traces de ce que nous avons été. Le monde de l’écrivain du « Temps retrouvé » fixe ses amers dans quelques souvenirs qui sont comme les fondements ontologiques grâce auxquels paraître et donner sens à son existence singulière. Ainsi la petite madeleine se dissolvant dans la tasse de thé, les trois arbres aperçus dans la campagne, les clochers de Martinville, les pavés de la cour de Guermantes sont autant de polarités selon lesquelles tracer les lignes de son destin. Et, que l’on ne s’y trompe pas, la spéléologie mémorielle de Proust est moins soutenue par les critères d’un sensualisme élémentaire, par la reviviscence d’un passé dont la simple évocation ferait resurgir les oublis et les failles que par une subtile intellection, par la mise en perspective d’une esthétique singulière qui sera la marque d’une œuvre profondément originale. Si l’on se situe dans le champ de la littérature, la seule position qui paraisse tenable, alors l’on s’aperçoit vite que les événements de la madeleine ou bien des pavés sont les lignes de force dont l’écriture s’emparera afin qu’un langage renouvelé, de riches métaphores constituent le tissu du « réel fictionnel » dont la mémoire est la manifestation la plus visible. Madeleine, arbres, clochers, pavés, s’ils ont bien été les médiateurs favorisant l’apparition d’une réalité ancienne, ne sont plus au jour où Marcel les situe dans son œuvre que des objets littéraires, des mots qui chantent, des évocations magiques, de la poésie, des phrases dont l’ample période sert à créer les bases d’une « moderne mythologie ». Et ici, bien évidemment, se laisse percevoir le fondement oxymorique du fait littéraire qui se nourrit d’un passé de mythes pour aboutir, ici et maintenant, à une actualité aussi présente et brûlante que les sentiments qui en constituèrent l’origine. Plus même, il faut sans doute penser que la mise à jour d’une archéologie ancienne entraîne une passion, un enthousiasme plus vifs que la petite madeleine n’en pouvait contenir dans la tête d’un enfant dégustant sa mince friandise auprès de sa tante Léonie, le dimanche matin, dans la chambre de Combray.
Ce que pose ensuite comme question la découverte de l’auteur des « Plaisirs et les Jours », c’est de savoir s’il peut exister une manière de hiérarchie des sensations. La vue est-elle le mode d’appropriation privilégié du réel ? Quel rôle joue l’audition ? Le goût est-il plus à même de nous révéler la dimension secrète d’un sentiment autrefois éprouvé ? Qu’en est-il de la force évocatrice d’un parfum ? Le toucher est-il si discret à nous reconduire à un événement qu’il en devient un simple élément subsidiaire ? Mais ici l’on voit vite que ces interrogations, loin de nous conduire au vif du sujet, à savoir ce qui permet à l’art de trouver sa voie, ne font que nous égarer dans des considérations formelles qui ne sont que périphériques. Sans doute chacun a-t-il, logé au creux de la conscience, tel objet, tel souvenir, tel goût dont la simple évocation suffit à enclencher le processus d’une satisfaction, le tremplin d’une émotion. Quant à savoir par quelle curieuse alchimie, par quel savant mélange les choses parviennent jusqu’à nous, sans doute avons-nous à en faire un deuil aussi rapide que possible afin qu’ourlées de mystère ces histoires puissent nous tenir en suspens, seule condition de l’ouverture à une création.
Mon « Côté de chez Swann » pourrait trouver son équivalent dans « Le côté de Bareltou », nom de la modeste propriété que mes grands-parents paternels travaillaient sur le « penchant de quelque agréable colline » pour reprendre l’expression romantique de Jean-Jacques évoquant dans « L’Emile » le cadre domestique dont il aurait rêvé pour en faire son havre de paix. Rousseau y situe aussi des « touffes d’aunes et de coudriers » ces mêmes coudriers qu’un usage plus commun nomme « noisetiers », dont l’évocation ici présente de ses fruits se confond, pour moi, avec les madeleines de Combray. Ce qu’étaient pour Proust les petites pâtisseries « qui semblaient avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques », les noisettes dans leur bol vernissé l’étaient pour moi, à savoir le lieu d’une attente et le comblement d’un désir dont Géraldie, ma grand-mère, se réjouissait chaque semaine, rituel intangible dont, tous les deux, nous constituions les deux pôles indéfectibles. Grand-père Oncel en était le bienveillant spectateur, roulant son éternelle cigarette auprès de l’âtre qu’il ne quittait guère lors des longues soirées d’hiver. Des noisettes je conserve en mémoire, plus que leur goût de biscuit, que leur saveur huilée, la nostalgie d’une couleur, cette belle teinte si proche de l’argile, du limon, de la motte entaillée par le labeur du paysan. Je ne suis ni marin, ni aviateur et n’aurais davantage souhaité travailler aux champs mais la terre sous toutes les déclinaisons est le lieu de mes rêves, le centre qui m’attire et rayonne du pur éclat des choses simples, immédiates, facilement accessibles.
Oui, la terre comme endroit de ressourcement, la terre comme abri, la terre où enfouir ses songeries. La terre à aimer tel un arbre y plongeant ses racines blanches, y tapissant l’humus de sa toile de rhizomes, la terre d’où s’extraire à la force de son tronc en laissant ses ramures s’éployer sous la force du vent. Certes ces métaphores sont bien courtes pour traduire ce qu’un gamin d’à peine huit ans vivait au contact de cette nature si vivante, si généreuse où la vie suivait son cours avec une apparente harmonie, même si le labeur était souvent rude. Couleur de noisette si semblable aux sillons de velours des pantalons de mon grand-père, comme si un étrange mimétisme avait diffusé du sol en direction de ses hôtes. En automne, lorsque la lumière baissait, que les terres n’étaient plus que des tapis de chaume ras, il n’était pas rare que j’aille m’asseoir sur l’herbe d’un pré, tout contre le champ qu’Oncel labourait, aiguillon à la main, une paire de blondes d’Aquitaine à la robe claire tirant l’araire d’une façon parfois désordonnée et cette progression faite à la fois de lenteur et de puissance était sans doute la mise en musique annonciatrice de ce que serait , quelques années plus tard, la découverte des pages inoubliables de Georges Sand dans « La Mare au Diable », phrases qui encore aujourd’hui hantent mes pensées dès que la saison des labours s’annonce :
« Mais ce qui attira ensuite mon attention était véritablement un beau spectacle, un noble sujet pour un peintre. À l’autre extrémité de la plaine labourable, un jeune homme de bonne mine conduisait un attelage magnifique : quatre paires de jeunes animaux à robe sombre mêlée de noir et de fauve à reflets de feu, avec ces têtes courtes et frisées qui sentent encore le taureau sauvage, ces gros yeux farouches, ces mouvements brusques, ce travail nerveux et saccadé qui s’irrite encore du joug et de l’aiguillon et n’obéit qu’en frémissant de colère à la domination nouvellement imposée. C’est ce qu’on appelle des bœufs fraîchement liés. L’homme qui les gouvernait avait à défricher un coin naguère abandonné au pâturage et rempli de souches séculaires, travail d’athlète auquel suffisaient à peine son énergie, sa jeunesse et ses huit animaux quasi indomptés. »
Ces quelques phrases, combien de fois les ai-je relues par la suite, dans le manuel de l’école primaire, le vieux « Souché » à la couverture défraîchie, aux illustrations en noir et blanc, à la typographie approximative, livre sur lequel mes yeux d’enfants ont appris à aimer la littérature, à la goûter, à la déguster tout comme je savourais ces délicieuses noisettes en provenance des quelques coudriers qui rythmaient le talus conduisant à la ferme. Mais l’évocation des « friandises » (quel autre mot donner à cette petite fête hebdomadaire qui sonnait à la manière d’une gourmandise, autant du domaine de l’affect que de celui du goût ?), serait incomplète si ne venait s’y accoler, comme par une naturelle affinité, la soupe de gesses, petites fèves plates aussi appelées « pois carrés » dont l’usage de nos jours s’est perdu, les légumineuses n’étant guère courtisées. Chaque début de repas était constitué de ce plat favori du monde paysan, la soupe dont nos contemporains s’ingénient à reconstituer la coutume sans en connaître l’esprit sinon le caractère de nécessité pour des travailleurs à la recherche d’une salutaire et peu coûteuse satiété. Donc la soupe de gesses (je crois que je la préférais au bol de noisettes), grand-mère Géraldie la préparait dans une marmite en fonte noircie, sur le feu de cheminée. Tranches de pain rassis, gesses, quelques gousses d’ail, du persil, du bouillon de viande. La soupe mitonnait de longues heures à petit feu pendant que mon aïeule vaquait à ses occupations, entretien de la basse-cour, préparation de la cuisine du cochon, menus travaux au jardin potager. Quand mon grand-père rentrait de sa longue journée de travail, après s’être rapidement lavé à la pompe du puits, quel plaisir alors de le voir s’installer à la grande table de campagne, bien décidé à en découdre avec le menu du jour qui, le plus souvent, n’était qu’une reconduction de celui de la veille. Jamais il n’ôtait sa casquette de velours, autant par habitude que pour rassurer une calvitie que compensaient de larges moustaches en guidon tachées du jaune de la nicotine. Le repas se déroulait dans une ambiance joyeuse qu’Oncel animait de quelque savoureuse anecdote, ce dont se plaignait inévitablement Géraldie dont le tempérament inquiet et une naturelle austérité inclinaient plus aux considérations sérieuses qu’aux facéties. La soupe de gesses presque terminée, grand-père conservait soigneusement quelques reliefs de pain, un peu de bouillon, des fèves qu’il arrosait d’un rouge généreux issu de la vigne de Bareltou. Buvant son chabrot à petites lapées, ses yeux pétillaient d’un bonheur simple trouvé auprès des siens dans le calme d’une fin de journée. Invariablement le bol de noisettes clôturait le festin dans le bruit des coques brisées et le pétillement du feu qui en recevait les fragments. Ainsi se déroulait la vie dans le secret d’une campagne silencieuse. Suite de peines mais aussi défilé des « plaisirs et des jours » dont, jusqu’à moi aujourd’hui, résonnent les heures claires. L’automne est arrivé avec sa couleur de feuilles mortes. Autrefois c’était la saison des grandes flambées dans la cheminée tachée de noir alors que l’hiver ne tarderait guère à arriver. Il y avait comme une sorte de bonheur palpable dans le crépitement des braises. Il n’en demeure plus qu’un vif éclat se fondant dans la nuit.