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30 décembre 2015 3 30 /12 /décembre /2015 11:12
Une découverte Capitale.

« Tour Eiffel ».

Source : Wikipédia.

Octobre 1958 - Je viens d’avoir 14 ans. Je ne me souviens plus du moment où mon père, Armand m’annonce la « prodigieuse » nouvelle d’un voyage à Paris. Mais, avec le recul du temps, il ne m’est guère difficile d’imaginer l’accélération du pouls, l’émotion, sans doute une sueur diffuse perlant le long du dos. Paris, Paris comme un rêve ou plutôt l’imaginaire surgissant, soudain, dans le tissu dense et monotone du réel. Ai-je fait l’école buissonnière ou bien mes parents ont-ils obtenu pour moi un sauf-conduit, un régime de faveur m’installant, pour une semaine, dans des vacances improvisées ? Peu importait alors le motif de la fugue, c’était la fugue elle-même qui comptait, non son hypothétique justification. Paris, j’en connaissais quelques perspectives au travers de ce qu’en racontait mon père au cours de ses fréquents séjours. En ce temps-là, marchand d’automobiles d’occasion à Neuville il faisait régulièrement son marché dans la capitale, mais aussi à Bordeaux, parfois à Lille et dans sa région.

Paris, ce nom magique évoquait aussi les pages de lecture de mon livre de français de l’école primaire. Tantôt la belle réminiscence d’Anatole France dans « Le livre de mon Ami », décrivant le petit bonhomme qu’il était, traversant le Jardin du Luxembourg, « dans les premiers jours d’octobre, alors qu’il est un peu triste et plus beau que jamais, car c’est le temps où les feuilles tombent une à une sur les blanches épaules des statues ». Tantôt c’était la précision du roman naturaliste et Zola qui m’entraînaient à la suite de Gervaise regardant, depuis sa chambre d’hôtel du Boulevard de La Chapelle le spectacle des modestes se rendant à leur harassante tâche quotidienne : « Quand elle levait les yeux, au delà de cette muraille grise et interminable qui entourait la ville d’une bande de désert, elle apercevait une grande lueur, une poussière de soleil, pleine déjà du grondement matinal de Paris. Mais c’était toujours à la barrière Poissonnière qu’elle revenait, le cou tendu, s’étourdissant à voir couler, entre les deux pavillons trapus de l’octroi, le flot ininterrompu d’hommes, de bêtes, de charrettes, qui descendait des hauteurs de Montmartre et de la Chapelle. Il y avait là un piétinement de troupeau, une foule que de brusques arrêts étalaient en mares sur la chaussée, un défilé sans fin d’ouvriers allant au travail, leurs outils sur le dos, leur pain sous le bras ; et la cohue s’engouffrait dans Paris où elle se noyait, continuellement. » (« L’assommoir »). Tantôt enfin, c’était la vie aventureuse de Gavroche dans « Les Misérables » qui nourrissait ma faim d’imaginaire et Victor Hugo me faisait découvrir le monument bizarre situé près de la Bastille, cet énorme éléphant maçonné dont Gavroche avait fait son logis au cœur de la cité.

Nous prenons le train qui nous conduit à Paris-Austerlitz. Premier métro, premier bain de foule dans une réalité qui, maintenant, n’a plus le recul du songe. Nous sortons à la station Porte Champerret. Un crachin dont, plus tard, je saurai qu’il est bien « parisien », noie tout dans une taie grise. Premiers pas étonnés d’un petit provincial dans la jungle urbaine. L’une de mes premières images de la ville : celle d’un empilement de cartons sur la bouche d’aération du métro. Mon père m’apprendra qu’il ne s’agit nullement du refuge délabré de Gavroche, mais simplement du logis d’un « clochard ». A cette époque on n’avait pas encore inventé le terme de « sans-logis » dont la belle périphrase, cependant, ne dissimule guère le dénuement de ceux qui en endossent, souvent contre leur gré, « l’élégant » prédicat. Le « clochard » de l’époque, on disait volontiers de lui qu’il avait choisi la rue par vocation, par simple souci de liberté. Ce que j’en découvrais me faisait considérer de façon bien différente la fable dont ils étaient les destinataires. Nous logeons dans un modeste hôtel mais confortable, « près des transports », autre formule dont j’apprendrai qu’elle fait partie des usages langagiers de la capitale. Je crois me souvenir que ma première nuit s’ouvrit sur des rêves de cartons habités d’étranges personnages et connut son point d’orgue au lever du jour dans les premières agitations de la ville.

Tour Eiffel.

La Tour Eiffel, fut notre première visite. Comment, en effet, ne pas réserver la primeur de la découverte à la « Grande Dame de Fer » ? Procéder de la sorte était-il simplement sacrifier à une mode, se rallier aux longues files d’attente qui s’inscrivaient, telles des arabesques, entre les pieds de métal ? Privilégier cette icône de la modernité était-ce simplement s’inscrire dans une légende, ne voir d’abord de Paris qu’une anecdote, une image d’Epinal flottant infiniment parmi les archétypes du voyage ? Ces questions qui, aujourd’hui, me paraissent pertinentes, n’affectaient sans doute pas le petit campagnard ébloui de contempler la vaste marée des toits, le fleuve des avenues, le tracé de la Seine, les dômes des monuments. Ce dont je me souviens avec une étonnante précision, comme si l’image se déroulait encore sous mes yeux, c’est l’incroyable spectacle du monde vu d’en haut. Vision identique à celle de l’oiseau ivre d’espace, manière de royauté ailée dont nul sur terre ne pouvait s’approcher d’un iota, même pas l’aviateur dans sa carlingue d’acier. Car le vol de l’oiseau est libre, privé d’attaches, souple, ondoyant, primesautier. De la plate-forme du troisième étage, c’était de ce sentiment de liberté dont j’étais atteint, de cet étrange pouvoir démiurgique qui me permettait, à chaque instant, de réorganiser le monde qui m’était donné en miniature, identiquement à des pièces disposées sur un échiquier aux perspectives infinies. A ce moment-là, c’était comme d’être saisi d’une révélation intime, d’être doué du pouvoir de disposer des choses et des êtres, de les réorganiser selon mes propres pensées, mes lignes de force intimes, mes affinités profondes. Rien n’égale ce soudain sentiment de toute-puissance sans doute lié au vertige de la hauteur, mais aussi à l’illusion de recréer les bases de ce qui fait habituellement face dans la dureté du quotidien. Car tout s’y présente dans une forme si destinale, si étroitement déterminée qu’on ne s’y inscrit soi-même qu’à titre de fou, plus rarement avec l’auréole du roi dont l’échec et mat constitue la botte secrète. Vraisemblablement de telles expériences, surtout lorsqu’elles s’annoncent au cours des jeunes années, s’inscrivent dans la conscience avec la force des braises. Elles sont de vives clartés couvant sous la cendre qui, un jour, après qu’elles se sont métabolisées, après que la culture, la connaissance les ont métamorphosées en pensées, constitueront la façon dont on cheminera le long des sentiers de l’existence. Toujours nous sommes les résultantes d’événements passés dont nous n’apercevons même plus les fondations alors que, telles des racines, elles poursuivent leur parcours souterrain dans la terre meuble de l’inconscient et s’étoilent dans nos actes comme les efflorescences lointaines dont un moment privilégié ouvrit le monde et ordonna les significations.

Une découverte Capitale.

« Tour Eiffel ».

Robert Delaunay - 1911.

Source Wikipédia.

Je me souviens de la vaste perspective du Champ de Mars où tout semble revêtir une autre dimension, manière d’ouverture de la ville à l’infini, libre domaine questionnant la meute serrée des humains, leur habitat aussi dense que des fourmilières, leurs agitations polychromes partout où brille une vitrine, où se déroule le spectacle du monde. Je me souviens de l’aspect lilliputien des voitures, de la dimension si modeste des cars qui ressemblent étrangement aux modèles réduits dont, il y a peu encore, je jouais à organiser les trajets, à orienter les parcours dans les rêveries de la fin de l’enfance. Mais ce sont les figures humaines qui sont les plus confondantes, ces tailles réduites à l’échelle de la fourmi, du ciron, de la paramécie flottant dans le minuscule gonflement de sa goutte d’eau. Relativité de l’homme au regard de ce vaste monde dont il se veut le maître alors qu’il y disparaît comme l’étoile lointaine parmi la déflagration cosmique. C’était tout cela, cette sculpture en creux du questionnement qui s’élaborait et commençait à faire son bruit d’obsession, son roulement métaphysique. On ne peut vivre les yeux fixés sur les apparences, le bel immeuble, la haute tour, le visage de la ville sans en poser aussitôt la mise en abîme et en chercher le chiffre secret. Plus tard, lors de mes études à Paris, je gravirai à nouveau les étages de la Tour avec, en tête, cette expérience de la préadolescence. Rien ne s’efface jamais qui court toujours dans l’inconscient et y fait ses bourgeonnements alors que le regard actuel en a oublié les fondements.

Théâtre Des Deux Ânes.

Une découverte Capitale.

« Théâtre des 2 Ânes ».

Source : Théâtre des 2 Ânes.

Comment connaître Paris en ignorant ses salles de spectacle ? Ce serait comme d’aller à Deauville et bouder ses plages, ses vastes perspectives ouvertes sur la mer. Je ne sais plus très bien si mon père était amateur de théâtre, plutôt attiré par le music-hall, je crois, par la gaudriole, le rire facile qu’on pouvait trouver alors à profusion dans cette institution du Boulevard de Clichy, lieu de rencontre des chansonniers. A l’affiche, ce soir d’Octobre 1954, Pierre-Jean Vaillard qui en fut le principal animateur pendant plus de trente ans. Bien évidemment, si longtemps après, je ne me souviens ni du décor, ni du titre du spectacle pas plus que des sketches qui en constituèrent le programme. Mais le sens résulte bien plus souvent du souvenir d’une atmosphère, d’une ambiance générale, de l’esprit d’une époque plutôt que de tel ou tel fait précis. Ecoutant « L’aventure amoureuse », l’un des nombreux textes dits par l’humoriste, je retrouve ce qui m’émut et me ravit à la fois dans l’intimité de ce théâtre si confidentiel qu’on aurait pu toucher les acteurs en étendant simplement le bras. Atmosphère intimiste, connivence, convergences des affinités des spectateurs dont les rires fusent presque à chaque séquence du texte. Et, plutôt que d’argumenter longuement, je ne peux résister à l’envie de citer dans son intégralité ce morceau de bravoure de P-J. Vaillard, :

« Sur un trottoir désert, par une nuit sereine, je la vis.

Elle allait et faisait les cent pas entre deux becs de gaz.

Et la Lune était blonde, je vis qu’elle était pleine,

Ou plutôt,

Et la Lune était pleine je vis qu’elle était blonde.

Elle ne me vit pas. Elle avait l’air sans but, esseulée.

D’habitude

Je ne m’attendris pas sur le malheur qui court,

Mais là je suis touché par tant de solitude.

Et mon cœur décida de lui porter secours.

Que faisait-elle, seule, là ?

Je n’en sais rien.

Je gage que, ne pouvant dormir, elle tuait le temps.

Mais rôder seule ainsi à son âge

Cela me paraissait follement imprudent.

D’autant qu’elle arborait de superbes fourrures,

Des talons hauts très chics,

Un grand sac en croco

Et qu’elle risquait fort, la chose est sûre,

D’être dévalisée par un vilain coco.

Elle ne semblait pas, cependant,

Être inquiète, pas du tout.

Aimable, elle souriait aux très rares passants.

Dans son sac je la vis prendre une cigarette.

Ses gestes étaient doux, souples et caressants.

Puis un agent passa, débonnaire et gentil.

Sur son passage, il dit : « Bonsoir, ça va Kiki ? »

J’en conclus qu’il connaissait bien la jeune fille

Ou qu’il était, peut-être, ami de sa famille.

Puis elle s’arrêta près d’un petit hôtel.

Je m’approchai.

« Bonsoir mon Grand Loup », me dit-elle.

Et, d’un geste gracieux, elle mit de la poudre.

Moi je me dis : « Ça y est, elle a le coup de foudre ! »

Ah, je ne pensais pas, voyez-vous,

Je l’avoue,

Qu’une femme, de moi, tomberait amoureuse

Si vite et sur-le-champ m’appellerait « son Loup ».

Je lus dans son regard qu’elle semblait heureuse.

Elle me dit : « Eh, tu viens chez moi ? »

Et je pus voir qu’elle était d’un commerce agréable.

Pas fière.

Je compris que c’était, comment dirais-je,

La femme hospitalière,

La femme d’intérieur qui aime recevoir.

Je nous revois encore tous les deux aujourd’hui.

Nous allâmes chez elle et frappâmes à l’huis.

La porte, à cet instant, comme si les objets

Etaient pris quelques fois d’une pitié suprême,

Sombre,

Tourna dans l’ombre

Et s’ouvrit d’elle-même.

Nous fûmes dans sa chambre.

Ô Dieu qu’elle était belle !

L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle.

Elle ne montra pas la moindre hypocrisie,

Ce dernier avertissement avant saisie,

Même elle avait, mon Dieu, un brin de fantaisie.

Nous nous mîmes à l’aise, plaisant euphémisme

Et dans la chambre éteinte nous connûmes alors

La plus forte passion,

Mais je reste rêveur au milieu des étreintes.

Je me disais « enfin, quelle est sa profession ? ».

Quelques instants plus tard,

En mettant son corsage et ses agrafes

Comme nous en étions au moment du départ,

Elle me dit alors pudique et souriante

Qu’elle travaillait dur depuis longtemps

Et qu’elle connaissait plusieurs langues vivantes.

Je compris qu’elle était professeur, à l’instant.

Puis, comme nous étions sur le point de descendre,

Je dois dire, d’ailleurs, que j’en fus très peiné,

Avec beaucoup de tact elle me fit comprendre

Qu’au point de vue finances elle était très gênée.

Mon Dieu, je lui sus gré de ce parler si franc

Et lui mis dans la main deux billets de mille francs

En lui disant, bien sûr pour mieux la rassurer :

« Je vous les prête, vous me les rendrez quand vous pourrez. »

C’est à ce moment-là qu’elle m’a dit :

« Et ta sœur ? »

J’ai cru d’abord qu’elle connaissait ma famille.

Pas du tout, simplement parce qu’elle était gentille,

Elle voulait savoir si ma sœur allait bien.

J’ai répondu : « Ça va. »

Elle a eu l’air surprise et m’a dit un mot bref

Que je n’ai pas compris.

Je crois que c’était « bon »

Ou quelque chose d’approchant.

Elle m’accompagna jusqu’au coin de la rue.

Nous croisâmes par-là des filles sans vertu,

Des filles de trottoir.

J’étais gêné pour elle.

Je lui conseillai de bien rentrer

Et puis je fis quelques pas et me retournai.

Elle parlait avec un monsieur à casquette

Et lui donnait l’argent que, moi, j’avais donné.

Je me dis : « Encore un mendiant qui fait la quête ! »

Et j’appréciai fort sa générosité.
Comment peut-on avoir autant de qualités
?

Puis je rentrai chez moi

Et voilà mon histoire.

Je crois que vous aurez

Bien du mal à la croire.

Car, n’étant pas Don Juan,

Ni même Jean Marais,

Qu’on puisse sur-le-champ m’adorer,

Cela vous paraîtra,

J’en suis sûr, impossible.

Bien sûr c’était flatteur

Et j’y suis très sensible.

Je sais, qu’en ce récit,

J’ai l’air de me vanter,

Mais je vous ai dit là

La stricte vérité.

Elle était douce, elle était blonde,

Et, oh je peux bien vous le confesser,

Aucune pharmacie au monde

N’a pu me la faire oublier !

Source : You Tube.

Ce petit morceau d’anthologie vaut surtout pour les « valeurs » qu’il porte, singulières tonalités qui, à elles seules, sont la figure d’un humour d’une époque et la définissent, cette époque, autant que peuvent le faire ses usages, ses conventions sociales, les modes qui s’imposent comme seules perspectives selon lesquelles tracer sa voie humaine. Sur le mode d’une versification enjouée, enlevée (On y cite même, dans le texte, un vers de « Booz endormi » tiré de « La Légende des siècles » de Victor Hugo : « L'ombre était nuptiale, auguste et solennelle »), sous l’apparence d’une fable, d’un conte d’allure romantique, se laissent deviner une fraîcheur, une grâce toute naturelle, une naïveté feinte, une mise en relation de l’innocence et du péché si tendrement ingénue, qu’un instant, nous pouvons en effet croire (et, sans doute le voulons-nous !), à cette histoire, à cette bluette dont la seule prétention est de faire rire au prétexte d’une adhésion feinte aux propos du poète. Bien évidemment avec le recul du temps, ce texte peut paraître teinté d’une « douceur angevine » à laquelle notre époque n’est plus accordée, loin s’en faut. Aujourd’hui les sentiments ont laissé la place à une existence ivre de sa propre vitesse, à une vie dont la qualité essentielle consiste à « surfer » sur la première vague venue à condition qu’elle s’affilie aussi étroitement que possible au registre de la mode.

En 1967 Guy Debord écrivait un livre à retentissement, « La Société du spectacle » dont la thèse consistait à reprendre et à prolonger les orientations du marxisme. Œuvre visionnaire puisque cette prétendue « société du spectacle » semble aujourd’hui parvenue à sa forme la plus accomplie, à savoir à une aliénation de l’homme, à un nihilisme que le capital nourrit au travers d’une marchandisation du monde qu’une consommation effrénée alimente grâce à une prolifération des produits consommables. Or, envisagé dans ce contexte, le rôle des humoristes actuels s’inscrit dans cette vogue consumériste, marchandise parmi d’autres marchandises dans une manière de vertige, d’écoulement sans fin dans le vortex de la bonde postmoderne. Alors que l’humour, tel une forme d’art, poésie, littérature ou bien peinture se devrait de remettre en question le monde, de forer le réel par ses interrogations, d’ouvrir l’esprit critique, de développer le libre arbitre, l’humour donc se précipite à son tour sur l’étal des convoitises consuméristes, servant la cause d’une société, participant à l’uniformisation d’un système dont les médias sont les fidèles serviteurs. Il n’y a plus de liberté de parole, laquelle éveillerait les consciences aux apories contemporaines : perte du sens civique, uniformisation des comportements, espace d’une pensée unique, abandon des valeurs, fascination des formes en lieu et place du fond, cette position ontologique dont l’homme devrait se doter afin de saisir les nervures signifiantes de son être-au-monde.

On mesurera combien l’esprit du temps a changé, l’humour contemporain se teintant d’une réalité bien plus verticale, aride, sans concession, dont les thèmes enracinés dans la douleur vive d’une nation (politique, identité nationale, thème de la différence et de sa face exacerbée sous les oripeaux du racisme) tracent le périmètre d’une figure étroite et sans avenir. Bien des comportements se donnent à voir comme l’expression d’un consensus mou autour de plaisirs faciles, d’idées superficielles et immédiates, les existants tirant de cette manne facilement accessible un hédonisme à bon compte dont les ressources s’épuisent à même l’inauthentique qui les nourrit. A défaut de disposer de penseurs, de phares indiquant le chemin dans les ténèbres modernes, les sociétés se satisfont d’un rire s’alimentant à sa propre insuffisance. En fait, la place laissée vacante par le reflux d’une réflexion, ne fait apparaître que « l’ère du vide » dont parlait Lipovetsky, un vide que prolongent les propos des humoristes. Ces derniers n’analysent pas le réel pour en tirer des leçons, édifier une morale, dégager des valeurs, ils ne font que mimer, en pire, la déliquescence d’une société. Faisant ceci, non seulement ils ne s’opposent nullement aux forces qui parcourent l’histoire de leurs puissances souterraines perverses mais, bien au contraire, ils en alimentent l’inépuisable source. De la subversion dont toute profession d’humoriste aurait dû être la figure la plus patente, ne se dégage plus qu’un bruit de fond contribuant à entretenir une incompréhensible mélopée dont les humains font leur ordinaire comme si, ne plus comprendre le monde, était la seule alternative possible, le seul chemin sur lequel faire s’avancer la condition humaine. Rien ne semble plus s’élever de la face de la Terre que cette confondante mélopée née de la confluence des contingences. Rien ne semble plus important que de s’identifier aux évènements, ici et là, qui ne vivent que de leur propre manquement à être. Ce qui, s’inspirant des grandes fables ou des mythes, de la poésie, des contes eût pu porter à la cimaise des individus leur temps de parution ne fait que se dissoudre dans les mailles serrées de verbes creux et de constats en forme de destins scellés. L’idée même de la poésie s’est retirée de l’horizon des hommes, les laissant seuls face à un rire qui, pour n’être alimenté que de songes creux, les expose au risque d’une marche à l’aveugle. Rabelais est bien loin et nous regrettons infiniment les facéties de la « guerre Picrocholine » ! Présentement, la guerre n’est plus que celle des royautés de l’argent et des dogmatismes bellicistes qui, sous couvert de religion, prétendent imposer une voie pour l’homme, la seule qui soit.

Le salon de l’auto.

« Le salon de l’auto », formule ô combien magique pour l’enfant que j’étais. Chaque année cette exposition de belles voitures constituait pour Armand l’événement princeps, le lieu de rencontre indépassable où s’actualisaient tous les rêves de conquête et de possession. Mon père en parlait toujours avec autant d’émotion que d’enthousiasme. Plus qu’une simple adhésion à quelque valeur insigne, c’était le moment clé, le « kairos » des anciens Grecs, l’instant propice où faire apparaître les dieux qui présidaient au destin de tout ce qui, sur Terre, roulait et portait dans une manière d’extase tous les aficionados de la cause automobile. La drogue, doucement, s’était instillée en moi et je ne faisais qu’attendre l’occasion d’en ressentir les bienheureux effets. Cette année 1958 ne reçoit que des commentaires modestes sinon désabusés : "un Salon sans révolution", un "Salon sans histoire". Rien de bien nouveau sous les étoiles et la célèbre DS 19 tient toujours le devant de la scène. Son dessin passionne, sa suspension étonne, son volant monobranche séduit. Dans son livre « Mythologies », Roland Barthes en assure la promotion intellectuelle allant même, dans une amplitude toute lyrique, à la comparer aux cathédrales du Moyen Age (sans doute y voyait-il l’effet d’une certaine transcendance ?), et à voir dans la belle les traces d’une "nouvelle alchimie de la conduite". La Peugeot 403 berline n’enchantait pas les foules malgré son siège couchette. La Monaco P 60 de Simca n’attirait guère plus qu’une rapide sympathie, quant à la Jaguar reluquée au salon par Raymond Devos, son prix dissuadait nombre d’acquéreurs hypothétiques. Si le cru 1958 semblait manquer de personnalité, cependant, pour moi, un prototype devait plus que retenir mon attention, à proprement parler me fasciner.

Une découverte Capitale.

Renault « Floride »

Source : L’automobile ancienne.com.

La « Floride » de Renault, telle était la nouvelle icône qui me visitait avec l’insistance de la grâce. Confiée aux bons soins de Ghia, en Italie, c’est Pietro Frua qui en signe le dessin. Aussitôt adoptée par la marque française, trois prototypes seront présentés en 1958. Bien évidemment, avec l’épaisseur et l’opacité du temps je ne saurais dire la couleur de la carrosserie ni la forme de l’écrin qui la reçut comme la nouveauté à admirer. Une seule image reste, ineffaçable, celle-là, la ligne générale de ce coupé décapotable dont la modernité m’enchantait. D’abord l’audacieuse découpe de l’aile avant afin que puisse y figurer l’optique du phare, ensuite la ligne plutôt tendue de la carrosserie, son décrochement que prolonge dans une belle ligne de fuite l’aile arrière. La calandre aussi que surmonte, telle une figure de proue, le capot avant à la fine nervure. Enfin l’agrément de la capote dont le rabattement la destine aux joies du plein air, aux folles équipées de jeunes générations en quête de leur vocabulaire et de la syntaxe de leur existence. Y avait-il dans cette passion pour cette automobile l’explication sous jacente de l’attrait d’un « American way of life » dont James Dean, en 1955, fut le chef de file dans « La Fureur de vivre » ? A l’évidence, ces années-là vivaient sous l’emprise d’un mode de vie d’Outre-Atlantique dont il était bien difficile de s’affranchir. Je sortais tout juste de la longue épopée de « Géant » avec la figure emblématique de ce jeune acteur, étoile montante du cinéma américain qui devait trouver la mort, sur une route de Californie, quelques jours après la fin du tournage, comme si la vie réelle devait entériner les scènes cinématographiques qui en constituaient une manière de préfiguration. Joie, aujourd’hui, de retrouver la ligne si épurée de ce cabriolet blanc posant devant un facsimilé d’une toile de Giorgio De Chirico, comme si cette voiture dissimulait en elle quelque projet métaphysique. « Métaphysique » sans doute car d’une possession, d’un désir nous ne percevons guère la réalité qu’à l’aune de ce qui, toujours, demeure invisible, le sentiment d’être au monde et de rêver longuement à ce que la vie serait si nous pouvions y actualiser le plus clair de nos fantasmes. En tout cas, à simplement apercevoir les yeux emplis de songe de mon père, je me doutais que quelque chose de secret et de mystérieux le portait au-delà de lui-même dans le lieu d’une réalisation.

Mais évoquer la « Floride » ne peut avoir lieu qu’à lui rattacher l’image haute en couleurs du « T 100 » de Berliet (le salon du camion jouxtait celui de l’auto), dernière prouesse technique du constructeur d’engins « sidéraux ». Mais plutôt que de développer de longs discours à son sujet, voici le contenu de l’article qui lui est consacré dans les colonnes de Wikipédia :

« Le Berliet T100 est un modèle de camion spécialisé fabriqué par Berliet pour l'exploitation du pétrole au Sahara.

En octobre 1957, le T100 de 100 tonnes et 600 chevaux s'expose au Salon de Paris.

Les T100, construits à quatre exemplaires, sont les plus grands camions du monde produits à l'époque. »

Une découverte Capitale.

T 100 N° 1

Devant l’usine de Vénissieux -1957.

Caractéristiques techniques :

« P.T.C. : 103 tonnes en porteur.

Cabine équipée de 4 places.

Moteur diesel 12 cylindres en V Cummins VT12 de 29,61 litres.

Deux turbocompresseurs.

Puissance : de 600 puis 700 ch avec un capot à bossage.

Transmission Clark semi-automatique à 4 rapports avant et 4 arrière.

Configuration : 6x4 et 6x6.

Un blocage du différentiel central (ou interpont), un blocage du différentiel du pont avant et un blocage du différentiel du deuxième pont arrière.

Direction assistée par un petit moteur de voiture Panhard (pour faciliter le remorquage lorsque le moteur principal n'est pas en fonction) avec un rayon de braquage de 13,20 m.

Suspensions :

Freins à disques Messier de type aviation sur les six roues.

Deux réservoirs de carburant de 950 litres.

Pneumatiques Michelin 37.5x33R de 1 m par 2,40 m.

Dimensions :

  • longueur : 15,30 m
  • largeur : 4,98 m
  • hauteur 4,43 m. »

Autant dire, devant un tel camion atteint de gigantisme, l’on ne pouvait que se trouver réduits à la taille de nains. Ce qui m’est resté de cette rencontre, en dehors de la dimension exceptionnelle de l’engin, son ébouriffante capacité à ingérer tout produit à condition qu’il fût inflammable ou susceptible de l’être. Les présentateurs du constructeur, fiers de leur rejeton, s’ingéniaient à en démontrer la stupéfiante polyvalence. Dans un énorme réservoir en plastique transparent, après avoir fait éprouver aux visiteurs la réalité de leurs produits, ils déversaient indifféremment eau de Cologne ou bien huile de table, ce que le monstre ingurgitait sans sourciller alors que le moteur à peine affecté par cette substitution de carburant, accusait à peine le coup si ce n’est par un imperceptible changement de régime.

Neubauer.

Une découverte Capitale.

Citroën Traction Avant 15-Six D.

Source : Wikipédia.

Le grand garage Neubauer, non loin de la Porte de Champerret, était le centre géométrique des intérêts mécaniques de mon père. Je me souviens de mon étonnement à voir une si vaste exposition de voitures de toutes sortes. En regard, le garage d’Armand à Neuville faisait figure d’enfant sage. « Alors, comment vont les gars du Sud-Ouest ? ». La parole est grave et joyeuse qui résonne dans le hall d’accueil. Un vendeur que mon père connaît nous reçoit tout sourire. Alors commence l’inspection minutieuse des véhicules, bas de caisse, joints en caoutchouc, tapis de sol, toutes pièces susceptibles de révéler une usure dont le compteur kilométrique ne constituerait pas l’exact reflet. A cette époque, il n’était pas rare qu’une main habile munie d’une fine aiguille ne rajeunît la belle, lui enlevant quelques années, la présentant comme une jeune première. Cependant c’était sans compter sur la perspicacité d’Armand qui connaissait les combines et débusquait les embrouilles avec un flair incroyable. Lorsque la faute était démasquée, le négociateur adverse, plutôt que de se défendre ou de se lancer sur d’inutiles justifications se résolvait à baisser un peu le prix, ce qui n’était pas pour déplaire au « gars du Sud-Ouest ». Les transactions allaient bon train et il n’était pas rare qu’au terme des discussions, âpres parfois, le vendeur n’ajoutât à un lot de cinq ou six voitures une auto supplémentaire qui scellait l’accord des deux parties contractantes. Une tape amicale dans le dos ou une vigoureuse rencontre des mains concluait l’affaire, un peu à la manière des maquignons sur l’aire d’un comice agricole. Ensuite, c’était un bureau qui servait de support à la transaction. Les affaires ne se concluaient jamais par la remise d’un chèque. On préférait à ceci les espèces sonnantes et trébuchantes. A cet effet, ma mère, Suzanne, avait cousu à l’intérieur de la veste de mon père une forte poche de toile avec une fermeture Eclair dans laquelle il entassait une pile de billets que retenait, par liasses, des épingles à tête. Dans la petite pièce où nous étions, le compte était vérifié. Une extraordinaire dextérité faisait glisser les coupures les unes sur les autres dans un bruit de froissement et l’odeur si caractéristique d’encre et de papier qui s’en dégageait. L’affaire conclue, le garage se chargeait de faire conduire les voitures à la gare d’Austerlitz d’où elles transiteraient, par le train, jusqu’à la gare de Neuville. A la fin de notre séjour parisien, ce fut une traction avant qui nous ramena au bercail. J’admirais son long capot, le doux ronronnement de son moteur, son levier de vitesse chromé, son large volant de bakélite noire, son compteur rectangulaire

Une découverte Capitale.

Tableau de bord, Traction avant 11 BL 1954.

Source : Celles que j’ai eues.

que balayait une grande aiguille à la manière d’un essuie-glace. Du chemin du retour n’émerge guère que le sentiment d’avoir vécu une période extraordinaire dont le souvenir se graverait à jamais dans ma mémoire. Mon père avait reçu le sobriquet de « Neubauer » en raison de son assiduité à fréquenter le garage qui en portait le nom. Combien de fois, lors de mon adolescence, ai-je entendu la voix grave de Philippe M., un ami de la famille, dire sur le seuil de la porte : « Comment va Neubauer ? ». « Neubauer » à cette époque du salon, dans la force de l’âge, 45 ans à peine, allait vraiment très bien !

Du rite de passage.

Au terme de ce rapide voyage et afin d’être en conformité avec l’intention de « La chair du milieu », à savoir creuser le sens des événements, il me semble judicieux de relier cette mince aventure à ce qu’elle peut contenir de symboles et de significations latentes. Bien évidemment ces projections, plutôt que de s’inscrire dans le cadre d’une pure rationalité, ne peuvent que ressortir à la subjectivité d’un vécu, donc à une fable toujours singulière par nature. Les différents épisodes évoqués précédemment me paraissent si fortement reliés au passage de la préadolescence vers l’accomplissement et l’entrée dans l’âge adulte que je ne peux les ressentir qu’à la manière d’un rite de passage dont Wikipédia nous dit :

« Un rite de passage est un rite marquant le changement de statut social ou sexuel d'un individu, le plus généralement la puberté sociale mais aussi pour d'autres événements comme la naissance ou la ménopause. Le rituel se matérialise le plus souvent par une cérémonie ou des épreuves diverses. Tout espace peut devenir lieu de manifestation et d'organisation d'un rituel. Le rite est aussi la définition d’un temps différent d’un temps ordinaire, un temps suspendu, où l’ordinaire se réorganise et se remet en place. »

Quelques commentaires seront utiles de manière à ce que j’ai vécu, il y a de cela plus d’un demi siècle, puisse en effet s’inscrire dans la signification générale du rite de passage et non gratuitement ou bien de manière anecdotique. C’est le temps dans sa vertu métabolique qui métamorphose les nutriments dont notre vie fut tissée jadis dont, aujourd’hui, nous pouvons tirer, sinon des enseignements, du moins élaborer une possible interprétation. Mais reprenons le schéma général de Wikipédia et essayons d’en faire un bref commentaire. A la lumière des événements passés qui en illustreront les différents thèmes.

La Tour Eiffel.

Comment ne pas voir, dans la structure d’Eiffel, dans cette tour érigée en plein ciel, le mythe de la puissance et, au premier chef, du rayonnement paternel dont tout adulte est porteur au regard de la filiation dont il est dépositaire ? Si le « meurtre du père » est, d’après les théories de la psychanalyse, un des opérateurs essentiels par lesquels un jeune garçon, se libérant du joug parental, initie son entrée dans la vie, signant ainsi son autonomie, cet acte symbolique est toujours précédé d’un acte d’amour, d’une identification à la figure solaire du père. Ainsi se gravent dans la psyché les archétypes qui tracent les lignes de force de l’exister. Cette visite de la Tour placée à l’incipit d’un voyage initiatique prend tout son sens à même les représentations de l’édifice atteint d’une croissance qui semble infinie. Pensons à la Tour de Babel qui tutoie les nuages et fourmille de langues, ce Verbe dont le père constitue la Loi en tant que fondation d’une parole ouvrante socialement déterminée par l’exercice d’une autorité. Tout adolescent qui assure sa croissance doit être saisi de cette subite efflorescence qui, le portant au-devant de lui, plus haut que lui, le met en mesure d’apercevoir l’horizon ontologique dont il fera le lieu de son regard, le site de la compréhension des choses. Jusque là, encore enfant, c’était le côté maternel qui l’appelait et l’amenait à se ressourcer « ombilicalement » dans l’océan amniotique primordial. Mais, un jour, il faut faire effraction, surgir dans le monde et y tracer sa voie. L’image du père est, à la hauteur de ce qu’elle doit être, une ouverture, une incision dans la toile du réel, une station debout dans l’histoire événementielle qui jusqu’alors, ne connaissait guère qu’une plaine parcourue des ondulations affectives et le refuge dans la constellation maternelle. Se lever et regarder le ciel, les étoiles, voilà la mission insigne dont le regard paternel est porteur : il nous met en demeure de sortir du cocon, de la chrysalide primitive et de réaliser notre imago dans la projection d’une liberté à assumer. Si l’on a vécu ceci, et pour ma part, il ne fait pas de doute que Paris constitua une clé donnant accès à l’univers polyphonique du sens, aucun retour en arrière n’est possible, aucune régression qui nous reconduirait aux rives premières dont notre petite enfance fut l’espace d’élection, la conque accueillante.

Théâtre Des Deux Ânes.

Nullement un hasard si, à titre symbolique, le second choix se porta sur le théâtre. Pour le jeune garçon que j’étais, l’horizon habituel était constitué de douces collines, de boqueteaux de chênes, des ondulations d’une modeste rivière, de la blancheur d’une falaise qui portait mon village d’enfance. La ville, je n’en connaissais guère le visage qu’au travers de Neuville, là où se trouvait le collège. Du milieu urbain, j’avais plus de connaissances littéraires puisées dans mon livre de français que d’approches réelles. Le théâtre donc appelait la ville, le spectacle, la culture, les loisirs. Une pluralité de sèmes qui se fondaient tous dans l’idée même de ce qu’était une ouverture, une meurtrière ménagée dans la densité du quotidien. Nul doute que cette approche, que cette proposition paternelle recelait une riche sémantique. Aller au théâtre, c’était essentiellement choisir le tremplin d’une socialité, s’offrir à une communication, décrypter les messages du monde. Aujourd’hui le souvenir de la représentation se perd dans les brumes du passé. Etrangement c’est, pour la mémoire, une ambiance qui renaît, le sentiment de faire partie d’une communauté de ressentis, de rires, de complicités, d’un bonheur immédiat que le creuset du spectacle délivre comme l’une de ses ressources les plus vraies, l’une des sincérités accessibles à seulement se laisser aller, se confier au jeu des acteurs. L’audition récente d’un sketch de Pierre-Jean Vaillard à l’occasion de l’écriture de ce texte m’a montré combien le souvenir s’auréole de moments précis, de détails que l’on croyait à jamais disparus. Le timbre de la voix du comédien, sa prononciation un peu précieuse, son émotion, sa joie palpables je les ai encore au creux de l’oreille, quelque part dans la complexité de la cochlée et c’est comme si c’était hier et, qu’à tout moment, l’artiste pourrait surgir, là, dans le présent, avec ses mimiques si singulières, son jeu qui n’est qu’à lui. Ce milieu des chansonniers était si marqué au fer d’un esprit particulier qu’on ne pouvait faire comme si, jamais, on n’avait croisé son chemin. Il est là encore avec ses vibrations, ses harmoniques, ses belles résonnances. Jamais ne s’oublient les expériences fondamentales, elles sont là, au creux de la conscience, telles des braises sous la cendre qui n’attendent que l’occasion du premier vent pour remonter à la surface et briller du feu qui, autrefois, les animait. Ajouté à la valeur symbolique, c’était également un goût pour le théâtre qui s’affirmait, non isolé d’autres empreintes culturelles cependant mais profondément lié à la passion du fait littéraire sous tous ses aspects. Plus tard, ce seront certainement ces premières émotions éprouvées aux « Deux ânes » qui trouveront leur résurgence dans quelques pièces phare jalonnant le parcours de la scène. « Phèdre » d’abord que les cours du lycée révélèrent, ce chef d’œuvre absolu de Racine. Ensuite la pièce de Sartre, « Les séquestrés d’Altona » vue au théâtre de Neuville, pièce magistralement interprétée par Serge Reggiani. Puis un classique de Montherlant, « La ville dont le prince est un enfant », puis l’essai anti-conventionnel, trempé dans l’essence de la modernité la plus audacieuse avec « Le cimetière de voitures » de Fernando Arrabal. Ce dont je suis à peu près sûr c’est du fait que mes émotions esthétiques futures auront trouvé dans ce terreau originel le lieu où croitre et désirer se livrer à des rencontres ultérieures. Or tout ceci avait eu lieu grâce au choix de mon père comme si ce dernier, pressentant mes futures passions, leur accordait la place qui leur revenait.

Le salon de l’auto - Neubauer.

On l’aura compris, à cette époque l’activité paternelle est entièrement centrée autour de la déesse automobile. Pendant de nombreuses années je plongerai dans ce milieu motorisé avec délices, sans doute en raison d’un attrait personnel, mais aussi eu égard à l’empreinte d’Armand qui distillait à l’envi les flammes vives de sa passion. Mais revenons d’abord à la notion de « rite de passage ». Reprenons la définition citée plus haut et essayons d’en accentuer le caractère le plus évident : « Un rite de passage est un rite marquant le changement de statut social … Le rite est aussi la définition d’un temps différent d’un temps ordinaire, un temps suspendu, où l’ordinaire se réorganise et se remet en place. »

Ce que je ne saurai jamais c’est si mon père, au travers du feu qui l’animait, avait jamais envisagé, pour moi, la carrière de négociant en automobiles. Peut-être n’y pensait-il pas lui-même, tellement son impérieux intérêt le tenait rivé sur tout ce qui était mu par un moteur : motos, voitures, camions sans qu’il en vît les « ravages » dans son environnement proche. Je dois avouer mon faible pour tout ce qui touchait de près ou de loin aux engins à deux et à quatre roues. Mais laissons ici le réel et tâchons de lire, dans cette escapade parisienne, ce qui pouvait s’y illustrer à titre de rituel et d’initiation. Si, en effet, j’avais suivi les traces de mon père, poursuivant ses activités de marchand de voitures, alors auraient été évidentes les notions aussi bien de « changement de statut social que de temps suspendu, où l’ordinaire se réorganise et se remet en place. » Il y aurait eu rapport évident, lien de cause à effet. Je n’ai jamais vendu de voitures, si ce n’est celles qui m’ont été personnelles et n’ai jamais éprouvé un quelconque regret à n’avoir pas emboîté le pas de mon père. Ce qui, par contre, brille à la manière d’une évidence c’est mon constant intérêt pour la chose mécanique et automobile, lequel débuta au garage de Neuville avec les « Triumph », « Norton » et autres « Gordini » et « Delahaye ». S’il ne s’agissait nullement de rite de passage au sens strict du terme pour la seule raison que nos voies respectives furent différentes, cependant c’était, pour le moins, un passage de témoin, le relai d’une passion qui dure encore même si l’âge en a émoussé les parties les plus apparentes. Quant à l’amour de Paris, il commença là, dans ces événements qui résonnent encore si fort dans l’esprit, se poursuivit au travers du service militaire dans la proche banlieue, puis au cours de trois ans d’études que suivirent de nombreux séjours à répétition motivés essentiellement par la visite d’expositions et de longues stations dans les bibliothèques. Ainsi s’égrenèrent les moments qui constituèrent les principes étapes d’une découverte Capitale !

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