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20 janvier 2016 3 20 /01 /janvier /2016 09:50
Être à soi dans le poème.

« Le Coup de dés »

Stéphane Mallarmé

***

 Avec tout poème, du moins s’il va à l’essentiel, il y a deux écueils à éviter. D’abord de considérer son langage comme celui, ordinaire, dont nous faisons usage tous les jours, qui se satisfait du contour étroit de l’énonciation sur le mode du « on ». (On a dit ceci, on a dit cela). Ensuite de céder à la tentation de l’interpréter comme on le ferait d’un texte ouvert sur la simple évidence, une pure description du réel portant avec elle l’ensemble de ses significations immédiatement accessibles. De savants exégètes se sont confrontés à l’éprouvante expérience de la compréhension de ce qui ne saurait être compris, sollicitant les facettes d’une brillante intellection sans pour autant pénétrer l’œuvre en quelque manière que ce soit. Ainsi se construisent des discours parallèles, de savantes rhétoriques qui parlent de tout autre chose que du poème lui-même. Ces esthètes abordent l’œuvre tout en se situant à l’extérieur de cette dernière, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes. Seule la poésie elle-même peut prétendre saisir son essence, à savoir la pureté d’un langage situé hors du temps et de l’espace communs. Pour s’en convaincre il suffit de se porter du côté de Mallarmé, ce génie de la langue qui l’a portée à son accomplissement extrême. « Le Coup de dés » fait figure d’ultime poème de Mallarmé, dernière vision avant que la magie ne s’efface. Le Maître en est arrivé à l’acmé de son art, là où le langage, devenu incandescent, ne parle plus que le mot du poème, ce pur cristal que seul il peut prétendre côtoyer dans une familiarité qu’excède de toute part la marée du verbe. C’est sa propre citadelle qui est envahie, soumise au flux des vers si libres qu’ils sembleraient doués d’un étrange pouvoir, celui de signifier par eux-mêmes, en dehors de toute conscience humaine qui pourrait en prendre acte. Le Poète en personne est fasciné, ce qui revient à dire qu’il est soumis au pouvoir des mots, qu’il suffoque sous leur charge en même temps qu’il en assure la constante manducation comme si, pour lui, le seul aliment, la seule nutrition consistait en ce langage qui le traverse de toute part et tisse jusqu’à la plus infime cellule de son corps. Dans le déluge des phrases, dans le rythme fou des syllabes voici qu’il n’y a plus de séparation entre lui et sa création. De bas en haut il est cette Tour de Babel qui résonne de tous les dialectes du monde. Sa main est mot. Ses yeux sont mots. Son sexe est mot. Alors le sentiment d’une communion est si fort qu’il n’y a plus de séparation. Son corps, son esprit, son âme sont des odes et des élégies, des sonnets, ballades et calligrammes. Le réel est ceci qui versifie et chante la symphonie de l’univers en même temps que la sienne propre. « Folie », dira-t-on. Oui, « folie » si ce dernier terme veut indiquer chez le Poète entièrement livré à son affairement que la seule altérité possible est celle d’une remise à soi et au domaine de l’art. Uniquement. Vertigineusement. Autisme qui enclot et ne laisse plus qu’une seule silhouette visible, celle du Poète emmêlé à ses rejetons tout comme le chèvrefeuille s’enlace à la branche de noisetier, comme Tristan se confond avec Yseult, Amant, Aimée fusionnant en un seul et unique Amour. C’est ceci qui est en jeu dans le poétiser, où le Sujet se dissipe dans son objet jusqu’à s’identifier totalement à lui. Pour cette raison, le poème fût-il transparent, le lecteur prend toujours un risque à vouloir le comprendre, l’interpréter. Seul le Poète le pourrait et pourtant, statut ambigu de toute création, quand il n’existe plus de distance avec le vers, la rime, la prosodie, il n’existe plus d’appréhension de l’œuvre créée que dans une manière d’indistinction, sinon de confusion. « Le Coup de dés » est ce type de fait littéraire qui ne peut être saisi ni de l’intérieur de son objet, ni de son extérieur. Il est comme une gemme brillant de son éclat dans la veine sombre et énigmatique de l’humus. Il demeure dans son secret et, pour cette raison, ne peut qu’être contemplé en silence. Tout essai de profération à son sujet est aussi vain que de vouloir percer l’hermétisme du Sphinx.

 «Un coup de dés jamais n'abolira le hasard» est ce genre de proposition artistico-hermétique qui a fasciné bien des esprits, les amenant même au bord d’une hallucination interprétative placée entièrement sous le sceau de la raison logico-déductive à laquelle, jamais au grand jamais, la poésie ne saurait se soumette, étant simplement l’antinomie d’une science exacte. Ainsi, certains beaux penseurs épris de hauteurs conceptuelles et de décisions nouvellement paradigmatiques en matière de littérature, imaginèrent l’existence d’un code secret qui donnerait accès aux paroles scellées (volontairement) du Maître. Dans cette habile théorie se révélèrent, à la manière d’un secret d’alchimiste, quelque formule étonnante du genre :

«7» (Dieu), «0» (le Néant), «7» (le nouveau Dieu: l'Art). Soit «707», qui est aussi le nombre de mots que compte le poème. Un seul vers, donc, unique, métré et libre à la fois, profilé comme un fuselage d'avion. »

[Source : « Le Coup de dés enfin décodé ». L’Obs – Bibliobs du 30 Septembre 2011.]

 Bien évidemment l’on pourra s’étonner ou bien sourire à l’énoncé d’une hypothèse aussi brillante que soumise aux brises de l’imaginaire. Voici le genre d’aporie à laquelle aboutit l’esprit des Lumières lorsque, de toute force, il se met en tête de percer un secret, de le dépouiller de ses feuillets pour n’en laisser paraître que d’étiques nervures. Qu’il nous soit permis de douter de l’ingéniosité numérologique d’un Stéphane qui, par l’intermédiaire d’un énigmatique chiffre, fût-il le 707 d’un étrange fuselage aurait expliqué l’inexplicable. Lire « Le Coup de dés » revient à se confier à un long et étrange mutisme, la seule issue possible quand la littérature transcendant sa propre substance devient si diaphane ou bien son envers, si obscure, qu’elle disparaît à même son existence.

 Jamais l’œuvre de l’auteur d’Hérodiade ne peut se laisser approcher par une manière d’orthodoxie qui ferait d’un poème la résolution d’une simple équation. Il est question d’y saisir l’enjeu de la poésie qui n’est que la ressource de l’imaginaire, la chair vive de l’invention, le principe subtil par lequel la conscience, mais aussi l’inconscient et le domaine des archétypes se donnent à voir comme ce qu’ils sont, à savoir des brumes, des transparences, des insaisissables dont le concept est bien incapable de dresser la moindre esquisse. Mais tâchons de comprendre ce qui se passe chez le Poète lorsque son esprit, entièrement mobilisé par l’acte créateur, se confond avec l’œuvre même qu’il met à jour, initiant un genre de phénomène qui ne semble pouvoir être prédiqué qu’à la mesure d’un lexique hors du commun, se déclinant sous les vocables de : « entrelacement », « osmose », ,« dyade », « fusion » et pour finir « unicité », ce dernier mot voulant dire l’assemblage en une seule entité de deux réalités initialement séparées. Mais nous ne saurions mieux approcher cette difficile distinction des choses confluant dans une même identité qu’en interrogeant la philosophie de Plotin (205 – 270 après J.-C., continuateur de l’œuvre de Platon). Ecoutons les commentaires de Laurent Lavaud dans : « D’une métaphysique à l’autre – Figures de l’altérité dans la philosophie de Plotin » :

 « C’est l’éloignement de l’origine, constitutif de l’identité individuelle, qui est illusoire et pour ainsi dire contre nature : ce que l’on est, fondamentalement, ou véritablement, n’est pas soi-même, mais dieu lui-même. »

[On prendra soin de comprendre par « dieu », non le Dieu des religions monothéistes, mais la réalité suprême que Plotin nomme « Le Principe », « le Bien », « Le Premier » ou encore « L’Un », ce dernier terme requérant de comprendre ce qui est fondement et demeure, de ce fait, indivisible]. Or l’existence concrète, terrestre, a séparé ce qui était uni, à savoir le « moi » qui voit et le « non-moi » qui est vu. Et la thèse qu’il faut avancer ici, identiquement à Plotin ou bien à Bergson, c’est que le geste créateur fait se conjoindre dans la conque d’une même unité le créateur et le créé, le Poète et l’œuvre qu’il a portée à jour dans le geste d’une pure donation d’être. C’est ainsi que le Philosophe antique peut parler d’une union absolue avec « Le Principe » en indiquant que dans l’union « on n’est plus soi-même » :

 « … mais il est comme devenu autre, et il n’est pas lui-même, pas plus qu’il ne s’appartient lui-même, il fait partie de ce qui est là-bas et puisqu’il lui appartient, il est un, comme un centre s’ajuste à un autre. »

 C’est donc de cette expérience unitive dont le Philosophe, le Sage, le Mystique le Poète seraient le lieu dès l’instant où leur quête se manifeste par cette ouverture au sens infini, l’attention à l’illimité, la disposition à devenir le tremplin d’une transcendance. Tous les poètes, peut-être, n’y ont pas accès mais il convient d’en faire l’hypothèse afin de valider la solitude de leur cheminement. Assurément des noms tels Novalis, Hölderlin, Nerval, Nietzsche, Rimbaud, Baudelaire, Lautréamont, Artaud nous conduisent au seuil de cette compréhension, de cette démesure qui tutoie constamment la folie car, écouter l’indicible est toujours comme la perception d’un coup de tonnerre, la révélation d’une plaie qui demeurera ouverte le temps d’une création, mais une plaie que le baume du sublime apaisera de sa souple onction. Ecrire un poème est le porter dans la lumière d’une vision qui l’arrache au labeur des mots ordinaires. Poétiser est, avant tout, JEU de langage, mais jeu dont la finalité est une esthétique du sublime. Pour cette raison le lecteur est souvent désemparé lorsqu’il se confronte au dire poétique, à l’étrangeté de son vocabulaire, à sa syntaxe singulière, à ses métaphores brillant comme le feu de mille comètes. Seule une contemplation du monde en abîme, avec ses retournements polychromes, ses symphonies polyphoniques, ses secrets, ses arcanes labyrinthiques, ses mystères peut approcher d’un iota ce qu’être en mode intuitif veut dire d’inouïe inclination à s’entendre avec ce qui murmure et le plus souvent s’efface dans la courbe inapparente du rien. C’est comme d’écouter l’aile de soie du papillon dans la brise du soir, lorsque les teintes assourdies noient tout dans une couleur indescriptible dont le camaïeu uni serait la possible figure. Alors l’harmonie est telle que tout signifie avec amplitude. Alors le ravissement est là avec le bruit de l’Océan fût-il absent, le sourire de l’Aimée dût-elle en retenir la brise accueillante, la présence de la Montagne, ses pics se fussent-ils dissimulés derrière un écran de brume. Ce qui est à comprendre ici avec la vivacité la plus immédiate c’est bien la quintessence de tous les sens par laquelle s’opère la dernière transmutation alchimique, celle qui délivrera la pierre philosophale, ouvrira le cœur de la fleur, en dépliera les pétales dans le site infiniment renouvelé de l’amour, sur la margelle fraîche de l’art comme si une eau virginale allait nous transporter au-delà de ce que nous sommes pour nous déposer là où toujours nous avons été souhaité être, dans la beauté verticale qui ne saurait avoir d’égal que notre propre ascension en direction des étoiles.

 Et maintenant, situons-nous dans la perspective plotinienne de Pierre Hadot dans « Plotin ou la simplicité du regard » et mettons-nous à l’écoute de ce qu’il nous dit du Sculpteur ayant façonné son œuvre de telle manière que son être-Artiste se confonde avec l’objet même de sa création :

 « La statue matérielle se conforme peu à peu à la vision du sculpteur ; mais quand statue et sculpteur ne font qu’un, lorsqu’ils sont la même âme, la statue n’est bientôt plus que la vision elle-même, la beauté n’est plus qu’un état de simplicité totale, de lumière pure ».

 Et ce qui est remarquable dans cette merveilleuse expérience unitive c’est que ne subsistent au monde, dans l’atelier du Sculpteur, dans la chambre du Poète que la figure sublimée d’une unique réalité qui a atteint son but dans le même instant que son œuvre s’accomplissait. Et la démesure est si grande par rapport à l’empirie ordinaire, que tout semble se dissoudre dans un creuset si étroit qu’il n’y a plus de place ni pour le temps, ni pour l’espace, pas plus que pour la conscience. Oui, cette assertion est étrange et il faut avoir vécu ce qui correspond à ce que Romain Rolland nommait « le sentiment océanique » (cette extase outrepassant toute chose connue) pour bien en saisir le caractère exceptionnel, de franche métaréalité. On est au-delà. Et pour une fois le « On » témoigne de son imprécision, de sa vacuité, toutes qualités d’un récipient commis à tout recevoir, y compris la libation des dieux. Mais pensons au Poète dans le luxe de sa soupente, plume à la main, irradiant à partir de son corps la clarté nécessaire à insuffler dans l’œuvre le trait de génie qui va la porter au fondement de l’être-poème. Alors l’instant de la création s’est si considérablement dilaté qu’il s’inscrit dans la durée, qu’il rayonne jusque dans le sentiment d’une saisissable éternité. Inévitablement, dès que nous nous mettons en chemin en direction de l’essence du langage, surgit Stéphane Mallarmé :

 « Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change, Le Poëte suscite avec un glaive nu Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu Que la mort triomphait dans cette voix étrange ! »

 Certes la mort triomphe, mais où le Poëte pouvait-il mieux donner de la voix que dans cette disparition mortelle où l’âme enfin ressemblée retrouve la puissance de son propre envol, libérant la poésie de ses attaches terrestres ? Car toute poésie fondée est de cette nature qu’elle concourt en permanence à son propre effacement. Son retour au silence est la condition de possibilité de sa rapide effraction sur l’arche ouverte de la conscience. L’espace aussi est frappé de cette remise en question ontologique. Le « glaive nu » du Poëte en circonscrit l’aire à la seule dimension du langage. A l’extérieur de la chambre il n’y a plus ni squares, ni rues, pas plus que le monde n’apparaît à l’horizon mais seulement la vibration des mots pareille à un essaim d’abeilles. L’espace s’est soudain réifié, condensé sous la forme d’une grappe plurielle où dansent les rimes, les allitérations, les hémistiches, la prosodie comme un bourdonnement venu du plus loin de l’univers. Et la conscience, ce feu follet brillant identiquement à un lumignon éclairant la condition humaine, que devient donc cet « instinct divin » rousseauiste dès l’instant où la plume grave dans le papier, comme dans un bloc d’airain, les « Voyelles » de Rimbaud, « Les Fleurs du mal » de Baudelaire ? Eh bien la conscience n’a plus de lieu où paraître, plus de temps auquel attacher la forme de son être. Le temps du ravissement est si fort qu’il ne saurait tolérer autre chose que son propre impérium. Laisser place à la conscience c’est poser le poème en tant qu’objet devant le sujet qu’est le Poète. Or la mesure de l’œuvre est telle qu’elle confond tout dans un même élan, porte tout dans un même rythme, si bien qu’il ne demeure plus qu’un Sujet enclos dans sa propre autarcie. C’est cela être soi dans le poème, se confondre avec le surgissement de ce qui est dans le langage dont son propre soi est le centre de rayonnement, le début en même temps que la fin. Ceci n’a lieu qu’autant que brille la flamme de la création, que s’élève la clarté qui écarte les ombres et gomme les illusions.

 Mallarmé n’est nullement à comprendre. Stéphane ne saurait davantage se laisser approcher. Quant au « Coup de dés » nous ne saurions nous le rendre visible qu’à réaliser avec le Poëte cette plongée unitive, à le rejoindre, bien au-delà du réel, dans cette dimension sans temps ni espace, dans ce tissu sans fil ni couture, dans cette contrée vivant de sa vie de Forme auto-productrice de son propre sens. La seule façon de nous introduire dans le soi-disant hermétisme en le connaissant de l’intérieur. Question de regard. Considéré de l’extérieur, le poème ne nous offre que sa surface lisse sur laquelle, toujours, la vision dérape, est reconduite à elle-même dans l’aire de sa propre cécité. Temps. Il est toujours temps de regarder !

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